Quand commence la vie ? Comment définir le rapport à la vie naissante et dans son développement à l'ère des biotechnologies ?

Une approche ontologique de l'embryon ?

Le propos de Francis Kaplan est ambitieux : traiter au fond la question de l’avortement. Il s’applique à répondre point par point à ceux qui s’y opposent, en s’appuyant sur une documentation de qualité, et en se plaçant sur le plan où ils se positionnent. Car en effet, "il ne s’agit pas, en ce qui concerne l’Église catholique, d’un problème de foi, mais d’un problème purement scientifique et épistémologique. Et il en est de même des protestants évangélistes"   . Dont acte.

La ligne de démonstration de Kaplan est claire. Il part du fait que, pour être un "être humain", il faut déjà être un "être vivant". Il distingue alors être "vivant" et être un "être vivant", et convoque la définition médicale de l’être vivant : "Un être vivant est caractérisé positivement par le fait qu’il a des fonctions"   et que "certaines d’entre elles — qu’on peut qualifier de vitales — constituent un système tel que chacune d’elles ne fonctionne que si toutes les autres fonctionnent"   . Il montre alors que l’embryon est absolument dépendant de fonctions de sa mère, donc qu’il fait système avec elle. Il en conclut logiquement que l’embryon est, non un être vivant, mais "une partie d’un être vivant — en l’espèce, évidemment, la mère"   . C’est "un ovocyte dont la moitié des chromosomes a été modifiée, comme en thérapie génétique"   .

Rendu à ce point, Kaplan écarte l’objection de la distinction des ADN à partir de l’exemple des greffes. Il s’arrête ensuite à la notion d’être humain potentiel, souvent évoquée dans le débat, pour montrer que le concept de puissance ne s’applique pas à l’embryon, justement parce que celui-ci ne se développe pas de lui-même mais doit tout à sa mère. Séparé d’elle, il n’existe plus. "C’est sa mère qui le fait, non seulement être vivant, mais tout simplement être."  

Partant donc du fait qu’ "il faut à la fois un embryon et l’acception de sa mère de le développer"   , Kaplan conclut logiquement que "l’avortement est une abstention d’acte — l’abstention de l’acte de créer un être humain — et le non-avortement un acte — la création d’un être humain. L’avortement n’est donc pas un neutre, mais un refus d’amour "à l’avance", d’amour "prospectif" ; et un tel refus n’est pas un crime"   .


Conséquences pratiques sur l'avortement

D’où vient alors le malaise suscité par l’avortement ? De la ressemblance du fœtus avec un être vivant. Ce ressenti est accentué par "une tendance maternelle naturelle"   .

Enfin, la possibilité de scission de l’embryon constitue l’objection finale : "S’il y a âme dès la conception, l’âme de cet embryon se diviserait en deux, trois, quatre, cinq ou six — ce qui est difficilement concevable."  

Reste le problème de la limite, du passage de l’état de vivant à celui d’être vivant. Pour Kaplan, c’est la rupture du cordon ombilical. Mais il introduit à juste titre la notion de continuité, donc de degré. Il en vient ainsi à reformuler la question : "Y a-t-il un stade où l’entité pré-embryon/embryon/fœtus peut être considérée comme suffisamment un être vivant ?"   Une nouvelle fois, Francis Kaplan fait appel à la médecine pour retenir le critère de l’activité neuronale, comme indice de la conscience. Concrètement, pour l’embryon, cela signifie la fin du premier trimestre d’existence.


Les limites de la notion d'autonomie

La démonstration de Kaplan est cohérente d’un bout à l’autre, et il la mène avec brio et intelligence. Sa seule limite, mais de taille, tient à ses postulats libéraux. En mettant l’accent sur l’indépendance — l’autonomie — pour définir les êtres vivants, il oublie que cette indépendance est une abstraction. Abstraction utile dans le domaine pratique, abstraction nécessaire même dans l’ordre moral car elle attribue la responsabilité et la dignité, mais abstraction irrecevable comme telle d’un point de vue ontologique. L’être humain est foncièrement imbriqué dans un univers dont il dépend et dont il est une partie. Le postulat tout moderne de l’autonomie comme caractère constituant des êtres est cohérent avec le choix d’un référentiel médical et non biologique. Mais le principe analytique de la médecine scientifique ne lui permet justement pas de saisir le vivant en tant que vivant. La citation de Jacques Monod que Kaplan rappelle est significative : "Les êtres vivants sont des machines."  

L’utilisation de concepts issus de la biologie — comme la symbiose ou l’écosystème —, pour décrire les relations de la mère et de l’embryon, aurait probablement conduit l’auteur à de tout autres conclusions, avec une meilleure économie intellectuelle. À tout le moins, on regrette qu’il n’ait pas discuté ces approches évidentes quand il s’agit du vivant — alors qu’il s’applique à interpréter des études médicales pointues sur les échanges chimiques intra-utérins.

