Dans cet essai, deux psychanalystes assimilent les défis psychologiques de l’immigration à ceux qu’examine la clinique de l’adoption – quitte à franchir le pas de trop.

Les deux premiers chapitres de Psychologie de l’immigration commencent – classiquement – par tenter de décrire le « tsunami » migratoire de la fin des années 2010 en Europe. Les auteurs y formulent des questions sans s’embarrasser de paraître politiquement corrects : « Pouvons-nous adopter ces nouveaux arrivants et faire le pari qu’ils représentent un atout potentiel pour nos pays ? »   ou « Peut-on recevoir tous ceux qui frappent à nos portes et rester nous-mêmes ? »   . Un troisième chapitre fait allusion à un travail mené avec des groupes de réfugiés syriens. De là pourraient être dégagées quatre positions chez les populations arrivées en France dans ces conditions : le sentiment de culpabilité, le volontarisme, la décision de sauver sa propre tête, et la détermination à couper les liens avec le pays d’origine.

L’immigration confronte ceux qui arrivent et ceux qui les accueillent à une « perte ». C’est à cette analyse qu’est consacré le quatrième chapitre. Cette « perte » ne serait « jamais celle qu’on croit ». Les distorsions subies par le prénom et le nom en sont souvent la première manifestation. Mais la perte la plus fondamentale tiendrait à la distance prise avec sa langue maternelle, tandis que la langue du pays d’accueil reste à jamais une langue étrangère.

Par les risques qu’ils prennent, les immigrants soulèvent la question de la valeur de leur vie. L’adoption internationale impliquait déjà d’évaluer la valeur de la vie en termes financiers, pour autant qu’une rétribution devait être fixée. Mais les migrants - adultes et mineurs – sont plus radicaux car ils semblent se livrer eux-mêmes à une forme d’esclavagisme consenti. Et les populations qui les accueillent sont impliquées dans cette tractation.

S’ensuivent deux chapitres assez nettement éloignés du sujet annoncé : l’un ré-ouvrira la question du mariage et de l’adoption par des couples homosexuels, l’autre reviendra sur la distinction entre mère et mère biologique d’une part, entre mère et père de l’autre. Ce qui humanise l’enfant, c’est la parole qui lui est adressée par un adulte qui lui reconnaît une place dans sa filiation. Et ce qui compte, c’est ce que cette parole trahit comme disponibilité à une jouissance qui ne prétend pas être « la » jouissance.

 

Immigration : de quoi parle-t-on ?

Le propos s’est éloigné de l’immigration. Les auteurs ont renoué avec des questions qui leur sont plus familières : l’adoption, l’humanisation par la parole. Le dernier chapitre se présente en réalité comme une défense de l’adoption comme acte profondément humain. Le contexte de la diminution drastique du nombre d’adoptions internationales donne son urgence au propos.

Quid du lien établi entre l’immigration et les transformations de la famille dans une société qui admet aujourd’hui largement l’adoption par des parents homosexuels ? Dans son introduction, C. Melman avait ouvert l’ouvrage sur une question qui constitue la seule tentative de justification de ce chapitre : « Comment se faire adopter si la puissance tutélaire est elle-même en passe de s’affranchir des contraintes de la filiation ? »   . La question posée au seuil de Psychologie de l’immigration ne recevra finalement pas de réponse. Mais le lecteur était-il prêt à en admettre les prémisses et à assimiler l’accueil des populations immigrées à une forme d’adoption ? Quel trait pourrait justifier l’association entre l’immigré et l’enfant adopté ? L’apprentissage de la langue ? Le nombre croissant d’immigrés mineurs ? La notion (vague) d’ « accueil » ? Ou une position paternaliste dont les auteurs se déparent difficilement (ainsi lorsque C. Melman parle, dans son introduction, des « difficultés du petit immigré »).

C’est sur la question de la « perte » que le lien entre l’immigration et l’adoption pouvait le mieux convaincre. La perte n’est dépassable qu’à condition de ne pas être confondue avec une « perte sèche », mais le mauvais accueil réservé par le pays d’arrivée peut interdire ce dépassement souhaitable. La réalité, autrement dit, peut mettre en échec le travail qui s’effectue sur la scène psychique. Or la présentation de cette réalité est précisément ce qui pose problème dans cet ouvrage écrit avec trop de distance pour le sujet dont il est question.

 

L’immigration de loin

Les références à des cas restent toujours très allusives, et portent en réalité le plus souvent sur des adoptions. L’immigration quant à elle est toujours désignée au singulier, là où l’on aurait attendu plus de nuances. Des chiffres sont avancés pour donner la mesure du phénomène. Des exemples sont apportés. Mais les sources avancées surprennent quand il s’agit de Télérama. Le propos tente de se présenter comme progressiste, mais l’on s’étonne de lire que « personne n’accepte de bonne grâce de voir son monde disparaitre, noyé par les vagues de nouveaux venus » ; « l’adoption est un processus de bâtardisation voulu de la race ». Surgit ici un vocabulaire que l’on croyait disparu. L’expression « Français issus de l’immigration » est pointée à plusieurs reprises par les auteurs comme stigmatisante, mais celle de « Français de souche » ne semble pas les déranger. Elle revient à plusieurs reprises, sans distance claire.

Livre écrit trop vite ? Prétention à apporter un point de vue nouveau par la seule invocation de la « clinique » ou d’un idiome lacanien dans lequel sont traduites quelques questions ? Psychologie de l’immigration déçoit d’autant plus que N. Hamad est à la fois reconnu pour sa clinique de l’adoption et pour sa réflexion sur ce sujet et sur le rapport à la langue chez les immigrés intégrés.

L’immigration ne méritait-elle pas autre chose que le recyclage d’une pensée qui a porté ses fruits sur un autre sujet ? Sans doute les psychanalystes ont-ils quelque chose à nous dire sur le nationalisme et le racisme. Freud déjà nous avait éclairés dans Psychologie des masses sur ce qu’il en était de l’identification à un trait regardé comme trait national, et les auteurs reprennent à leur tour cette idée à travers la notion de « culte de l’ancêtre ».

Mais la question brûlante de savoir pourquoi ce repli a lieu maintenant n’est évoquée que très rapidement, à partir de quelques chiffres sur l’inégale répartition des richesses. Peut-être après tout, les psychanalystes n’étaient-ils pas attendus sur ce sujet. Mais on aurait été intéressés de savoir ce qu’ils auraient pu nous dire sur l’inépuisable demande adressée à l’Europe par des réfugiés dont la parole aurait été véritablement interrogée. Un éclairage n’aurait-il pas été également possible sur le déni de réalité de nombreux candidats à l’immigration sur les conditions de migration actuellement en Europe ? Nombreux sont les acteurs piégés aux jeux du désir, mais pour l’instant, ce sont des romanciers, comme l’écrivain sénégalaise Fatou Diome, qui se révèlent être les plus nuancés sur le sujet, et qui l’abordent le mieux dans sa complexité.