Un ouvrage collectif montrant que la critique du capitalisme, quoique devenue une entreprise risquée, est encore possible. Elle ne s'avère pas pour autant concluante.

La parution aux éditions La Dispute de l’ouvrage collectif intitulé Peut-on critiquer le capitalisme ? est, en soi, un petit évènement, tant l’histoire du projet fut longue et tumultueuse. Elle mérite, en tant que telle, une rapide présentation des faits   .

 


La genèse de l’ouvrage : l’effacement de la pensée


Octobre 2006, l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur prévoit de publier un numéro hors-série entièrement consacré à la critique du capitalisme en faisant appel à des auteurs, la plupart connus pour leur engagement à gauche. À la fin du mois, ne voyant toujours pas le dit numéro en kiosque, les auteurs s’inquiètent et la rédaction du Nouvel Observateur d’annoncer que le projet est abandonné. La coïncidence de cet évènement et du début de la campagne électorale pour la présidentielle pousse certains auteurs, tel Bernard Stiegler, à dénoncer la censure et "les méthodes singulières déployées pour faire taire les intellectuels"   . Plusieurs pistes sont alors explorées pour déjouer cette fin de non-recevoir et c'est ainsi qu'apparaît le choix d’éditer un ouvrage collectif. L’histoire pourrait s’arrêter là et satisfaire tout le monde : l’hebdomadaire de "centre-gauche" qui n’aurait pas à assumer les propos anti-capitalistes des auteurs signataires et ces derniers "satisfaits" de trouver une tribune publique à leurs opinions.

En janvier 2007, les auteurs apprirent, non sans surprise, que le projet du Nouvel Observateur, loin d’être définitivement abandonné, avait été remodelé avec, à la clé, une proposition de rémunération pour les auteurs retenus. Ce nouveau projet, expurgé de certains auteurs, faisait la part belle à "des écrits de supposées grandes plumes, comme Claude Bébéar […], Jean Peyrelevade […] ou Félix Rohatyn […]"   , pas franchement les plus grands critiques du capitalisme moderne. En réaction à cette sombre affaire éditoriale, les auteurs refusés ainsi qu’un certain nombre d’auteurs amers face au comportement du Nouvel Observateur décidèrent de publier le présent ouvrage collectif, aux éditions La Dispute.


Le capitalisme moderne ou la nouvelle servitude

Disons-le d’emblée, à la lecture de la totalité des quinze contributions proposées ici, le titre de l’ouvrage est un titre ambitieux. En effet, le lecteur, en refermant le livre, peut avoir cette impression d’inachevé tant l’entreprise mériterait largement plus de cent quatre-vingt six pages. Peut-on critiquer le capitalisme ? Voilà une question qui taraude les économistes depuis plus de deux siècles.  Celle-ci peut être envisagée sous deux angles : le premier angle, plutôt polémique, interroge la possibilité qu’ont des penseurs critiques du capitalisme d’exprimer et de diffuser, librement et largement, leur critique. Incontestablement, l’histoire de l’ouvrage ressemble à un chemin de croix, mais en définitive, une maison d’édition a accepté de publier, certes auprès d’une audience plus étroite, les points de vue de ces auteurs. Ainsi, à cette question, le livre répond par l’affirmative. Le second angle, où l’on prend la question au pied de la lettre, est à chercher au cœur même des contributions : le capitalisme est-il critiquable ? C’est sur cette question que le lecteur peut se sentir floué. En effet, si toutes les contributions critiquent le capitalisme, peu portent un réel jugement normatif sur celui-ci. On a plutôt l’impression d’assister à un procès où seule l’accusation à charge est présente. C’est sur celle-ci que nous nous proposons de revenir.

