Loin de confirmer le préjugé d'une distance de la religion au goût du profit, cette enquête propose une analyse fine du rapport des partisans d’un islam politique au capitalisme.

Les formations islamistes qui ont gagné les élections après le printemps arabe se sont montrées conservatrices et rigoristes sur le plan moral, mais très conformistes sur le plan économique et sont restées – sans réelle modification – dans le capitalisme (ainsi du parti Justice et Développement au Maroc, et d’Ennahda en Tunisie, sans rien dire de l’orientation nettement néolibérale que les Frères musulmans ont donnée à l’économie égyptienne pendant la brève période où ils ont dirigé l’État et le gouvernement).

La question à laquelle tente de répondre l'ouvrage de Haoues Seniguer, maître de conférences en sciences politiques à l'IEP de Lyon, dont les recherches portent sur l'islamisme (aussi bien en contexte arabe que français), est de savoir quelle position disent adopter certains acteurs, jugés par l’auteur importants et représentatifs de l’islam politique en France. Au passage, l’auteur en profite pour faire une efficace mise au point sur les difficultés d’appréhender les questions relatives à l’islam dans l’arène médiatique en France (ce que résume superbement sa formule :  « Nous ne savons plus vraiment où s’arrête l’islam et où commence l’islamisme » et qu’illustre la controverse sur le burkini en 2016).


Y a-t-il une attitude envers le capitalisme à laquelle conduirait naturellement l’islam ?

Pour répondre à cette question, il faut examiner ce qu’on entend par capitalisme et trouver des voix de l’islam politique (l’auteur précise en note qu’il tient dans son propos pour synonymes « islamisme, islam politique, activistes musulmans, théoriciens de l’islam politique / islamisme, etc ») légitimes pour que leur propos sur le capitalisme puisse être étendu à l’islam en général. Pour définir le capitalisme, l’auteur s’appuie sur les thèses de Max Weber défendues dans L’Éthique protestante ou l’esprit du capitalisme et sur Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello.

L’auteur défend la thèse selon laquelle « il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque ni rédhibitoire entre l’esprit capitaliste et l’esprit islamiste, si l’on remonte aux origines de l’islamisme dont les jalons théoriques essentiels furent posés au cours de la première moitié du XXe siècle en contexte arabe majoritairement musulman ». Il s’agit bien, dans l’intention de l’auteur, non pas de voir si l’islam et le capitalisme sont compossibles, mais bien si l’islamisme, entendu comme idée d’un islam régissant tous les aspects – y compris politiques et économiques – de la vie des hommes, est compatible avec l’esprit du capitalisme. Pour justifier sa thèse, H. Seniguer examine la pensée de Sayyid Qutb et la trouve conforme à l’esprit du capitalisme (même si le mot "capitalisme" est rejeté comme celui de "socialisme" dans le contexte des débats qui l’amenèrent à user de ce terme), tout comme il remarque que les dispositifs du capitalisme naissant à l’ère moderne ne contredisent pas les dispositions du corpus musulman de cette époque. En effet, S. Qutb insiste sur l’impératif de « justice sociale », selon lui consubstantielle à l’islam, à travers notamment la Zakât (aumône) pour ceux qui sont imposables au regard de la législation islamique, sur le droit à la propriété individuelle des biens, sur la récompense qui peut varier en fonction des efforts ou la légitimité de la recherche des biens de ce monde. Et surtout, conformément à l’esprit du capitalisme, il insiste sur « la liberté absolue » du détenteur du capital de faire fructifier un capital comme il l’entend.
Remontant plus loin, l’auteur rapporte que les historiens ont montré que rien dans les textes des fondateurs de l’islam ne s’oppose au capitalisme. Les dits du prophète Muhammad comme le Coran sont très élogieux à l’égard des marchands. C’est ce qu’illustre le Hadith cité en exergue du livre  « La main qui est au-dessus est meilleure que la main qui est au-dessous [La main qui est au-dessus est celle de la personne qui donne et la main qui est au-dessous est celle de celui qui mendie], commence par ceux qui sont sous ta responsabilité, la meilleure aumône est celle qui laisse de la richesse après elle ».


La diversification des profils de l’islam politique recouvre un anticapitalisme affirmé

