Sous la direction de Jean-François Sirinelli et Yann Potin, 57 historiens et historiennes revisitent deux siècles d’historiographie française en se concentrant sur les spécificités des générations.

L'ouvrage se propose d’étudier deux cents ans d’historiens et d’historiennes, sous un angle qui se veut inédit, à savoir celui de générations. Cette stratigraphie peut paraître déconcertante et laisser quelque peu dubitatif, car les débats les plus incisifs opposent le plus souvent les chercheurs d’une même génération entre eux et que celle-ci s’identifie à la précédente en assumant, nuançant, recomposant ou contestant les travaux qui l’ont formée. Pourtant, les directeurs de ce livre, Jean-François Sirinelli et Yann Potin, expliquent ne pas vouloir polémiquer sur ce « statut incertain »   et toujours débattu au sein des sciences sociales, mais l’utiliser avec ses avantages et ses imperfections pour analyser la discipline historique en France depuis Jules Michelet jusqu’à Guillaume Calafat. Au fond, plutôt que de se concentrer sur une filiation intellectuelle pour comprendre ces parcours, ils mettent davantage l’accent sur l’expérience commune de chercheurs nés au cours de la même décennie.

Les auteurs s’en tiennent donc à une définition de basse intensité, proposée par Lucien Febvre, pour qui la génération permettait d’étudier « une moyenne d’influences s’exerçant sur une moyenne d’individus »   . Le livre se compose de trois parties. Dans un premier temps, les auteurs reviennent sur les 13 ou 14 générations nées entre 1790 et 1950. Ils donnent ensuite la parole à 25 historien(ne)s contemporain(e)s. Enfin, ils évaluent les effets générationnels sur certaines notions et thématiques historiques relevant de leur champ de spécialité.

 

La génération, un prisme d’observation du métier d’historien

Ce livre a d’abord le mérite d’accomplir un travail inédit, à savoir celui de recenser sur 160 ans les spécificités de chaque génération d’historiens. Cette différence se présente d’abord sous l’angle de la formation puisque les historiens nés entre 1790 et 1804 étaient de purs autodidactes, l’histoire ne devenant une discipline institutionnelle qu’en 1818. Les premiers historiens ne disposaient donc pas d’une formation en lien direct avec cette matière : Adolphe Thiers a fait ses études de droit à Aix alors qu’Alexis de Tocqueville suivit ce même cursus à Paris et que Michelet lui-même accomplit une licence ès lettres. Ces hommes mirent pourtant en place les canons de la discipline à l’image de Guizot, occupant la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne au moment de la Restauration et construisant de nombreuses carrières par son influence politique. À l’inverse, la 13e génération, née entre 1931 et 1940, bénéficia d’une formation plus stricte dans le cadre d’une discipline institutionnalisée. Dans leur cas, ce fut plutôt un épisode traumatique qui marqua leur parcours. Leurs familles vécurent la Seconde Guerre mondiale du côté de la collaboration, de la Résistance ou du génocide, à des degrés divers. Ces expériences diamétralement opposées ont pourtant laissé des éléments communs à ces chercheurs : l’exil, le deuil ou l’absence du père. La guerre d’Algérie contribua aussi à leur construction intellectuelle et d’historiens.

On regrettera toutefois que certains des auteurs de cette première partie reviennent sur la notion de « générations » et proposent leur propre réflexion, ce qui peut perdre le lecteur. Quelques pages plus étoffées en introduction afin d’élaborer une définition plus complète auraient permis de laisser chacun se concentrer sur les particularités de chaque génération.

