Entre analyse philosophie et contribution politique, cet essai demande comment raviver la démocratie représentative, prise entre les risques de l’impuissance et la menace de l’autoritarisme.

La démocratie française souffre d'une grave crise de la représentation et d'une impuissance croissante. Selon l'analyse que propose Pierre-Henri Tavoillot de cette crise, elle aurait perdu, au fil du temps, à la fois le peuple qui la fonde, le gouvernement qui la maintient et l'horizon qui la guide. Faut-il pour autant condamner cette démocratie, que le professeur de philosophie à Sorbonne Universités qualifie de "libérale" ? Dans cet essai dont le titre formule d'emblée un attachement à une tradition de démocratie contrôlée, Pierre-Henri Tavoillot invite à réfléchir sur les ressorts de l'obéissance volontaire puisque, dans tous les cas, la possibilité de gouverner suppose l'acceptation d'être gouverné.

Gouverne-t-on seul ou à plusieurs ? Et au nom de quoi ? D'une compétence, d'un charisme ? Quelle relation établir entre le peuple et le pouvoir ? Comment le pouvoir décide-t-il ? Ces questions relèvent de la philosophie politique depuis son origine. Dès lors, l'ouvrage se propose de faire l'inventaire des expressions de la démocratie à travers l'histoire en interrogeant les concepts auxquels elle se réfère et les règles qui fondent sa pratique. Loin d'être usées, comme on le dit parfois, les démocraties n'ont peut-être pas encore atteint l'âge adulte. Il leur faut prendre la mesure de l'extrême difficulté de l'exercice du pouvoir à l'âge de la mondialisation. Un art politique renouvelé est de nature à accompagner cette prise de conscience.

Pourquoi les reproches envers la démocratie ne cessent-ils de croître ? Pourquoi, au-delà des exemples mondiaux de son reflux, constate-t-on, en France même, une colère grandissante contre sa forme représentative, dénoncée comme oligarchique ? Sa dernière heure est-elle venue ? Ce « pire régime à l'exception de tous les autres », selon la célèbre formule de Churchill, ce régime logiquement impossible, impuissant et délétère, pourquoi et comment parvient-il depuis des siècles à se maintenir ?

Pour Pierre-Henri Tavoillot, la démocratie est devenue « un vertigineux chantier » : affublée de mille qualificatifs (directe, libérale, représentative, participative, socialiste, parlementaire, ou même populaire), elle est moins une relique à sauver qu'un projet collectif à réaffirmer et à réinventer dans un monde dont l'évolution nous dépasse. Un des acquis de la révolution démocratique est d'avoir remis en première ligne un peuple souverain fait de citoyens devenus ou supposés « grands ». Mais ce peuple souverain, ce peuple adulte, ce peuple roi, est-il prêt à gouverner ? À être gouverné ? Et en face, qui peut s'arroger l'art de gouverner ?  Comme le proclame Abraham Lincoln, c'est « à nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaisse jamais de la surface de la Terre ».

Pour résoudre ce qu'il appelle une énigme, Pierre-Henri Tavoillot interroge les concepts de peuple, de pouvoir et de gouvernement avant de proposer une méthode fondée sur de nouvelles règles de l'art politique en matière d'élections, de délibérations, de décisions et d'évaluation.

Les cinq visages du peuple 

Le peuple peut prendre plusieurs figures : si l'on suit des penseurs libéraux comme Alexis de Tocqueville ou Benjamin Constant, il est selon les cas État, Société ou Opinion. Le peuple-société, c'est, selon notre auteur, « une somme d'individus que l'on suppose libres et égaux et qui partagent un espace commun (…) en tissant entre eux toutes sortes de relations et de réseaux ». D'aucuns parlent de « société civile ». Mais pour que les individus veuillent et puissent vivre ensemble, il faut un État qui institue, qui dure et qui garantisse un collectif harmonieux.

Mais le peuple est aussi opinion ou un espace public. C'est seulement à la Révolution française que cet espace est reconnu : des articles de la Déclaration des Droits de l'Homme, tels que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public » ou « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, imprimer librement, sauf à répondre de cette liberté » en attestent. Se développent ainsi au XVIIIème siècle les salons, les clubs, les premiers journaux, en passant par la république des lettres, l'art de la conversation, les sociétés savantes, les grandes controverses, les académies de province. Le pari d'un cercle vertueux entre ces trois peuples n'est pas pour autant gagné. Il peut arriver que l’État utilise l'espace public et le peuple-opinion à son seul profit jusqu'à devenir totalitaire ; le peuple société peut être lui-même envahi par la privauté, l'intime, l'économique ou la société du spectacle ; le peuple-opinion peut rêver d'une transparence absolue (révolution du Web, mutualisation des données personnelles, diffusion de fausses informations, alertes de tout type). Dans ces trois cas, la démocratie est menacée.