La première originalité du livre, et il faut reconnaître tout de même que cet aspect de la construction de l’ensemble est tout à fait intéressante, réside dans cette mise en résonance de la critique théorique du mode de production capitaliste et d’enquêtes de terrain. À chaque contribution à caractère théorique fait en effet écho un ou plusieurs articles plus proches du quotidien des salariés, principaux acteurs du capitalisme moderne. Ainsi, lorsque Kenza Aghouchi présente la vie quotidienne de téléopérateurs sur le plateau d’un centre d’appels téléphoniques et la capacité qu’a le mode de production capitaliste de nier toute initiative personnelle et d'instituer comme règle collective l’autocontrôle par l’ensemble des salariés eux-mêmes   , elle insiste sur le caractère prétendument inéluctable de la substitution de tout travailleur par un autre quelconque, ces derniers ayant abandonné tout pouvoir de négociation et toute capacité de résistance. Gilles Campagnolo revient, pour sa part, sur la naturalisation du discours en économie, discours selon lequel il existerait un ordre naturel vers lequel tendrait le capitalisme par l’intermédiaire du marché libre et des relations d’échange qui s’y réaliseraient. Ainsi "traiter du capitalisme à partir des relations d’échange conduit à englober aussi les rapports de production, à partir du moment où on considère la location du travail salarié comme une marchandise au même titre que les autres au sein de l’échange, quelques différences que le travail présente par ailleurs"   , parfaitement incarné dans l’exemple du téléopérateur présenté plus tôt par Aghouchi.


L’argent : le nerf de la guerre

Les articles de Bernard Doray et de Georges Gloukoviezoff ont pour caractéristique commune de montrer que le capitalisme ne saurait perdurer sans une relation forte à l’argent. Comme le signale Doray dès l’entame de sa contribution, "parler du capitalisme, c’est d’abord parler argent"   , ce que Gloukoviezoff confirme lorsqu’il affirme que "l'exclusion bancaire est particulièrement révélatrice de la soumission à la logique marchande de tous les acteurs de la vie économique et sociale"((p.66). De même, les deux auteurs insistent sur le fait que les classes moyennes, en acceptant silencieusement le discours sur la capacité qu’a le capitalisme de créer du progrès (social, économique, etc.), ont été les premières victimes de ce capitalisme saprophyte et d’une de ses caractéristiques principales : l’endettement individuel. Ce dernier, récemment mis en avant par Nicolas Sarkozy lors de la campagne pour l’élection présidentielle(("Quand on facilite l’endettement des ménages pour financer les créations d’entreprises ou l’achat d’une voiture indispensable pour aller travailler, on favorise le travail. Je veux créer un système de cautionnement public qui mutualise les risques et permette d’emprunter à tous ceux qui ont un projet." Discours de Nicolas Sarkozy, Congrès de l’UMP, Janvier 2007)), devient un objectif permettant à tous d’atteindre les normes sociales que se fixe une société. Gloukoviezoff insiste alors sur le caractère faussement vertueux de l’endettement individuel. Selon lui, "d’une société où s’endetter était un signe de déchéance sociale, on passe à un système où l’endettement est encouragé"   , avec comme corollaire la montée de l’insécurité économique et sociale pouvant conduire au pire.

Mais, selon Jean-Marie Harribey, le capitalisme n’est pas seulement destructeur du lien social qui unit les hommes, il détruit également le lien qui unit l’homme à la nature et ce n’est pas la croyance en un progrès technique salvateur qui permettra à dix milliards d’êtres humains de vivre tel un Américain ou un Européen. Pour autant, comme le souligne l’auteur, la voie retenue par les tenants de la décroissance n’est pas davantage souhaitable puisque "sortir de l’économie monétaire, comme le réclament certains partisans de la décroissance, ne pourrait donc déboucher que sur un recul des solidarités collectives et un refuge dans les assistances individuelles, familiales ou communautaires"   . Une voie médiane doit être envisagée : permettre aux populations des pays du Sud de profiter d’un "temps de croissance de leur production matérielle"   , temps nécessaire à l’assurance d’un accès aux services d’éducation et de santé ainsi que  d’un accès à l’eau potable, tout en déconnectant, dans les pays développés, croissance et amélioration du bien-être et en axant les politiques économiques sur la production de services collectifs de qualité et sur la réduction du temps de travail. En d’autres termes, il s’agirait, selon Harribey, de ré-humaniser les rapports et les échanges entre les hommes. C’est ce que cherche à mettre en avant la contribution de Smaïn Laacher portant sur les systèmes d’échange local. Nés du refus de la marchandisation des rapports humains et du refus de l’argent comme facteur de domination et d’exclusion des échanges économiques, les systèmes d’échange local mettent en rapport les individus autour d’échanges de compétences qui se négocient directement entre leurs membres. L’argent retrouve alors son rôle initial de fluidification des échanges. L’originalité de ce mode d’échange ne repose pas sur une opposition catégorique au capitalisme mais sur sa capacité à se situer en dehors du marché capitaliste et à pallier les manques du système de solidarité proposé par l’État.