Analysant différents militants de l’islam politique, l’auteur montre que l’anticapitalisme affirmé de Tariq Ramadan, répétant les mots d’ordre de l’anticapitalisme, pourrait n’être que la tribune du haut de laquelle il dénoncerait les discriminations dont seraient victimes les musulmans en Occident. Par ailleurs, si T. Ramadan professe explicitement l’anticapitalisme, il en critique également les initiateurs qui seraient trop influencés par un esprit « occidentalo-centré », c’est-à-dire hermétique à la diversité culturelle et religieuse. Tout se passe, comme le dit l’auteur, comme si, paradoxalement, T. Ramadan demandait à être traité comme les autres au sein de l’altermondialisme et, de l’autre, à être reconnu dans ses spécificités culturelles et religieuses. De même, autre paradoxe, si T. Ramadan appelle à un changement économique, se réclamant des théologiens chrétiens de la libération, il le fait depuis le Qatar (allié inconditionnel des USA et pays du monde dans lequel les travailleurs immigrés sont traités le plus durement au monde) et en disant : « Il n’y a absolument aucune gêne, quand on a une éthique, à pouvoir réussir et à faire de l’argent ». Autrement dit, comme le commente l’auteur, « dès lors que le musulman est critique envers les pouvoirs politiques établis, qu’il nourrit Dieu en son être, il peut s’enrichir sans aucun scrupule ».
Se tournant vers un musulman très critique envers le capitalisme, l’auteur reconstruit l’argumentation de Yamin Makri, très présent sur internet. Ce dernier se livre à une critique corrosive du système économique moderne en fustigeant le « matérialisme », c’est-à-dire l’effacement de l’importance de la spiritualité et de la religion (causé par les Lumières). L’homme n’adorant plus Dieu est condamné à adorer une idole : la marchandise, d’où le triomphe du capitalisme. Pour Makri, afin de s’opposer au capitalisme et au néolibéralisme, il faut renoncer aux libertés individuelles. Ce qui justifie une critique en règle de la Renaissance pendant laquelle a éclos un sujet libre et autonome, germe du refus de la transcendance. Pour Sofiane Meziani, également, ce qui est le plus mauvais dans le capitalisme, c’est moins la pauvreté terrible de certaines populations que la modernité qu’il incarne.
Le discours de certains leaders musulmans peut en venir à critiquer le capitalisme à cause de l’atteinte qu’il est supposé porter aux valeurs morales des musulmans et à leurs dogmes. Nabil Ennasri illustre cette critique avec le thème du foulard, moins un symbole de soumission que l'expression d’un sentiment personnel de pudeur. Et ce que N. Ennasri reproche au capitalisme, c’est essentiellement de dénaturer la norme islamique légitime, pour des raisons de marketing, en faisant du voile, destiné à la pudeur, « un artifice ostensible de séduction ». Ici, c’est la logique de marché du capitalisme qui détournerait de leur destination première des objets pour les intégrer à la logique par laquelle le capitalisme suscite le désir de la marchandise, en diffusant une sorte d’idéal du paraître et de la séduction. 


Déconstruction de ce discours 

L’auteur présente et analyse ensuite la pensée résolument critique du paradigme intégraliste musulman proposée par Reda Benkirane. Il compare La Mecque à Las Vegas, et parle même de « profanation, au sens propre comme au sens figuré du Coran. Au fond, l’islam dans sa sacralité aurait, au travers de comportements typiquement consuméristes, abdiqué la transcendance au profit de l’immanence matérialiste, courbant l’échine devant un capitalisme parfaitement « transcendantal » ». Aussi le croyant sincère devrait-il boycotter le pèlerinage à La Mecque, car la spiritualité « aurait déserté les lieux originaires de l’Islam ». Reda Benkirane fait du capitalisme une sorte de « supercroyance irrésistible » que le monde entier, même sans s’en rendre compte, partagerait. Il écrit ainsi : « L’humanité n’est pas encore consciente mais le capitalisme est objectivement la première croyance collective sur terre. Tous les peuples y adhèrent ou veulent y adhérer, coûte que coûte. C’est une croyance qui génère une espérance de salut matériel, la quête de croissance et de profit, un accès à des biens et des équipements, une élévation du niveau de vie des individus mais au prix de destructions naturelles et culturelles dont le coût est incalculable ». Et il explique l’attrait du wahhabisme saoudien par les dollars du pétrole qu’il déverse, plus que par sa teneur proprement théologique.
À la lumière des analyses de Reda Benkirane, l’auteur analyse le burkini, et montre comment il est conforme au nouvel esprit capitaliste qui est capable, pour faire fructifier le capital, de générer de nouveaux objets à consommer. Là où certains de ses détracteurs voient dans le burkini une offensive de l’islamisme (ce qui, si on regarde de près les faits, ne tient pas, ne serait-ce qu’au vu des prescriptions coraniques et de la fatwa (avis religieux) du grand mufti de Sydney), il est, d’après l’auteur, plus pertinent de penser que ce produit a un succès commercial car il permet aux consommatrices musulmanes de concilier relativement simplement pudeur et plaisirs de la plage. L’analyse pourrait être élargie à la question du « hijab running », qui s’inscrit aussi bien dans la logique capitaliste.

 

En fait, ce que montre l’enquête menée par Haoues Seniguer, c’est que le conservatisme de ces partisans de l’islam politique sur le plan des mœurs peut s’avérer compatible avec le libéralisme économique. Comme le conclut l’auteur, « qu’ils soient (majoritairement) disposés à embrasser le capitalisme, qu’ils soient davantage crypto-capitalistes (une forme de nouvel esprit capitaliste honteux) ou, plus rarement anticapitalistes, ils sont globalement favorables au libéralisme politique dès lors que celui-ci se montre avantageux à leur égard lorsqu’ils sont en situation religieusement minoritaire », tout en se proclamant farouchement anti-individualistes, au nom du rejet de la permissivité (en particulier en morale et à propos de la sexualité) à laquelle l’individualisme mènerait inexorablement. D’ailleurs, il n’existe pas d’acteur du champ islamique, parmi ceux auxquels l’auteur s’est intéressé, qui propose une approche alternative au capitalisme. Cette enquête bien menée permet de rendre sensible à l’ambiguïté du discours anticapitaliste de l’islam politique dans les débats complexes qui animent la réflexion et la vie politique des penseurs d’une sortie ou d’une alternative au capitalisme.