Le domaine du capitalisme s’est-il étendu aux domaines des émotions, érigées en marchandises à acquérir ou à transformer, au point de les englober dans la sphère tentaculaire de la consommation ?

Depuis plusieurs décennies maintenant, la sociologue Eva Illouz se consacre à des travaux portant sur la transformation de la culture et des mœurs contemporaines au contact de différentes théories et thérapeutiques psychologiques. Elle s’est penchée, en particulier, sur l’invocation de ces théories dans les conversations contemporaines : non seulement dans les conversations entre spécialistes, dans un cadre clinique, mais aussi dans le discours des quidams. Dans les échanges entre maris et femmes, entre parents et enfants, etc., chacun recourt volontiers à des notions psychologiques pour rendre compte de faits et gestes ainsi placés sous un nouveau jour. Depuis quelques années, Eva Illouz s’est aussi fait connaître d’un public plus large par des travaux plus accessibles et plus engagés, portant par exemple sur l’amour au temps des rencontres virtuelles (Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012).

 

Les émotions dans la vie humaine

En étudiant cette culture thérapeutique, Eva Illouz a été amenée à s’intéresser de plus près à la place que nous accordons à l’affectif dans nos sociétés, où les gens s’exhortent les uns les autres à reconnaître leurs émotions, à les disséquer, les soupeser, les expliquer, etc.

Dans son Sauver l’âme moderne, elle s’opposait à une conception commune de l’émotion, à laquelle nous sommes aujourd’hui portés à accorder du crédit. L’émotion serait une force aveugle (séparée du jugement et de la cognition), innée et essentiellement intérieure. Celui qui avoue une émotion ne ferait qu’offrir à son interlocuteur un compte-rendu sur une démarche d’introspection distincte, réalisée préalablement. La description de l’émotion s’apparenterait à la description d’un objet, de telle sorte que cette action ne contribuerait en aucune manière, en donnant des contours plus précis à un phénomène jusque-là flou, à le former.

Contre cette conception commune, Eva Illouz esquissait une conception plus réaliste de l’émotion. Sa démarche rejoignait ainsi celle d’autres auteurs (dont Ludwig Wittgenstein et ses étudiants) qui, insatisfaits de la conception commune, ont tenté d’en brosser un nouveau portrait. On pourrait qualifier cette nouvelle conception d’écologique, puisqu’elle inscrit l’émotion dans son contexte et la rattache à d’autres dimensions majeures de la vie humaine (la perception, la croyance, le jugement, la motivation, l’action).

Une orientation vers un objet est intrinsèque à l’émotion. Nous avons peur de certaines choses, sommes en colère contre des gens, honteux de nos actions ou nos pensées. Cette orientation de l’émotion implique, d’abord, un lien intime avec la perception et la croyance. Je suis en colère contre ce représentant politique parce que je suis persuadé qu’il me ment, j’ai peur de tel autre parce que je crois qu’il pourrait commettre un geste néfaste, etc. Comme ma croyance est fondée ou infondée, on peut dire que j’ai raison ou tort d’être en colère ou d’avoir peur. Cette orientation vers un objet implique, ensuite, un lien entre émotion et évaluation morale. Ainsi, on est en colère, notamment, contre les gens qui nous semblent avoir nui à une chose à laquelle on accorde de la valeur.

Par ailleurs, l’émotion est liée à la motivation, et ainsi à l’action (ce qui m’émeut me meut). Au demeurant, nous utilisons certains mots (amour, colère, peur…) non seulement pour décrire des émotions, mais aussi pour attribuer des motivations à nos actions.

Au fond, la peinture de l’émotion par notre conception commune, celle d’une entité isolée tout aussi bien de son contexte que des autres dimensions de l’existence humaine, est une émotion hypostasiée, abstraite de la situation où elle émerge et à laquelle elle contribue à répondre.

