Une somme d’interviews et d’analyses consacrées à la pensée de Donna Haraway, devenue une référence incontournable du féminisme et des débats sur la condition animale.

* Une autre lecture de ce livre a été publiée sur Nonfiction par Hicham-Stéphane Afeissa.

Les perturbations écologiques ne peuvent plus être ignorées, qu’on les pense sous le concept d’anthropocène ou non. Les catégories anciennes de séparations, de frontières, de guerres sont étroites et obsolètes. N’est-il pas temps d’élaborer des propositions qui pourraient devenir autant d’exigences de penser et d’agir depuis les situations troublées de notre époque ? N’est-il pas simultanément temps de rédiger de nouveaux manifestes pour un monde réorganisé, un monde avec les autres et non déconnecté en permanence entre des entités qui se font face, un monde qui ne serait plus écartelé entre le relativisme qui laisse croire que tous les mondes sont « bons » et un universalisme de surplomb ?

C’est en tout cas, ce que tente de construire la chercheuse Donna Haraway – une fille blanche de l’Ouest des Rocheuses, comme elle le martèle joliment afin de ne pas gommer la difficulté de parler d’un tel point de vue dans un monde multipolaire et multiculturel –, dont le nom se rencontre de plus en plus dans les revues et magazines. Une telle rencontre mérite d’être prolongée par l’étude des propos du personnage, né en 1944, spécialiste d’embryologie, mais qui a décidé de ne pas s’enfermer dans un laboratoire. Elle décide alors de travailler à la frontière entre l’histoire des sciences, la philosophie et la biologie. Simultanément à des travaux approfondis dans ces domaines, elle se mue en critique culturelle de notre temps, au moment même où elle en parcourt les arcanes. Une de ses questions centrales est celle-ci : par quels moyens et à quel prix, on délimite ce qui compte comme « nature ». En somme, l'enjeu est de savoir comment inquiéter les grands partages entre nature et culture, animalité et humanité, soi et autre.

 

Une œuvre importante

Un film réalisé par Fabrizio Terranova, Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival, en 2016, permet aux cinéphiles de se laisser guider dans cette œuvre par la chercheuse elle-même. Il permet aussi de rencontrer les figures concrètes dont elle se sert pour mieux illustrer ses propos. Sa voix résonnera aisément aux oreilles de ceux qui acceptent de se rendre attentifs à des recherches qui décentrent nos points de vue habituels. Cette œuvre concerne sans doute toutes les options de recherche, mais aussi celles qui se structurent autour du concept d’« anthropocène ». À ce propos d’ailleurs, ce concept, pense Donna Haraway, ne dit pas tout à fait la bonne histoire. Et que dire, non moins, de la notion de « capitalocène », et du mal que fait à la terre et au monde le capitalisme ? Les deux notions empruntant le radical « cène » pour évoquer une épaisseur de temps, au sens d’un rapport constant entre passé, présent et futur en connexion incarnée et concrète avec nos vies   . Or, affirme Haraway, c’est plutôt vers la géohistoire qu’il faudrait se tourner pour dire et vivre ce qui nous arrive.

Elle invente alors la « Chthulucène », en faisant référence à la figure de Chthulu inventée par l'écrivain de science-fiction Howard P. Lovecraft. Cette nouvelle notion peut-elle mieux nous aider à ressaisir les nœuds qui attachent les économies et les écologies, les histoires contingentes et violentes, coloniales, industrielles, étatiques, commerciales, scientifiques et techniques, etc. Elle est forgée pour cela : se présenter comme l’époque où les forces diverses connectées sont reconnues et racontées. La Chthulucène prétend reconfigurer les rapports entre tous au milieu des embrouilles des temps présents où aucune réponse simple ne vaut plus et où aucune bonne position n’existe en surplomb des autres. Encore convient-il de ne pas enfermer cette géohistoire dans une téléologie, ou un déterminisme. Il importe de maintenir l’idée selon laquelle l’histoire et les savoirs doivent demeurer toujours ouverts, toujours à faire.

Les auteurs de cet ouvrage, voire les traducteurs des propos de Donna Haraway édités ici, viennent d’horizon différents, de la philosophie, de l’anthropologie, des sciences sociales, des sciences naturelles et du monde artistique. Ce qui est requis pour comprendre une pensée qui procède par addition de notions plutôt que par construction. Tel est le sens de Chthulu. L’espace de pensée de Haraway est un espace de cohabitation de figures visuelles et conceptuelles qui viennent mordre ce qui est trop bien établi, et sont autant de figures de l’ordre que du désordre. Chaque figure par exemple le chien, le cyborg, le singe, la pieuvre sont des figures point de départ pour raconter des histoires. Même si ce n’est pas toujours aisé de les entendre lorsqu’elles sont recouvertes par la référence à l'H. P. Lovecraft (et son monstre tentaculaire et aquatique, Chthulu). Ce sont des figures qu’elle nous propose afin de nous aider à change de plan de problématisation. À la place d’une humanité qui se conçoit en face à face avec la nature, il convient de faire surgir un autre plan de vie, de survie et de mort.