Comment éviter ces débordements afin qu'aucun de ces trois visages ne s'impose à l'autre ? Un changement de regard s'impose : faute de pouvoir situer le peuple dans des lieux ou de le décrire réellement puisqu'il n'est ni un point de départ ni un point d'arrivée, l'auteur propose une méthode de construction, une règle du jeu pour le gouvernement du peuple. Ce quatrième peuple, c'est le peuple-méthode. Pierre-Henri Tavoillot s'inspire ici du schématisme kantien. Un schème (du grec "esquisse") est, selon Kant, un procédé ou moyen par lequel un concept pur devient effectif par l'implication d'une intuition. Ainsi, le peuple n'est pas une substance mais une méthode de construction de la démocratie, c'est-à-dire un art de gouverner qui s'appuie sur quatre moments tous nécessaires : le peuple-méthode se définit comme celui qui autorise (par l'élection), qui délibère (pour préparer la décision), qui décide et choisit (par ses représentants), qui contrôle la reddition des comptes (par l'intermédiaire de ces mêmes représentants). Ainsi, le peuple-méthode assure une liaison harmonieuse entre la société, l’État et l'opinion et fait vivre ces trois visages du peuple. Par exemple, pour les élections, le peuple-société fournit électeurs et candidats, le peuple-État garantit le bon déroulement du scrutin, le peuple-opinion voit s'affronter idées et partis.

Il en est de même pour la délibération dont la forme sera institutionnelle (peuple-État), publique et médiatique (peuple opinion) et civile ou privée (peuple-société). Au moment de la décision, si le peuple-État exerce sa responsabilité, le peuple-opinion la veut publique avant de donner son adhésion. Enfin, sur les décisions prises par le peuple-État, le peuple société et le peuple-opinion exercent leur droit de contrôle et d'évaluation. Ces quatre moments de la démocratie doivent être à la fois articulés, coordonnés entre eux et maîtrisés pour qu'un art politique démocratique soit possible. Enfin, ce peuple méthode resterait formel et procédural s'il ne se nourrissait pas aussi de son histoire et de sa généalogie. C'est le cinquième peuple, synthèse des quatre autres, le peuple-récit et son art de « raconter des histoires ». Le récit permet au peuple de prendre conscience de lui-même, de s'inscrire dans la durée et de construire une « identité narrative nationale ».

Les adversaires de la démocratie libérale

Pierre-Henri Tavoillot ne s'en cache pas : la démocratie libérale est pour lui la seule forme susceptible de garantir au peuple le meilleur art de gouverner et d'être gouverné. Elle reste, à ses yeux, l'horizon indépassable de notre temps face aux trois défis que lui lancent ses adversaires.

Pour les premiers d'entre eux, adeptes de la démocratie radicale, c'est la crise de la représentation qui prime : déficit de contre-pouvoirs, éloignement entre sphère de décision et citoyens, dépossession par une oligarchie étroite du pouvoir civique. Du post-marxisme à l'anarchisme, de la social-démocratie aux positions libertariennes, s'exprime une profonde méfiance à l'égard du politique et une promotion de la revendication individuelle. Ainsi, Proudhon, théoricien de l'anarchisme, prône-t-il la « dissolution des pouvoirs politiques » et le refus de toute autorité gouvernante. « Chacun, dit-il, est également et synonymement producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur et administré ».

Aux yeux du second ensemble d'adversaires de la démocratie libérale, qui revendiquent eux-mêmes le principe de « démocratie illibérale », c'est Victor Orban, premier ministre de Hongrie, qui propose le programme le plus fidèle à leurs aspirations : méritocratie, interventionnisme économique, mainmise sur la presse, fermeture des frontières, conservatisme social, négation des droits de l'homme. La valeur travail et l'économie de marché sont prioritaires. Ce sont des situations identiques que l'on retrouve en Pologne, en Russie, en Turquie, à Singapour et dans de nombreux pays africains.

Le troisième ensemble d'adversaires de la démocratie libérale rassemble les partisans de la théodémocratie : ceux qui utilisent la pratique de la souveraineté populaire pour imposer la souveraineté divine et assujettir la vie publique aux doctrines et aux autorités religieuses. Ici, il est essentiellement question de l'Islam. Selon Tocqueville, « Mahomet a fait descendre du ciel et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques ». L'islam est donc un système qui comprend et réglemente tous les aspects de la vie et en particulier l'organisation collective et sociale. Ce n'est pas une réforme de la démocratie moderne qui est visée mais sa destruction.

