L’étude plaisante et originale d’un sujet qui a plus été traité par la littérature que par la philosophie.

"Lorsque quelqu'un demande à quoi sert la philosophie, la réponse doit être agressive, puisque la question se veut ironique et mordante. La philosophie ne sert pas à l'État ni à l'Église, qui ont d'autres soucis. Elle ne sert aucune puissance établie. La philosophie sert à attrister. Elle sert à nuire à la bêtise. Elle n'a pas d'autre usage que celui-ci : dénoncer la bassesse de la pensée sous toutes ses formes."   . Deleuze a repris à son compte la formule nietzschéenne, qui assignait à la philosophie la tâche ambitieuse de "nuire à la bêtise". Et pourtant, peu de philosophes ont traité de la bêtise   . L’essai d’Alain Roger, s’appuyant sur de nombreuses références littéraires, tâche de combler cette lacune en proposant une théorie originale de ce concept : la bêtise, loin d’être ce qui transgresse les lois de la raison, serait au contraire ce qui, s’autorisant de celles-ci, s’en réclame avec trop d’orgueil, au point d’apparaître comme "l’hyperbole du principe d’identité et son exhibition péremptoire" : "Un sou est un sou", "Les affaires sont les affaires", "Un Juif c’est toujours un Juif on aura beau dire", et "Vous aurez beau dire un diamant c’est toujours un diamant".  

L’essai s’ouvre sur une question transcendantale : comment la bêtise est-elle possible ? L’ancien élève de Deleuze tire profit des réflexions de Différence et Répétition, où Deleuze notait la "réduction de la bêtise, de la méchanceté, de la folie à la seule figure de l’erreur". La bêtise doit donc tout d’abord être distinguée de l’erreur ou de l’ignorance. L’auteur de l’essai s’appuie ici sur Montaigne : "Par ainsi la fausseté qui vient d’ignorance ne m’offense point, c’est l’ineptie. (…) Je ne m’émeus pas une fois l’an des fautes de ceux sur lesquels j’ai puissance ; mais, sur le point de la bêtise et opiniâtreté de leurs allégations, excuses et défenses ânières et brutales, nous sommes tous les jours à nous en prendre à la gorge."    . La bêtise est donc le fait non des ignorants, mais des "opiniâtres" ; et Montaigne ajoute : "C’est pourquoi on voit tant d’ineptes âmes entre les savantes, et plus que d’autres."

D’où l’affinité élective entre philosophie et bêtise : loin de lui nuire, la philosophie entretient avec la bêtise une relation étroite. Alain Roger convoque ici Freud, pour qui la philosophie, en raison de son esprit de système, s’apparente à la paranoïa. Cette thèse permet de renouveler notre compréhension du rapport entre raison et déraison : la déraison est aussi l’excès de raison, le dé signifiant moins ici l’idée d’un défaut que d’une démesure. Ainsi, l’on pourrait dire de la bêtise, comme cela a déjà été fait au sujet des ratiocinations paranoïaques, qu’en tant qu’excès de la raison suffisante, elle est inscrite virtuellement et comme a priori dans l’exercice de la raison.


"Un lapin est plus petit qu’un rat."

Ainsi, l’auteur fait siennes les conclusions de Georges Picard   selon lesquelles "la Raison est conne, au moins au deuxième degré, dans un certain usage grossier de ses pouvoirs". La raison produit elle-même, à partir des trois principes de la logique classique, la bêtise (à partir du principe d’identité), la stupidité (à partir du principe de contradiction), et la naïveté (à partir du principe du tiers exclu).

L’exemple donné d’usage exagéré du principe logique selon lequel deux contradictoires ne peuvent être fausses ensemble (dit principe du tiers exclu) est emprunté à Russel   . Soit l’assertion : "Un lapin est plus petit qu’un rat." Cet énoncé n’est expressivement ni vrai, ni faux, parce que certains jeunes lapins sont plus petits que certains vieux rats. Il en va de même de l’assertion inverse, "un lapin est plus gros qu’un rat", qui paraît de bon sens, mais relève de la même naïveté.