 

Une critique culturelle

La caractéristique des textes présentés ici est qu’ils sont destinés à un large public susceptible d’être troublé par la situation actuelle et acceptant de se laisser troubler par des connaissances ou des questionnements nouveaux. Ce n’est, il est vrai, pas innocent si l’ouvrage s’intitule « habiter » le trouble. Il n’est pas question de se laisser impressionner ou de chercher refuge dans des mondes imaginaires balayant la réalité. Au contraire. Il s’agit bien de ne pas renoncer, de ne pas attendre, et de prendre appui sur des terrains de recherche ou d’expérience, pour donner corps à des « possibilités nouvelles de cohabitation » : entre la nature et la culture, entre les humains, entre les chercheurs d’horizons différents, etc. Il n’est pas question pour l’auteure de lancer des mots d’ordre, mais de lancer des invitations à se réengager dans le monde différemment, sans laisser nos existences dépendre de séparations formelles, et en poussant même nos pratiques à déployer les aptitudes que nous avons d’être en relation avec toutes choses.

Le trouble, selon Haraway, explique cet ouvrage collectif, a des vertus exploratoires et génératrices : semer et susciter le trouble pour qu’adviennent des réponses nouvelles, différentes et puissantes. Un trouble susceptible de nous rendre capables de réponse, alors même que les anciens concepts sont mis à mal.

En particulier concernant les statuts des animaux et des humains. Les observations des éthologues nous apportent de nos jours des considérations incontournables, précise Haraway. Mais ce sont en même temps des considérations critiques, à voir par exemple, comment de nombreux traités ne cessent de transférer des remarques du domaine de l’enfance au domaine animal et réciproquement. Inspirée par les travaux de Michel Foucault, elle remarque que des doctrines de l’éducation des enfants ont côtoyé les doctrines du dressage des poulains ou des chiens. Des techniques très comparables sont employées dans les deux cas. Autrement dit, ces savoirs et les pouvoirs y afférents émergent donc dans des dispositifs discursifs qui s’appliquent à plusieurs règnes. Haraway semblant hésiter à approuver ou condamner ces faits relevés.

Que faire donc de ces remarques ? Et de celles qu’elle tire de ses relations personnelles avec son chien, Cayenne ? Elle en vient à prôner des relations d’éducation mutuelles entre les règnes, dans lesquelles les uns et les autres doivent trouver des manières de se reconnaitre, doivent apprendre à faire attention les unes aux autres. Elle en appelle à des espaces de réciprocité, éprouvés par elle avec son chien. Ainsi les humains apprendront-ils aussi à connaître leur ignorance, et à apprendre à ne pas savoir, afin de se rendre capables de reconnaître comment l’autre (ici le chien) répond. Au demeurant, insiste-t-elle : si vous ne procédez pas de la sorte avec les humains, vous vous comporterez de manière violente inutilement. La capacité de respect mutuel est centrale.

 

Le rire de Méduse

Au cœur de l’ouvrage se trouve un texte composé à partir de questions élaborées par un groupe de recherche ARC/Fructis (université de Liège), et envoyées à Haraway. Elle s’est prêtée au jeu et a donné des réponses lors d’un entretien vidéo réalisé en septembre 2015.

Elle y explique ceci : plutôt que de continuer à ironiser sur le monde et les humains, ne ferions-nous pas mieux de pratiquer le rire de Méduse, comme une sorte de toute-puissance énergétique qui serait comme une manière d’engager et d’attacher les humains au monde au lieu de leur laisser croire qu’ils peuvent continuer à le dominer ? Ce qui importe quant à Méduse est sa chevelure serpentine tirant des antennes vers le passé et vers le futur, vers plusieurs mondes, de plus en tant que femme. La Gorgone, et ses mèches de serpent, pousse ses filaments tentaculaires à travers la planète. Elle tisse avec ses tentacules une toile dans laquelle tout peut être pris. Méduse rit à la face de l’Olympe. Et le sourire ou le rire de Méduse sont le pouvoir des terriens, en plus du fait, répétons-le, que Haraway y pense comme à une figure féministe.