A travers ces critiques ou ce rejet, les adversaires de la démocratie prédisent sa décadence et sa disparition. Poussés au bout de leur cohérence, ils en viennent à vouloir détruire le régime qu'ils prétendaient régénérer.  La démocratie libérale, pourtant, ne se rend pas et reste bien l'horizon indépassable de notre temps. Elle ne peut pour autant ignorer l'insatisfaction qu'elle suscite. La question demeure entière : comment la réformer ? Quel art politique est susceptible de l'y aider ?

Les nouvelles règles de l'art politique

Cet art politique qui mêle inextricablement art de gouverner et art d'être gouverné suppose la maîtrise des quatre moments du peuple-méthode précédemment évoqués : les élections, la délibération, la décision et la reddition des comptes. Pour gagner les élections, il faut d'abord choisir un chef : le peuple recourt pour cela à plusieurs critères. Il peut d'abord se fier à une autorité reconnue qui a fait ses preuves dans le passé, rechercher les qualités, détecter l'aptitude à diriger ou le charisme. Il peut aussi s'appuyer sur des méthodes qu'il élabore lui-même : le concours ou le tirage au sort. Selon Platon et Aristote, cette dernière est la seule véritablement démocratique. C'est ainsi que sont désignés dans la démocratie athénienne près de 600 magistrats. Peu à peu, s'impose la pratique du vote, c'est-à-dire de l'élection au sens strict qui permet un choix opéré par le moyen d'un suffrage. Pour que, d'aristocratique dans son inspiration d'origine, l'élection devienne démocratique, elle doit intégrer trois éléments : le vote universel, la logique représentative et une nouvelle forme de campagne électorale.

Pour le premier, ce sont, en 1789, les députés du tiers État qui, en se déclarant, à eux seuls, Assemblée nationale, introduisent le vote par tête, ancêtre du suffrage universel. Individualiste, supposant des êtres majeurs, libres, égaux et respectueux de fraternité, ce principe révolutionnaire reste d'actualité face à tous les adversaires de la démocratie libérale. Le mandat représentatif, quant à lui, permet au citoyen de déléguer son pouvoir en toutes circonstances à son député, durant une durée définie. Mais une fois élu, celui-ci est dépositaire de la volonté générale. Le troisième principe, qui rend l'élection démocratique, est l'invention d'un nouveau type de campagne électorale : ouverte, pluraliste et équitable. Ces trois éléments donnent tout leur sens à l'élection dans une démocratie moderne. Sa fonction n'est pas de donner le pouvoir au peuple mais de permettre au peuple de donner le pouvoir, ou plus exactement de le prêter, dans les meilleures conditions et avec les meilleures garanties.

Encore faut-il que l'élu possède les qualités nécessaires. Platon propose de privilégier quatre vertus : courage, tempérance, justice, sagesse (ou prudence). Cicéron décrit ainsi le chef : homme de raison et de prestige, juriste, législateur, prudent, homme d'État, orateur et modérateur. Pour Machiavel, qui le qualifie de vertueux, c'est un mystérieux mélange d'énergie, de talent, de créativité, d'intelligence des situations et d'intuition des rapports de force, qui sait plier la fortune à ses desseins. Nous attendons du chef, à l'image du Prince, des qualités contradictoires : proche et lointain, profane et sacré, expert et magicien, honnête et calculateur, autoritaire et consensuel, inflexible et ouvert, guerrier et pacificateur, ambitieux et modeste...

Enfin, pour vaincre, un candidat peut s'appuyer sur une clientèle, sur un parti ou sur un mouvement. Succédant au clientélisme en vigueur dans l'ancien régime, le parti apparaît à la fin du XIXème siècle. Il désigne un regroupement d'individus liés par des convictions communes qui leur sont propres par opposition à leurs adversaires. Une idéologie partagée les relie, au prix d'une organisation qui peut être très stricte, renforcée par une dose de convivialité et de sociabilité.  Remplaçant peu à peu les partis, les mouvements deviennent les nouveaux activistes de la démocratie, en privilégiant les collaborations, les échanges pair à pair, la participation horizontale, l'autogestion... Les technologies du Web vont rapidement apporter un appui considérable à cette revendication individuelle et égalitaire, qui rejette les intermédiaires et les autorités établies.