Kaplan propose aussi de nombreuses remarques tout au long de son ouvrage sur la création de l’âme, mais faute d’une définition claire de ce concept ô combien polysémique, on peut difficilement en tirer quelque chose. De même, sa longue discussion sur la notion de puissance souffre de l’absence de toute référence à la notion complémentaire — et positive — d’acte. Ainsi, faute de voir que l’âme est la forme du vivant, que la vie est son acte, et que l’acte est un devenir jamais parfaitement achevé, donc qu’il comporte des degrés, Kaplan se retrouve à contester le principe du tiers exclu   . Plutôt que de mettre en cause les fondements de la logique sur laquelle il appuie pourtant toute sa démonstration, il eût été plus rationnel de considérer l’entité vivante et de se demander si elle était plus ou moins en acte, c’est-à-dire plus ou moins accomplie et unifiée.

Au total, l’essai de Kaplan est intéressant et bien mené, mais il souffre d’une approche du vivant trop analytique et abstraite, donc inadéquate pour traiter au fond de la nature de l’embryon.


L'éthique des biotechnologies

Michael Sandel, quant à lui, s’attaque aux biotechnologies, mais sous un angle purement éthique.

Le premier chapitre est consacré au malaise moral que crée la prétention de l’ingénierie à remodeler la nature humaine. "Comme la chirurgie esthétique, l’amélioration génétique utilise des moyens médicaux pour des buts non médicaux — des buts qui ne sont pas liés au fait de soigner ou de prévenir des maladies, de guérir des blessures ou de recouvrer la santé. […] La question est de savoir si nous avons raison d’être troublés, et si oui, pour quels motifs."  

Le deuxième chapitre est consacré au sport. Il s’ouvre sur une problématique connue : celle du dopage, et sur son prolongement logique, l’amélioration génétique des capacités physiques des athlètes. Le thème de la compétition permet à Sandel d’introduire un élément clé de sa démonstration, à savoir la différence entre la maîtrise et le don (le fait que la vie est reçue). Il n’invoque pas le don dans un sens ontologique ou religieux, mais il veut décrire par là deux postures opposées de l’homme vis-à-vis du monde. Dans cette optique, les techniques d’amélioration et l’ingénierie génétique représentent "une aspiration prométhéenne à refaire la nature, y compris la nature humaine, pour servir nos buts et satisfaire nos besoins. […] Ce que la dérive vers la domination oublie, et qu’elle pourrait même détruire, c’est de reconnaître que la force et les exploits humains ont une dimension reçue."  

En connectant les débats du dopage, d’une part, et du génie génétique, d’autre part, Sandel les éclaire tous deux. Il va faire de même dans le troisième chapitre, où il traite de l’éducation. Si la question n’y est pas aussi ouvertement posée que dans le sport, la parentalité est elle aussi menacée par les progrès des biotechnologies. Ce qui est en jeu, c’est la prétention des parents à créer leurs enfants.  

La parentalité est une "ouverture à l’importun". Cette ouverture renvoie à la "norme de l’amour inconditionnel", laquelle ne signifie pas le laisser-aller mais, au contraire, exige des parents qu’ils aident leurs enfants à découvrir et à développer leurs talents et leurs dons. Sur cette base, Sandel s’attaque d’abord à l’excès de médicalisation dans la quête d’un bien-être absolu, et à la vision utilitariste de la santé qui sous-tend ces pratiques. Puis il poursuit son enquête sur la tentation d’une parentalité prométhéenne et décrit la terrible "pression à la performance" que les parents font subir à leurs enfants. Reportant leurs ambitions personnelles sur leur progéniture, nombre de parents les poussent à exceller dans différents domaines (scolaires, sportifs…), et en même temps se surinvestissent auprès d’eux pour les accompagner dans leur réussite.  

Le chapitre suivant trace l’eugénisme depuis son apparition à la fin du XIXe siècle jusqu’à son récent renouveau, après l’éclipse qui a suivi la découverte des crimes du régime nazi. La différence entre les deux eugénismes tient aux acteurs qui le promeuvent. Dans le premier cas, l’eugénisme se voulait d’État et a été imposé de force dans nombre de pays, principalement par la stérilisation des inadaptés. Le nouvel eugénisme est le fait d’entreprises qui offrent des services, et de clients qui les achètent.   C’est un "eugénisme de marché" !

Sandel pose alors la question sans détour : "Ne peut-on contester l’eugénisme que dans la mesure où il est coercitif ?"   L’exigence contemporaine n’est pas celle-là. Les principes libéraux peuvent s’accommoder d’une politique eugéniste. Le seul impératif reconnu est le respect du "droit de l’enfant à un futur ouvert", de son autonomie. Mais Sandel ne s’en satisfait pas : "Même s’il ne cause aucun mal à l’enfant ni ne réduit son autonomie, l’eugénisme parental est contestable car il manifeste une certaine posture face au monde — une posture de maîtrise et de domination qui néglige de reconnaître que la force et les exploits humains ont une dimension reçue, et qui oublie cette part de liberté qui consiste en une négociation continuelle avec le donné."  


Quels fondements éthiques ?