 

Portraits d’historiens

La parole est également donnée aux historiens contemporains sur leurs propres parcours. Cette partie contredit au premier abord ce qui a été évoqué auparavant puisque cette galerie de portraits manque de points communs entre les auteurs. Mais trois générations couvrent ce panel et quelques convergences émergent. Ces essais d’ego-histoires sont aussi à prendre séparément, en oubliant parfois la thématique générale du livre pour se focaliser sur le cursus du chercheur ou de la chercheuse dont certains ont forcément eu une influence sur notre propre parcours. On sera ainsi surpris de découvrir que la brillante médiéviste Élisabeth Crouzet-Pavan a reçu de meilleurs cours d’histoire dans son lycée de banlieue qu’en prépa. Le lecteur sourira au récit de l’entrée en seconde au sein de Louis-le Grand par Raphaëlle Branche, à qui une enseignante expliqua qu’en ces murs la loi du plus fort l’emportait et que beaucoup échoueraient malgré leur travail. D’autres se livrent moins et se concentrent sur leur sujet de recherche. On ne peut ici qu’apprécier de lire l’impact du discours du président Jacques Chirac de 1995 sur Laurent Joly et le contexte propice à des recherches sur la face sombre de Vichy.

Le poids de l’événement explique également de nombreuses vocations d’historien, dont celle de Guillaume Calafat pour qui la chute du mur de Berlin et le 11 septembre 2001 jouèrent un rôle majeur dans le choix de son cursus.

 

L’évolution générationnelle de l’histoire

Enfin, plusieurs historiens proposent une lecture de l’historiographie de leur thématique sous l’angle générationnel. Si les approches s’avèrent inégales, quelques analyses présentent un cadre réflexif des plus stimulants, comme l’étude de la féodalité et de la colonisation qui ont ainsi été profondément liées aux vécus des générations concernées. Florent Mazel, pour sa part, insiste sur le fait que la féodalité fut un objet politique avant d’être un objet d’histoire. L’historien expose ainsi trois paradigmes générationnels de la féodalité, tout en se demandant, à juste titre, si la génération est bien à l’origine de cette maturation intellectuelle. Il propose en ce sens trois systèmes : le premier incarné par Michelet et Augustin Thierry qui y voyaient à la fois un moment fondateur de la nation, mais aussi un bloc renversé par la Révolution ; les années 1880 à 1930 amenèrent les historiens à aborder la féodalité dans un cadre essentiellement institutionnel et entendaient ici les liens particuliers unissant les puissants entre eux. Dans un contexte d’ascension des idées républicaines et d’adhésion progressive des catholiques à ces principes, les historiens tels Gabriel Monod et Charles-Victor Langlois virent à la fin du XIXe siècle la féodalité comme une ère de désordre avec un pouvoir seigneurial ayant conduit à la fragmentation de la nation. Le dernier moment (1960-1990) s’appuya le travail de Marc Bloch. Plutôt que les relations entre puissants, ses épigones insistèrent sur la féodalité comme un système de domination des seigneurs sur l’ensemble de la société. Cela n’empêcha pas, comme le précise Florian Mazel, plusieurs historiens d’échapper à cette répartition générationnelle : Fustel de Coulanges et Marc Bloch paraissent ainsi inclassables.

Pour la colonisation, on ne peut qu'être surpris, à la suite de Pierre Singaravélou, de constater que les universités françaises ne comptent pas une seule chaire d’histoire de la colonisation, contrairement à leurs homologues anglo-saxonnes, d’autant que cet enseignement était particulièrement répandu dans l’Hexagone à la fin du XIXe siècle. Paradoxalement, le sujet n’a jamais été autant abordé par les historiens qu’aujourd’hui, or cette histoire n’est pas institutionnalisée.

 

Le grand mérite de Générations historiennes est d’abord de rompre, sans la contester, avec une approche de l’historiographie qui en revient toujours aux différentes écoles. Si ce paradigme générationnel s’avère des plus pertinents, il ne doit pas occulter les filiations verticales, la relation entre un docteur et son directeur par exemple. Ces deux logiques, horizontale avec la génération et verticale avec la filiation, permettent dès lors d’aborder au plus près les grandes notions historiques, puis celles et ceux qui les ont étudiées. Ce travail constitue davantage un point de départ que d’arrivée, il s’agit d’une histoire, pour le moment, essentiellement parisienne et des domaines sont peu abordés comme l’histoire militaire ou les relations internationales. La thématique n’en constitue pas moins une approche intéressante de l’historiographie en France.