Deux textes inédits de la Prix Nobel de littérature 2015 et plusieurs contributions pour mieux comprendre une œuvre qui s’attache à donner la parole aux voix muettes de l’URSS.

Une littérature au-delà du discours officiel

Dans « À la recherche de l’homme libre (une histoire de l’âme russo-soviétique) » et dans « Le socialisme a disparu, mais nous sommes toujours là », entretien avec Natalia Igrounova, Svetlana Alexievitch revient sur ce qui a été le cœur de la démarche d’écriture des cinq livres qu’elle a écrits. Elle rappelle son credo : « J’aime la vie vivante », et brièvement sa vie quand elle était une enfant entourée de femmes. Elle dit avoir plus appris (surtout sur l’amour) en écoutant les gens autour d’elle et les Gitanes que dans les livres : « J’ai l’impression qu’à travers leurs récits, j’ai tout appris de l’amour. Leurs récits me bouleversaient plus que les livres ». Ce qui guide sa recherche, prélude à l’écriture future, c’est le cœur des hommes, loin des discours officiels (ce qu’elle montrera avec une réussite exemplaire dans La guerre n’a pas un visage de femme, où elle confronte l’expérience féminine intime de la guerre à sa version héroïque officielle). Voici ce qu’elle dit à ce sujet : « Je ne me suis pas intéressée au socialisme héroïque et pompeux, mais au socialisme intime, celui qui vit dans l’âme des hommes […]. Je suis une historienne de l’âme ; pour moi, les sentiments sont aussi des documents. On peut dire encore que je m’occupe de l’histoire oubliée, de ces choses que l’histoire laisse généralement de côté (l’histoire arrogante et indifférente au petit, à l’humain) ». Et un des thèmes qui traverse son œuvre et la rend intemporelle, c’est la question de la mort, donnée et reçue. Aussi demande-t-elle à ceux qui ont fait la guerre : « comment peut-on rester seul face à la pensée qu’on a le droit de tuer une autre personne ? Tuer, et ne pas devenir fou », avant de lier cette question éternelle à la vision du monde avec laquelle elle a grandi : « Nous avions vécu ensemble dans un pays où l’on nous apprenait à mourir dès l’enfance. On nous apprenait la mort. On ne nous apprenait pas que l’homme naît pour le bonheur, pour l’amour, on nous assénait que l’homme n’existe que pour donner sa vie, périr, se sacrifier. » Et sur cette question de la mort, la partition entre hommes et femmes est porteuse de sens : « les femmes se sont révélées plus fortes que les hommes. Les hommes ont besoin de prendre un fusil et de faire la guerre. Alors qu’une femme pensera à son enfant, au fait qu’il doit vivre, à la façon de l’aider ».

Témoin d’une époque fébrile et convulsive, Svetlana Alexievitch donne à ceux qui l’ont vécue la possibilité de mettre des mots, les leurs, sur ce qu’ils ont ressenti : incompréhension au moment de l’explosion du réacteur de Tchernobyl, à propos de laquelle les communiqués officiels empruntaient tout leur vocabulaire à la guerre ; désarroi devant le spectacle étrange des camions militaires qui transportaient des soldats armés de mitraillettes, comme pour combattre un ennemi invisible, voire inconcevable... « Je ne décris pas une idée en tant que telle, mais la tragédie métaphysique de la vie humaine, qui s’est retrouvée broyée, je décris ce qui s’est passé, comment », déclare-t-elle. L’obscurité du cœur humain dans son rapport au mal est aussi mise en avant, et corrélativement la difficulté de juger : elle donne ainsi la parole à un jeune homme vaguement amoureux de sa belle tante Olia, qui a dénoncé son frère sous Staline. Il lui demande comment était cette époque. Elle dit que c’était une « époque merveilleuse ». Il répond : « mais ton frère ? » Elle répond : « c’était l’époque qui voulait ça » – ce que Svetlana Alexievitch commente ainsi : « Le mal, c’est aussi bien Staline que la jolie tante Olia ».

Cette recherche, et avec elle la remise en question du discours officiel sur la guerre d’Afghanistan comme sur l’explosion de Tchernobyl, exige un certain courage et fait de Svetlana Alexievitch, en sus d’une grande auteure, une « autorité morale », comme le dit Jean-Philippe Jaccard dans sa contribution (« Svetlana Alexievitch, une écriture : en guise d’introduction »).