Comme notre conception commune nous rend aveugles aux effets pratiques de la verbalisation des émotions, la conception écologique est précieuse à l’historien ou au sociologue des émotions. Elle l’incite à interroger les croyances sur le monde et les jugements de valeur qu’impliquent les attributions d’émotions. Voilà qui ouvre la porte à un examen renouvelé de la pratique de verbalisation des émotions.

 

Avant la mutation civilisationnelle supposée

Les marchandises émotionnelles est constitué d’une série d’études, réalisées par des historiens et des sociologues, encadrées d’une introduction et d’une conclusion par Eva Illouz, dans lesquelles elle défend l’hypothèse d’une rencontre de la marchandise et de l’émotion dans la société moderne (les marchandises émotionnelles du titre). Les textes des autres auteurs portent sur des phénomènes bien plus circonscrits (le cinéma d’horreur, les voyages tout inclus, les cartes de vœux, les psychothérapies, etc.). Ils seraient autant d’exemples du phénomène général traité directement par Eva Illouz, qu’elle tente de cerner par des formules hétérogènes. La société capitaliste moderne donnerait lieu à une intensification de la vie émotionnelle, à une invasion de l’émotion de sphères d’activité sociale (la consommation et la production) dont elle aurait été jusque-là absente, si bien que les gens achèteraient désormais des marchandises dans le but de susciter ou transformer des émotions, etc.

Eva Illouz et ses collaborateurs consacrent à peu près toute leur attention à la période qui suivrait cette transformation supposée, comme si ce qui était obscur, ce qui aurait besoin d’être élucidé, était une sorte de débordement inédit de la vie émotionnelle engendré par le capitalisme. Or si l’émotion, n’étant pas une entité séparée, est omniprésente dans la vie humaine, un examen qui découvre qu’elle est aujourd’hui présente dans différentes sphères d’activité n’a absolument rien d’étonnant. Ce qui le serait, ce serait la découverte, chez nos prédécesseurs, d’une réclusion de l’émotion dans certaines de ces sphères. Ce qui serait surprenant, ce serait un passé dans lequel les gens se consacrant à la production n’étaient pas animés par la peur (de la pauvreté, de la faim), par l’amour (par exemple pour leurs enfants à nourrir), etc. La même remarque vaut pour la consommation. Peut-on même imaginer un passé où les gens assistaient à des pièces de théâtre, dansaient, buvaient du vin… sans être animés par des émotions et sans rechercher (via la catharsis, la désinhibition suscitée par l’alcool, etc.) des états émotionnels ?

L’un des auteurs, Mattan Shachak, oppose aux psychothérapies actuelles, qui en retour d’un paiement proposent au patient de transformer ses émotions (voilà donc une marchandise émotionnelle), une psychothérapie plus ancienne, la psychanalyse. Cette dernière se contenterait, en cherchant à « dévoiler » et « rendre transparentes » les pensées jusque-là refoulées, d’observer des émotions. Mattan Shachak reprend ici à son propre compte la théorie de la psychanalyse popularisée par Freud : en soustrayant le patient à l’emprise de la censure, cette démarche se contenterait d’amener au grand jour l’émotion préalablement enfermée dans le patient. Comme le note le sociologue Nathan Stern, Freud dépeint la cure comme une simple chambre d’écho de la vie intérieure du patient. La conversation avec l’analyste, les exigences de ce dernier, n’affecteraient aucunement le témoignage du patient libéré de la censure sur sa vie intérieure. La description analytique des désirs et des émotions refoulés ne les formerait en aucune sorte, notamment parce qu’elle serait analogue à la description d’objets (Freud compare la description analytique de ce qu’il appelle « l’objet psychique » à l’exhumation archéologique d’une demeure enfouie). On le voit, Mattan Shachak ne parvient à présenter un récit sur la société passée conforme à l’hypothèse d’historique d’Eva Illouz qu’en prenant pour argent comptant (la variante freudienne de) la conception commune de l’émotion, critiquée naguère par Eva Illouz.