Pourtant, remarque notre auteur, l'histoire se répète : derrière cet apparent renouveau de l'art politique et passé les effets de mode et les élans pionniers, le chef charismatique réapparaît : « Le mouvement ne dépasse pas tant le parti qu'il cherche à le régénérer ». De Gaulle, par exemple, a cru être à lui seul un programme et cette erreur lui coûtera cher. La notion de programme électoral finit toujours par s'imposer. A travers lui, ce que Pierre-Henri Tavoillot appelle « les passions démocratiques » (peur, envie, indignation, colère...) vont pouvoir s'exprimer. Une fois élus, les représentants du peuple devront délibérer. Délibérer n'est pas bavarder, comme le rappellent Périclès ou Clemenceau. Aristote, grand penseur de la délibération, y voit l'organisation nécessaire du désaccord et de la disputatio, la reconnaissance d'un contrat social et politique. Pierre-Henri Tavoillot : « il y a une essence démocratique de la délibération et une essence délibérative de la démocratie ». La délibération se déroule au parlement (institution), dans l'espace public (médias), dans la société civile (réseaux sociaux), chacun de ces domaines ayant tendance aujourd'hui à déborder sur son voisin sous le prétexte d'une démocratie plus participative.

Pour répondre à ce risque, Pierre-Henri Tavoillot propose plusieurs règles. Il est d'abord nécessaire de renforcer l'environnement participatif en luttant par la loi contre les rumeurs, les fausses nouvelles et la désinformation, en mettant en place un mécanisme d'autorégulation. L'espace délibératif devra être développé, le rôle du Parlement accru et le débat public réorganisé, ce qui n'interdit pas d'encadrer l'usage du secret, indispensable à certains moments. Il faudra enfin, après avoir délibéré, prendre des décisions. Comme le rappelle Georges Clemenceau : « Pour prendre une décision, il faut être un nombre impair de personnes, et trois c'est déjà trop ». En effet, démocratie et décision ne vont pas toujours de pair : le citoyen proteste quand celle-ci n'est pas prise et la déteste quand elle est prise sans consultation. Souvent brutale, verticale et forcée par une situation de crise, elle n'est qu'un commencement. Elle ne vaut rien sans la résolution qui l'accompagne, l'application qui la suit et le commandement qui la garantit. Devant l’indécision de Chamberlain et de son gouvernement en 1938, Churchill déclare : « le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a  choisi le déshonneur et il aura la guerre ». La démocratie connaît trois types de décision : celles qui passent par un système constitutionnel validé par le peuple, celles que gèrent ses représentants pour régler la vie collective, celles qui permettent aux gouvernants élus de piloter.

Entre la souveraineté du peuple et l'empire des lois, l'équilibre est instable. L’État peut dominer à l'excès, les contre-pouvoirs peuvent paralyser. Fidèle à sa défense d'une démocratie respectueuse de règles légalement arrêtées, Pierre-Henri Tavoillot dénie à la désobéissance civile (par laquelle tout citoyen peut refuser qu'un gouvernement démocratique prenne des décisions contraires à ses convictions personnelles) d’être un principe de la démocratie.

Il reste donc indispensable de protéger le pouvoir de décision et de fonder sa légitimité ou, en d'autres termes, l'autorité qui la guide. Raymond Aron souligne que « nul n'obéit à quelqu'un qui ne croit pas à son droit de commander ». Celle-ci peut s'appuyer en partie sur l'autorité du savoir – mais le savant ne remplace pas le politique –, elle peut relever d'un charisme – mais l'individu exceptionnel est un dictateur en puissance –, elle peut faire appel à la compassion – mais la démagogie n'est pas loin. Pierre Henri Tavoillot préfère définir la bonne autorité comme « celle qui fait grandir à la fois celui qui l'exerce et celui qui s'y soumet ». A partir des exemples de Thémistocle, de De Gaulle, d’Angela Merkel et de Tony Blair, l'auteur retient les ingrédients indispensables de l'art de gouverner : ténacité mais ouverture, patience mais détermination, hauteur de vue mais sens du détail, force de conviction mais puissance d'impartialité. Et pourtant, ces qualités, contradictoires mais indispensables, ne suffisent pas sans l'art d'être gouverné. Selon Cicéron, il faut « non seulement prescrire aux magistrats comment il faut commander mais aux citoyens comment il faut obéir ». La maxime du bon citoyen pourrait être : « Agis en citoyen comme si tu devais gouverner », celle du gouvernant « agis en gouvernant comme si tu étais citoyen ».