Une littérature hors-cadre

L’œuvre d’Alexievitch pose le problème du rapport entre témoignage et projet littéraire, ainsi que celui du genre littéraire au sein duquel il faut classer ses œuvres. L’écrivain biélorusse Ales Admovitch (1927-1994), dont Alexievitch revendique l’influence, parlait de « romans conciliaires », de « roman-oratoire », de « roman-témoignage » ou de « prose chorale épique ». Alexievitch parle de « roman de voix ». Pour Jean-Philippe Jaccard, Alexievitch invente un genre nouveau : « une littérature de guerre sans héros », ce qui fait de son œuvre une œuvre « dissidente ». Ce qui ne fait pas de doute, c’est que, si le témoignage est vrai, les procédés dont fait usage Alexievitch (celui de défamiliarisation, par exemple, quand elle invite le lecteur à voir le monde avec les yeux d’un enfant) confèrent à ses textes une valeur pleinement littéraire.

Dans son article intitulé « Le roman des voix », Nathalie Piégay analyse la spécificité des « voix » qui sont au c(h)œur de la démarche de Svetlana Alexievitch. Singulièrement, si les voix qui s’ouvrent à elle sont porteuses d’une irréductible subjectivité, l’auteure, quand elle leur donne la parole, ne dit rien, ou presque rien, de ce qui l’affecte lorsqu’elle est sur le terrain ; et de la même façon, son travail, qui s’apparente à celui du monteur au cinéma, n’est guère visible dans l’œuvre finale. Privilégiées par l’enquête de Svetlana Alexievitch, les voix de femmes sont à l’honneur parce qu’elles seraient plus facilement soustraites à l’idéologie – et ce moins parce qu’elles seraient du côté du domestique (et non du politique) que parce qu’elles sont « exclues d’un certain ordre de la langue ». Plus fondamentalement, la prépondérance des voix féminines tient, pour Nathalie Piégay, à « la dimension tragique à l’œuvre ». Dans de nombreuses œuvres, ce sont les voix de femmes, à la manière du chœur dans la tragédie grecque antique, qui donnent une structure au livre. Le chœur, en effet, manifeste la puissance de la voix (phonè), en opposition avec le discours et le langage (logos). Et cela s’explique par le fait que de nombreux textes de Svetlana Alexievitch sont une déploration, un cri de deuil, de rage et de désespoir devant la mort : en effet, « la mort qui dure, le deuil interminable, qui contrevient à l’ordre des choses (de la cité) comme à l’ordre du temps », qu’on retrouve en permanence dans l’œuvre d’Alexievitch, suscite une parole « rebelle à la rationalisation comme à la consolation », car « la voix féminine, plus dégagée de l’idéologie, est donc aussi plus archaïque ». De façon paradigmatique, les voix de femmes « expriment le sentiment tragique absolu, la perte radicale, celle de l’enfant, et instituent le paradigme du deuil inconsolable ». Aussi l’orchestration de ces voix endeuillées est-elle proche de « celle en œuvre dans la tragédie grecque, dont Nicole Loraux a montré qu’elle est, à Athènes, antipolitique, précisément en cela qu’elle dit et montre ce que la politique refuse ». Ainsi, la voix féminine dominante dans les livres de Svetlana Alexievitch peut être mise en relation avec la voix tragique « irréductible à la raison, à la mesure, à la certitude que le temps passera et modifiera, adoucira l’extrême », comme l’écrit Nathalie Piégay.

Dans sa contribution, intitulée « “Abandonologie” et poétique de la perte dans la littérature contemporaine. Remarques sur la Supplication de Svetlana Alexievitch », Claudia Pieralli rappelle que les lieux évoqués par l’abandonologie (c’est-à-dire l’activité de celui qui enquête – soit pour se documenter, soit pour étudier l’histoire d’un endroit – à la recherche de bâtiments en ruine ou désaffectés ou d’espaces dépeuplés) ne sont pas des « lieux de mémoire », mais des lieux oubliés par l’histoire, comme les alentours de Tchernobyl par exemple. En effet, dans La Supplication, la terre abandonnée de Tchernobyl est le personnage central de la narration : « Le texte littéraire représente un acte d’appropriation d’un lieu abandonné (et de l’histoire qui est derrière ce lieu). » Cela semble équivaloir à la traduction en texte d’un lieu liquidé, décrété comme mort. Cela permet aux lecteurs autochtones de comprendre « les mécanismes les moins apparents de leur société ». Par conséquent, « pour certains, Tchernobyl a [...] l’effet bénéfique de démasquer la rhétorique du régime, devenant ainsi un espace de vérité. C’est bien ce que montre le récit du liquidateur Arkadi Filine, qui comprend grâce à la catastrophe le véritable rapport entre rhétorique de l’héroïsme et réalité ». Derrière le lieu de Tchernobyl et le récit officiel des événements qui s’y sont déroulés, on accède au cœur de la puissance idéologique soviétique.