L’exemple illustrant le mésusage du principe selon lequel A n’est pas non A (ou principe de contradiction) est tiré d’une situation concrète : soit la proposition "je t’aime". Je ne peux affirmer simultanément "je t’aime" et "je ne t’aime pas". Mais de la disjonction (A ou non A), on passe aisément, dans la vie affective, à l’injonction : ou tu m’aimes, ou tu ne m’aimes pas, il faut choisir !

Enfin, le lien établi entre principe d’identité (A est A) et bêtise est abondamment illustré. Après avoir cité Barthes, qui a dépeint dans ses Mythologies la "prédilection de la petite bourgeoisie pour les raisonnements tautologiques", Alain Roger montre la bêtise inhérente aux proverbes, qui s’ancrent dans la double identité d’un "tout le monde" et d’un "toujours". "Il n’y pas de petits profits." "Le temps, c’est de l’argent.". "Les bons comptes font les bons amis." Le proverbe, très souvent lié au monde bourgeois de l’argent et du profit est un principe d’économie dans la forme, mais aussi dans le fond. Et la citation d’Alphonse Allais vient à point nommé pour le confirmer : "Si vous arrivez à me trouver quelque chose de plus bête qu’un proverbe, je vous fais immédiatement offrande d’un demi-kilogramme de cerises anglaises, denrée somptueuse pour la saison."

La deuxième partie de l’ouvrage, moins théorique, commente le traitement du thème de la bêtise par les écrivains et offre un parcours intéressant dans l’histoire de la littérature. Flaubert y occupe, on s’en doute une place de choix : avec son Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet, il est l’un des principaux penseurs modernes de la bêtise. Plus étonnamment, on y découvre par exemple que La Nausée de Sartre contient une réflexion approfondie sur la bêtise ; ici, la démonstration d’Alain Roger s’appuie notamment sur ce passage : "Les choses se sont délivrées de leurs noms. Elles sont là, grotesques, têtues, géantes, et ça paraît imbécile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu des Choses, les innommables." La bêtise est ici l’obstination à exister.


Bêtise de l’amour

Enfin, la dernière partie est consacrée à ce qui est, selon l’auteur, le lieu par excellence de la bêtise : l’amour. On y trouve un commentaire très drôle des messages amoureux publiés par Libération le jour de la Saint-Valentin : triomphe du bébête (ou du "cucul", comme on voudra).

Mais plus sérieusement, l’essai aboutit à une belle analyse de la jalousie comme parousie de la bêtise amoureuse, dont les personnages proustiens constituent la forme la plus aboutie en littérature. Il en est ainsi de Swann, dont la jalousie est "l’ombre de son amour". La suspicion de Swann à l’égard d’Odette s’énonce en ces termes : "Tu te souviens de l’idée que j’avais eue à propos de toi et de Madame Verdurin ? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une autre. (…) – Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il y a très longtemps, sans m’en rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois fois."   Alain Roger montre comment le délire de jalousie prend ici la forme de la bêtise : "Une ou l’autre fait place à deux ou trois, pourquoi pas trois ou quatre, pourquoi pas n plus une, récurrence infinie…" La raison ici devient donc déraison par excès : "Il pouvait peut-être la préserver d’une certaine femme, mais il y en avait des centaines d’autres."

Ne prétendons pas avoir le dernier mot avec la bêtise, qui "consiste à vouloir conclure". À travers cet essai, nous aurons appris de la bêtise qu’elle est le produit de la logique : la bêtise, c’est la raison même. Sachant cela, sommes-nous moins bêtes ? Difficile de l’affirmer sans retomber dans le vertigineux paradoxe de la proposition "Je mens" : s’il est vrai que je mens, la proposition est fausse, donc je ne mens pas. Si c’est faux, je dis vrai, donc je mens, etc.


* À lire également : la critique du livre de Belinda Cannone, La bêtise s'améliore (Stock), par Philippe Guerre.