Méduse file entre les modes d’enfermement. Elle glisse comme l’eau qui ne tient jamais compte des frontières, même si les politiques veulent l’arrêter. Elle est ainsi une leçon politique à elle seule. Elle pourrait annoncer comme Haraway : « tout ce que je dis touche à l’idée de vivre bien les uns avec les autres dans un maintenant épais »   .

Notons qu’à part Méduse, Haraway utilise aussi des figures qui tiennent cette fois aux forces de la terre, les forces chtoniennes, y compris celles plus récentes de Lovecraft. Ces forces qui relient le passé et le présent, qui sont tentaculaires et rhizomiques, faites de symbioses, de connexions complexes et coévolutives entre les terriens. Il lui importe de raconter par-là l’histoire des connexions et des ramifications dans la zone de contact et de tension entre tous les êtres.

 

Une politique

Il est encore possible d’affirmer que la Chthulucène renvoie à un véritable appel, un appel à la défiance, simultanément désapprobation des simplifications et résistance aux séparations formelles. Mais cet appel est aussi un appel à défier les tendances lourdes du monde contemporain. Parmi elles les suivantes (il en est d’autres encore explorées dans l’ouvrage), à partir desquelles Haraway cherche à faire comprendre que l’on peut miser sur le possible même s’il est improbable. Il est possible de peser sur le présent. Et Benedikte Zitouni, dans un article de l’ouvrage, de commenter : « Encore faut-il bien saisir que l’appel qui consiste à vouloir miser sur un avenir improbable mais possible, à partir d’un présent catastrophique mais interstitiel, n’a de sens que si une condition de départ est remplie », les jeux ne sont pas encore faits, la partie n’est pas terminée !

Il est clair que l’on doit encore se battre autour des questions posées par le féminisme. D’autant qu’être appelé, ou appelée s’agissant de Haraway, « féministe » encore de nos jours demeure vraiment une insulte.

Il reste vrai cependant que Haraway ne prétend pas parler avec les féministes ou contre les machistes. Elle cherche à parler à l’intérieur du féminisme. En être et lutter différemment. Les problèmes soulevés au commencement du mouvement par les féministes ne lui semblent pas résolus. Et, pour elle, ce mouvement a adopté des terminologies qui servent encore. Mais les conditions ont un peu changé. Désormais, du point de vue féministe, il faut penser à la fois le pouvoir de mettre des enfants au monde et celui de ne pas le faire. La condition principale demeurant celle de la bonne santé de tous, une condition qui implique le pouvoir de choisir une vie où l’on peut ou pas faire des enfants supplémentaires. Elle appelle cela la liberté reproductive, dans la mesure où elle implique le problème de la surpopulation, un problème de premier plan de nos jours. Ce qui, selon elle, devrait faire venir au premier plan l’engagement ferme à ne pas faire d’enfants au-delà de ce que permettent les resosurces d'un monde fini.

Une autre tendance de notre époque à prendre à bras-le-corps, est le statut de la politique. Sous plusieurs angles. Insistant sur les actions désordonnées des politiques, elle précise : « Ce n’est pas toujours de l’action rapide et spectaculaire qui est requise, mais quelque chose d’autre, une sorte de clairière, d’ouverture sur une clairière… » où séjourner avec les autres, où inventer des façons d’atténuer la violence, de ralentir le rythme de l’extinction, d’envisager la possibilité de vivre bien. Haraway invite à rester alerte face à des dénonciations ou résolutions trop hâtives, notamment à l’égard des pratiques hésitantes. La Chthulucène devrait ouvrir une autre voie pour fait remarquer ce qui se joue vraiment dans une situation aussi épineuse que la nôtre. Il faut redécrire notre monde afin d’y voir plus clair. Mais redécrire n’est pas décrire un état de chose, c’est équiper l’objet dont on veut parler d’une nouvelle épaisseur qui marque les endroits où doivent se créer de nouvelles relations, réajustant par petits écarts les arrangements qui pourraient introduire du possible dans le réel. Au demeurant, la question de l’Europe y devient centrale pour nous, dans la mesure où elle pourrait se construire (mais autrement) en monde où s’épanouirait la liberté reproductive et la justice.

Il faut ajouter que cet ouvrage est largement et positivement complété par des articles et conférences des participants au séminaire de Liège, chacun ayant fait le choix de ne pas se cantonner à proposer aux lecteurs un commentaire de la pensée de Haraway, mais d’essayer de la mettre au travail à travers des tentatives qui constituent autant d’essais de penser avec Haraway. Parmi les textes, un exercice dû à Isabelle Stengers, dont Haraway se réclame souvent, comme elle s’attache à la pensée de Bruno Latour.