L’esprit du capitalisme dans une perspective historique

La seconde partie de l’ouvrage opte pour une perspective plus historique de l’évolution du capitalisme. Bruno Tinel s’interroge sur l’évolution du capitalisme au fil des siècles et sur sa capacité à subordonner le travail au capital, notamment depuis l’accélération marquée de la production suite à la révolution industrielle. Si cette contribution se montre parfois nostalgique d’un passé moyenâgeux et des relations de subordination qui existaient entre maître-artisans et apprentis, elle insiste sur la lente mais inéluctable substitution de la machine à l'ouvrier dans une logique de rationalisation de la production capitaliste. Toutefois, à la suite de Marx, Tinel n’incrimine pas la machine mais l’entrepreneur : "la division du travail dans la sphère de la production n’est pas la conséquence de la technique. On peut dire, avec Marx, qu’elle est le moyen par lequel s’affirme un certain type de rapports sociaux. […] Avec ce que d’aucuns nomment le "capitalisme cognitif", le processus d’appropriation/expropriation se poursuit aujourd’hui à vive allure dans le domaine de la connaissance et de l’information par une instrumentalisation très poussée des savoir-faire intellectuels tacites, sous couvert d’autonomie."  

Enzo Traverso, pour sa part, propose une lecture plus complexe du capitalisme. En n’adoptant ni la définition marxiste ni la définition libérale mais une définition plus wébérienne du capitalisme dont la caractéristique principale serait la rationalité, "cette rationalité intrinsèque [qui] fait du capitalisme l’aboutissement de la civilisation occidentale"   , Traverso cherche à démontrer que la rationalité "cesse d’être un outil au service du progrès social pour se transformer en une technique aveugle de domination, au double sens d’un assujettissement de la nature par la technique et d’une soumission de l’homme par l’homme"   , faisant du capitalisme "une affreuse cage de verre". Cette violence du capitalisme, que Norbert Elias a mis en évidence dans le processus de civilisation, trouve, selon Traverso, dans les camps de concentration et plus particulièrement dans l’organisation quasi-scientifique de celui d’Auschwitz un "laboratoire privilégié pour étudier les analogies qui existent entre la rationalité capitaliste de la production sérielle et les pratiques modernes d’extermination à une échelle de masse"   . Pour essayer de tempérer cette analogie qui peut paraître à bien des égards déplacée, Traverso insiste sur le fait qu’Auschwitz n’avait pas pour finalité le profit mais l’extermination des juifs et ne produisait pas de marchandises mais des corps. La ressemblance porterait donc plus sur les normes de fonctionnement et sur une quête productiviste : celle de la marchandise d’un côté, celle de la mort de l’autre. Néanmoins, l’analogie demeure tellement forcée que le lecteur a l’étrange impression qu’il s’agit davantage d’une provocation.

La dernière contribution, celle de Patrick Vassort, va aussi dans le sens de la mise en perspective historique, en insistant sur les analogies qui existeraient entre l’œuvre de Sade et la violence du capitalisme. Selon Vassort, les écrits du Marquis de Sade laissent entrevoir ce que Hannah Arendt écrira plus tard, à savoir que "le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus"   , ces derniers n’étant, pour Vassort, que des corps, des enveloppes charnelles interchangeables et malléables à merci.

Alors ? Peut-on critiquer le capitalisme ? Oui, serions-nous tenter de répondre. Les éditions La Dispute, en publiant cet ouvrage collectif, montrent qu’il existe encore aujourd’hui, avec une qualité inégale, une place pour le pluralisme des idées et des opinions. En revanche, à la question "le capitalisme est-il critiquable ?", les réponses ne sont pas réellement à chercher dans cette collection trop hétérogène à qui il manque, et ce n’est pas la moindre des critiques, une vraie définition du terme capitalisme. Au final, les textes présentés ici n’ont rien de "révolutionnaire" mais leur somme ainsi que l’histoire chaotique de leur édition montrent que la critique du capitalisme, si elle est possible notamment dans le milieu universitaire, n’en reste pas moins une entreprise délicate.


* À lire également sur nonfiction.fr :

-La critique du livre d'Augustin Landier et de David Thesmar, Le grand méchant marché. Décryptage d'un fantasme français.


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