Sandel en vient à justifier son point de départ, à savoir que la vie est un don. C’est l’objet de son dernier chapitre. Il montre d’abord que les pratiques d’amélioration génétique portent atteinte à trois vertus essentielles : elles font perdre le sens de l’humilité ; elles exacerbent la responsabilité personnelle dans la mesure où tout ce que l’on est est perçu comme choisi, et elles créent ainsi un "fardeau moral" énorme ; et elles ruinent les fondements de la solidarité, puisque chacun devient seul responsable de ce qui lui arrive et que la bonne fortune ne crée plus l’obligation d’aider ceux que la vie a moins gratifiés.

Sandel veut encore que le point d’où il les critique soit solide : qu’est-ce qui permet de dire que la vie est un don, ou encore, de manière équivalente et sans connotation religieuse, qu’elle est sacrée ? Il montre que ces positions minimales sont validées par la plupart des philosophes, y compris modernes (Locke, Kant et Habermas). Est-ce assez ? "Il peut m’être objecté que ces notions non théologiques de sacré et de don ne peuvent pas tenir ultimement par elles-mêmes et qu’elles doivent s’appuyer sur des présupposés métaphysiques qu’elles n’explicitent pas. C’est une question profonde et difficile que je ne peux essayer de traiter ici."   C’est la limite de son analyse.

Mais Sandel montre bien que les questions morales posées par l’amélioration ne sont résolues ni en utilisant les catégories de l’autonomie et des droits, ni par des calculs de coût et de bénéfice. C’est pointer l’insuffisance des doctrines libérales quand il s’agit de traiter les "questions du statut moral de la nature et de l’attitude spécifique des êtres humains face au monde tel qu’il est donné"   .

Il faut donc en venir aux "habitudes de pensée et aux manières d’être"   , c’est-à-dire à la morale concrète. Au final, les enjeux soulevés par les biotechnologies sont de deux ordres — et ce sont en même temps les présupposés moraux fondamentaux et indubitables que propose Sandel : "L’un concerne le sort des biens humains inclus dans les pratiques sociales importantes — les normes de l’amour sans conditions et de l’ouverture à l’importun, dans le cas de la parentalité ; la célébration des talents et des dons naturels dans les pratiques sportives et artistiques ; l’humilité face aux avantages reçus et le désir de partager les bénéfices de la bonne fortune par l’intermédiaire des institutions de solidarité sociale. L’autre [enjeu] concerne notre orientation par rapport au monde que nous habitons, et le genre de liberté auquel nous aspirons."  


La recherche sur les cellules souches embryonnaires

Sandel termine son livre par un épilogue où il se propose de justifier la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Il est assez surprenant qu’il ne reprenne alors aucun des concepts qu’il s’est forgé auparavant, si bien que cette annexe semble avoir été ajoutée par hasard et qu’elle rend confuse la démonstration qui la précède.

Sandel commence par écarter les objections faibles pour s’en tenir au fond de la question : l’embryon est-il moralement équivalent à une personne ? Il s’attaque donc à l’argument central des défenseurs de la vie naissante : "Il n’y a pas de limite non arbitraire entre la conception et l’âge adulte, qui puisse nous dire quand la personne commence."   Sur ce point, Sandel suit la même ligne d’argumentation que Kaplan, en distinguant ce qui est de la "vie humaine" (comme des cellules) et l’être humain lui-même. Puis, avec des arguments identiques (l’exemple du gland et du chêne), il parvient à la conclusion opposée, à savoir que les embryons sont des "êtres humains potentiels" !  

Assez curieusement, l’argument de Sandel tient à ce que l’embryon "n’a pas une physionomie ou une forme humaine reconnaissable"   . À ses yeux, le fait que les cellules du blastocyste sont indifférenciées est le point qui empêche de le considérer comme un être humain. Or c’est cette caractéristique qui intéresse les chercheurs…

D’autre part, en mettant en avant le respect que l’on porte légitimement aux plantes ou aux œuvres d’art, Sandel conteste "l’hypothèse kantienne que l’univers moral est divisé en deux : un être est soit une personne, objet de respect, soit une chose, disponible pour être utilisée"   . Les êtres ont tous une signification propre, une valeur intrinsèque.   Mais la suppression de la dichotomie stricte entre les personnes et les choses doit accroître le respect que l’on porte aux êtres, et non amoindrir le respect dû aux humains !

Si la vie est un don qu’il faut reconnaître sous toutes ses formes, la conclusion de Sandel concernant les embryons humains est proprement absurde : "Les embryons ne sont pas intouchables, mais ils ne sont pas non plus des objets à notre disposition."    

Au final, quand il s’agit de l’embryon, Kaplan et Sandel utilisent les mêmes arguments aux points clés de leurs démonstrations, mais dans des sens opposés et pour arriver aux mêmes conclusions. C’est à se demander si la nécessité de conclure dans un sens déterminé ne l’emporte pas, pour cette question passionnelle, sur la rigueur du raisonnement.


À voir également :

- le site personnel de Francis Kaplan

- une tribune de Francis Kaplan, parue dans L'Humanité

- les premières pages du livres de Michael Sandel

- l'article à l'origine du livre de Michael Sandel

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Crédit photo : zelanion / flickr.com