Un livre magnifique des photos inédites de Joseph Koudelka sur l'invasion de Prague en 1968. Un document historique inestimable et bouleversant. Commentaire et entretien avec Koudelka.

Place Venceslas, Prague, jeudi 22 août 1968, 17h. La place est déserte, l'armée soviétique ("l'envahisseur") est invisible mais elle est omniprésente. Les Praguois, à l'appel de la radio tchécoslovaque et de la police, renoncent à manifester comme prévu. Dubcek vient d'être déposé. Un homme tend le bras devant l'objectif du photographe : sa montre indique l'heure. Figée. Comme le temps, pour les vingt ans qui vont suivre.

Cette photo de Josef Koudelka (trente ans, en 1968) est l'une des plus célèbres photographies d'actualité de la deuxième moitié du XXème siècle. Elle fut connue et diffusée à l'Ouest, notamment par l'agence Magnum, qui contribua à rendre célèbre cet artiste aux Etats-Unis d'abord, dans le monde ensuite. Dès 1969, le reportage de Koudelka fut à la une des journaux américains, quoique non signé (et diffusé de manière anonyme pour des raisons évidentes de sécurité et pour éviter les représailles sur le photographe et sa famille, restés à Prague). Jusque là, Koudelka s'était intéressé essentiellement aux gitans (ses photographies sont magnifiques, fortes d'empathie, le créateur ayant réussi, selon ses mots, à "apprivoiser" les tsiganes), et à l'univers du théâtre (images splendides de décors en attente d'être utilisés et d'acteurs en scène). Avec Invasion, il atteint bientôt la renommée internationale, quoique anonymement (il reçoit le prix Robert Capa sans que l'on connaisse son nom).

Ce n'est que seize ans plus tard que le photographe a reconnu la paternité de ses photographies.


"Rentre chez toi, Ivan, ta Natacha t'attend"

Mais l'histoire d'Invasion ne s'arrête pas là. Le reportage de Koudelka a été immédiatement célèbre mais d'une manière parcellaire. Seules quelques dizaines de photos ont été connues et médiatisés sur près de 250. Les autres ? Elles ont été conservées par l'agence Magnum, mais archivées de manière anonyme, de sorte qu'elles ont été peu à peu oubliées depuis plus de 40 ans.

A l'occasion de l'anniversaire de Prague 1968, ces photos ont été retrouvées, réattribuées à Koudelka et pour la première fois exposées (par exemple à Istanbul cet hiver, où on a pu les voir), avant de paraître ce printemps dans la plupart des pays. D'où l'intérêt immense de ce livre aux photographies inédites qui permet d'approcher un document historique unique.

L'ensemble est époustouflant. Le texte et les images sont très cohérents et se font échos. On sent la tension monter progressivement, de pages en pages, pour finalement retomber comme une défaite, une incapacité à faire quoi que ce soit, si ce n'est écrire sur les murs - dernier acte possible de résistance.

De leur côté, les soldats soviétiques effacent les insultes écrites à la craie sur leurs chars (des croix gammées par exemple, p. 47). Les slogans amusants rappellent mai 68, mais l'humour est ici d'autant plus noir que l'armée est plus rouge : "Rentre chez toi, Ivan, ta Natacha t'attend" (p. 82) ; "L'Union Soviétique n'a pas sa place aux Jeux Olympiques" (p. 200) ; "Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous" (p. 204) ; "USSR GO HOME !" (p. 283).

La plupart des photographies qui composent ce livre de 300 pages sont inestimables d'un point de vue historique ; mais nombreuses sont les photos dont la qualité artistique est également immense, comme cet homme qui se retourne et semble regarder un visage collé sur une cabine téléphonique (p. 233). Tout l'art de Koudelka consiste à faire oeuvre d'art alors qu'il s'intéresse à l'actualité : le journalisme, le reportage, deviennent, chez lui, oeuvre.

A quoi reconnaît-on un artiste ? A un cadre, une tonalité, un enfant de dos sur le trottoir qui fait sens. A un regard, un angle, un visage.

Ses photos des rues rappellent les images du Rossellini de Rome, ville ouverte ou d'Allemagne, année zéro (par exemple p. 125 ou 150). Des carreaux cassés disent une violence peu montrée ; une banderole pro-Dubcek dit l'espoir du combattant ; les soldats soviétiques en pause rappelle que, dès le départ, ils s'installent pour longtemps ; des retraités reprennent déjà leur vie normale faute de pouvoir déjouer l'histoire.




"J'étais amoureux d'une fille, fou amoureux, et c'est la seule chose dont je me souviens de l'invasion soviétique".

Interrogé longuement par NONFICTION.FR cet hiver, Josef Koudelka a raconté le contexte d'Invasion. Le photographe a décrit sa méthode, improvisée, qui réagit immédiatement à l'évènement. Photographiant les gitans de Roumanie, Koudelka était rentré à Prague le 20 août, la veille de l'Invasion soviétique.  Le 21 août, il devait passer tout son temps à faire ces centaines de photographies avant de réussir à les faire sortir du pays.

Lorsqu'on lui demande de commenter certaines photographies, Koudelka dit humblement ne plus se souvenir du contexte.  Il était, dit-il, avec sa copine de l'époque, et n'a pas toujours gardé en mémoire le sens des évènements. Ainsi de la photographie célèbre où un jeune homme lève la main devant un char (p. 117) : le jeune homme salue-t-il l'envahisseur ? C'est peu probable si on regarde son visage. Tente-t-il de l'arrêter ou de lui jeter un pavé ? Egalement improbable, les soldats russes sembant très sereins face à son geste. Koudelka avoue ne pas savoir expliquer cette scène et cette image, pourtant parmi les plus célèbres. "C'était... il y a quarante ans", explique-t-il, en s'excusant. Et puis, on lui a tellement souvent posé cette question.

"Je me suis trompé plusieurs fois sur la date, sur l'heure" nous dit-il. "Et puis, un jour, je suis revenu à Prague et une personne m'a appelé pour me dire que la photographie de la montre, c'était lui, c'était sa montre. Je ne l'ai pas cru. Jusqu'à ce qu'il me dise qu'il avait fait, après moi, la même photographie, avec ma montre, à moi. Et qu'il l'avait conservé !".

"En 1968, j'étais complètement amnésique de ce qui était en train de se passer. J'étais amoureux d'une fille, fou amoureux, et c'est la seule chose dont je me souviens, au moment de l'invasion soviétique. Je faisais des photos, c'est tout".

L'ouvrage est l'un des plus poignants témoignages de ce que fut, aussi, 1968. Au moment où les étudiants embourgeoisés de la Sorbonne envisageaient de faire la "Révolution", et se voulaient castristes, maoistes ou guévaristes, l'armée Rouge s'apprêtait à rentrer dans Prague. Le printemps était fini de l'autre côté du mur de fer.

* Retrouvez le dossier 68 de nonfiction.fr.

* Les citations de Koudelka sont extraites d'un entretien avec Frédéric Martel à Istanbul, les 28 et 29 janvier 2008.

* La photo qui illustre cet article est de Paulina Suárez, Mexico D.F /fotografía monocromo
Agosto 2007/Titre : "Foto influencia Josef Koudelka".