Élus par le suffrage universel, les gouvernants devront, à la fin de leur mandat, se prêter à l'évaluation de leurs décisions et lever, si nécessaire, le secret des libérations internes. Le « rendre compte » suppose que toutes nos actions, y compris politiques, doivent être présentées sous la forme d'un « vaste livre écrit en langue mathématique », selon l'expression de Galilée.

Rendre des comptes suppose le regard du collectif : celui qui rend des comptes, celui à qui il faut rendre des comptes et enfin, celui qui établit les comptes. Cette exigence de responsabilité caractérise toutes les formes de démocratie les plus anciennes jusqu'à ce jour : elle est inscrite à deux reprises dans la Déclaration de l'Homme et des citoyens. Par le pouvoir d'interpellation, la démocratie est, selon Alain, « un effort perpétuel des gouvernés contre les abus du pouvoir ». Il s'agit pourtant, estime Pierre Henri Tavoillot, de s'interroger sur les limites de ces mises en question. Face à la multiplication des acteurs décisionnels, les responsabilités se diluent dans des contrôles sans fin : contestation publique, dénonciation, réclamation de réparation, notations par des agences, comités de vigilance, lanceurs d'alerte. La recherche des coupables et la multiplicité des censeurs entraîne une sorte de criminalisation de la vie politique. On passe ainsi plus de temps à évaluer et à suspecter qu'à agir. Il reste à « inventer une manière responsable d'exiger les comptes des responsables ».

A qui faut-il donc rendre ces comptes ? Au peuple- société ?  Dans la mesure où le temps politique est court, les gouvernants cherchent à éviter par toutes sortes de techniques le contrôle des électeurs : recours aux ordonnances, dénis du vote parlementaire, referendum, état d'urgence. Au peuple opinion ? Est-ce aux médias, par exemple de susciter une commission d'enquête ? Ainsi, les informations lancées par le Washington Post sur le scandale du Watergate proviennent de deux journalistes qui, à eux seuls, ont contribué à la démission du dirigeant des États-Unis! Au peuple-État ? Le pouvoir démocratique doit rendre compte au Parlement, au Conseil d’État, à la Cour des comptes, et à d'innombrables Conseils ou Comités... Malheureusement, absorbé presque exclusivement par le vote des lois, dont il ne décide ni de la teneur ni de l'application, il ne peut contrôler l'exécutif et évaluer les politiques publiques. Au peuple récit ? C'est finalement par l'histoire que passe le plus souvent la reddition des comptes : écrits, testaments, mémoires dévoilent la pédagogie du pouvoir et offrent aux acteurs recalés dans leur temps une session de rattrapage. Le prince déchu devient monarque absolu. La distance de l'écrit et du récit historique permet de saisir l'intemporel dans la démocratie : le compte public s'adresse à tout l'univers et à tous les siècles, l'écriture est la continuation de la politique par d'autres moyens.

Promesse de liberté, d'égalité, de fraternité, la démocratie ne se conçoit, pour Pierre-Henri Tavoillot, que comme une épopée permanente. Malgré son ancrage dans l'histoire, elle n'a pas atteint l'âge adulte. Elle exige un travail permanent de la société sur elle-même et comme une « extension du domaine de l'adulte ». Tout en relevant qu'elle est en danger, Pierre-Henri Tavoillot, on le voit, reste résolument optimiste sur les acquis et les évolutions possibles de la démocratie libérale, à ses yeux irremplaçable et injustement mise en question. En parcourant minutieusement les étapes qu'elle a traversées, depuis sa naissance dans les sociétés grecque et romaine, il en décrit le développement, les combats, les victoires. Tout en reconnaissant ses faiblesses et la nécessité d'améliorer son fonctionnement, il se montre intransigeant avec tous ceux qui veulent la détruire ou la pervertir. Grille de lecture des politiques contemporaines et passées, l'ouvrage porte sur la démocratie un diagnostic précis, repère sans complaisance les points faibles, met en avant ses atouts et propose, dans une perspective réformiste, les améliorations indispensables à ses yeux. Très sévère avec les populismes ou les revendications anarchistes mais aussi avec les formes autoritaires du pouvoir, il dessine le « cahier des charges » d'un art politique nouveau de nature à dépasser l'opposition entre peuple et pouvoir et à concilier l'art de gouverner et d 'être gouverné. Cette « cautérisation » sur les plaies de la démocratie, ces améliorations nombreuses mais ponctuelles qu'il met en avant suffiront - elles à modifier la donne ? Pour répondre à cette question, il faudrait sans doute mettre en perspective le diagnostic établi par Pierre-Henri Tavoillot avec tous les ouvrages qui ne cessent de paraître sur ce thème.