Un autre collaborateur de l’ouvrage, Yaara B. Alaluf, met le doigt sur l’obstacle anthropologique rencontré par cette hypothèse historique :   « Dire que toute expérience revêt une dimension émotionnelle relève du truisme. » L’analyse historique à réaliser, dit-il, devrait porter non pas sur l’invasion par l’émotion de nouveaux territoires, mais sur les transformations des discussions sur les émotions. Eva Illouz, par contre, hésite entre les deux démarches, parlant par moments de transformations de l’émotion, et à d’autres moments de transformations de ces discussions, sans d’ailleurs distinguer nettement ces deux évolutions parallèles.

 

Après la mutation civilisationnelle supposée

Un examen qui découvre l’omniprésence de l’émotion dans la société contemporaine n’a donc rien d’étonnant. La banalité de ce constat explique sans doute le fait que plusieurs des études particulières de l’ouvrage cherchent à nous convaincre de choses qui vont de soi. Telle étude démontrerait que l’envoi de cartes de vœux est « un moyen d’instaurer, d’entretenir et d’affirmer des liens émotionnels ». Telle autre étude démontrerait que la « visibilité » de cartes de visites érotiques distribuées dans les rues de Tel-Aviv contribue à  « sexualiser » cette ville.

Le portrait qu’Eva Illouz dresse du présent évite de telles évidences, grâce à une sorte de transmutation stylistique. Son introduction s’ouvre sur le récit, par l’écrivaine Catherine Townsend, de dépenses en vue d’un tête-à-tête amoureux avec un homme. Voilà qui permet de présenter le concept de marchandise émotionnelle, concept qu’Eva Illouz développe ensuite au moyen d’un récit d’une tout autre facture : un récit dépourvu d’actions humaines, dans lequel n’interagissent que des phénomènes impersonnels. On lit par exemple que « les marchandises produisent des émotions », que « les émotions deviennent des marchandises » ou bien encore que « les émotions et les objets se produisent les uns les autres ». La démarche tranche franchement avec celle prônée dans Sauver l’âme moderne : aborder le codage thérapeutique de l’existence comme un outil offrant aux partenaires sociaux de nouvelles voies d’actions. Par cet effet stylistique, le phénomène banal devient soudain étranger, méconnaissable. En s’éloignant du fait concret, tout en provoquant chez le lecteur une distanciation, on le dispose à trouver convaincante l’idée d’une mutation civilisationnelle inouïe.

 

Des répertoires émotionnels aux cosmologies

Faudrait-il dire que la société contemporaine est marquée, non pas par une affectivité accrue, mais par la place accrue des discussions sur les émotions ? Rien n’est moins sûr. Par contre, il est évident que ces discussions se sont profondément transformées au fil des décennies. C’est au fond à un examen des répertoires modernes des émotions qu’appellent les réalités présentées dans Les marchandises émotionnelles. À la description de répertoires émotionnels, structurés par le contraste entre les émotions recevables et irrecevables (une description adéquate demande donc de ne pas traiter l'émotion comme un phénomène unitaire). À l’explicitation des aspirations morales exprimées indirectement par le recours à ces répertoires. À la description des usages rhétoriques que permet l’invocation implicite de ces aspirations morales. Etc.

Dans certains passages de Sauver l’âme moderne, Eva Illouz esquissait une telle analyse. Elle y relevait, par exemple, que notre ethos thérapeutique nous incite à trouver irrecevables des émotions définies par une « conception substantielle des relations » entre les individus. La honte, la colère, la culpabilité, l’honneur, le mépris et l’amour sont éprouvées lorsque des relations sociales « sont menacées ou en jeu ». Et ces émotions ont été « transformées en signes d’immaturité ou de dysfonction ». Eva Illouz suggérait là que l’attribution de ces émotions honnies permet d’exhorter des réfractaires à ajuster leurs exigences à un ordre moral individualiste qui, en indiquant qui doit quoi à qui, délimite les responsabilités des uns envers les autres. La description de répertoires émotionnels débouche ainsi très naturellement sur l’analyse de cosmologies collectives.