Derrière le texte, la dissection de la mise en scène soviétique

Dans « “Un doigt d’honneur au fond de sa poche” ou le double langage du corps soviétique », Annick Morard met en évidence la façon dont la description des corps dans les livres d’Alexievitch questionne le pouvoir soviétique. Comme le rappelle cette spécialiste du monstre dans la littérature russe, on a longtemps fantasmé l’existence d’une langue soviétique, sorte de « novlangue » dont la population comprenait les codes et pouvait se servir en cas de besoin en public comme au travail. Or il semblerait que cette langue ait bien existé à sa façon. Suivant une indication de Mauss (qui avait constaté que les gestes et mouvements du corps ne s’expliquaient pas seulement par des critères biologiques ou psychiques, et donc individuels, mais relevaient également de traditions et de modes d’être partagés par un même groupe socioculturel), l’auteure fait l’hypothèse qu’il y a aussi une langue du corps soviétique. D’un côté, le corps soviétique, dans la plupart des représentations, apparaît comme un corps debout, sain, dynamique, en mouvement et pris dans un groupe – et les témoins d’Alexievitch mettent justement en scène ce corps soviétique, dans des récits qui montrent à quel point les représentations canoniques étaient intégrées, voire incarnées. Mais d’un autre côté, Alexievitch montre aussi des monstres dans l’exemple du corps invalide et du corps-témoin (rescapé de la guerre – Afghanistan ou deuxième Guerre mondiale – ou de Tchernobyl). Ainsi fait-elle voir l’ambiguïté du statut de l’amputé comme héros… ou pas.

Ce que montre Wladimir Berelowitch dans « Le témoignage, entre histoire et littérature : à propos de La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch », c’est qu’au-delà de l’impossibilité de figer dans une case « histoire » ou « littérature » l’œuvre d’Alexievitch, il faut s’interroger sur la façon dont elle joue sur l’idée de témoignage. En effet, on peut distinguer deux sources traditionnelles de témoignage : le témoignage relatif à une catastrophe ou à un événement par lequel on est subjectivement touché ; et le témoignage « ordinaire », c’est-à-dire vivant, qui insiste sur le « vécu ». Si la question du témoignage est importante pour l’histoire, le témoin entendant dire la vérité contre l’histoire qui, elle aussi, prétend à la vérité, il est aussi l’occasion pour le témoin de défier et de contredire le mensonge, en particulier le mensonge que l’État totalitaire véhicule dans sa propagande ; le témoignage vient alors rétablir la vérité (pensons à l’œuvre de Soljenitsyne). La forme même du témoignage telle qu’elle est utilisée par Alexievitch fait de ses œuvres et de la littérature une arme, la parole libre et sincère devant s’opposer au discours soviétique, idéologique, codifié et imperméable à la réalité.

Voix, témoignage, parole

Ces mots servent à approcher la méthode ou le style de l’écriture d’Alexievitch. Aussi, dans « Verba volant », Tiphaine Samoyault montre-t-elle comment l’entreprise d’Alexievitch veut lever « l’opposition, la rivalité entre l’écrit et l’oral en indiquant avec une force extraordinaire la façon dont la littérature peut et doit laisser à la parole son statut de parole ». Elle s’appuie sur le procès des Cercueils de zinc en 1992 : à qui appartiennent les propos qu’Alexievitch rapporte ? Qui en est responsable ? « Un désaccord profond naît entre ceux qui assignent à la parole un territoire, qui en font une propriété, et celle qui défend la profonde atopie de la parole. Il est recouvert par un autre désaccord, regroupant les mêmes forces d’opposition, entre ceux qui identifient la littérature au beau style et celle qui ne cherche pas à étouffer la parole dans l’écrit. Alors l’auteure est, pour ses détracteurs, doublement responsable : de voler la parole et de la laisser voler », note Tiphaine Samoyault. De fait, des femmes qui avaient déversé leur tristesse ou leur colère à la mort de leur fils en Afghanistan, dans une guerre dont elles ne voyaient ni la fin ni le sens, ont pu, bien plus tard, se sentir blessées par les propos tenus par les voix qu’on entend dans Cercueils de zinc – voix pour le moins critiques à l’égard du l’URSS et de cette guerre qu’elles ne voulaient plus voir critiquée, s’étant persuadées de sa nécessité pour vivre leur deuil.

Ainsi, ces commentaires multiples et variés, féconds et pénétrants, non seulement ouvrent une voie d’accès à ces immenses réussites que sont les livres de Svetlana Alexievitch, l’une des écrivaines plus indispensables de notre temps, mais permettent en outre de commencer à trouver des mots et des concepts pour rendre compte de sa brillante singularité.