Un livre traitant de la construction du genre à partir de l’étude approfondie du système scolaire de punitions et de sanctions.
Le livre de Sylvie Ayral s’ouvre sur une interrogation : pourquoi 80% des élèves punis au collège sont des garçons ? A partir de ce constat édifiant, l'auteur tente d’identifier les processus qui, au sein de l’école, conduisent à n’attribuer les punitions et sanctions qu’aux seuls garçons. Elle place la question du genre au centre de cette étude et se propose ainsi de réexaminer les transgressions et le système punitif. L'idée défendue est que les sanctions et punitions à l’encontre des garçons sont inutiles et ont un effet pervers : elles consacrent les garçons, en pleine construction identitaire, dans une caricature de la masculinité qui renforce les pratiques que les sanctions et punitions tentent de corriger. Le système punitif deviendrait donc de moins au moins cohérent avec la mission d’égalité des sexes qu’il prétend remplir.
Dans l’introduction de son ouvrage, l’auteur annonce le déroulement logique de sa recherche : assises théoriques, références bibliographiques, terrain, pratiques de recherche utilisées tout au long des cinq chapitres qui composent le livre. Le premier, intitulé « cadre théorique », explore l’ensemble des théories employées par l’auteur au cours de son travail via les sciences de l’éducation, la sociologie du genre et l’interactionnisme. Le second, nommé « enjeux épistémologiques, méthode, terrain », présente les cinq collèges étudiés ainsi que les modalités de l’étude (accès au terrain, recueil des données, difficultés, biais). Le troisième, « l’appareil punitif : un système de pouvoir autonome», décrit l’autonomisation croissante du système punitif par rapport à son but pédagogique initial. Le quatrième, dit « asymétrie sexuée et impensée », intègre une étude comparative des données quantitatives « les plus significatives » entre les différents établissements et montre comment chaque acteur scolaire se justifie de l’asymétrie sexuée des sanctions et punitions. Enfin, le cinquième chapitre intitulé « des représentations aux pratiques : la fabrique des garçons », tente de prouver que l’asymétrie sexuée des punitions est le résultat d’un processus incitant les jeunes garçons à transgresser les règles et à renverser le rapport hiérarchique quand celui-ci est considéré comme faible ou défaillant.
Pour Sylvie Ayral le système punitif en place ne ferait que renforcer les inégalités de genre en enfermant les hommes dans une « identité masculine stéréotypée ». Les « conduites sexuées ritualisées » joueraient un rôle important dans la reproduction des inégalités sexuées au collège et plus largement dans le mécanisme générant la violence scolaire. Nous organiserons la présentation détaillée de l’ouvrage en suivant le fil de ces cinq chapitres.
Qu’est-ce qu’une sanction ?
Le premier chapitre de l’ouvrage (« cadre théorique »), très dense, pose les bases de la démarche suivie par l’auteur. Il occupe 59 pages du livre sur un total de 204 pages. Ce chapitre fondamental présente de façon cohérente et construite les trois champs disciplinaires sur lesquels s’appuie Sylvie Ayral : les sciences de l’éducation, la sociologie du genre et l’analyse interactionniste. Dans un premier temps, la notion de sanction en éducation est interrogée. Quels sont les « principes » qui sous-tendent la sanction » ? . Il s’agit d’abord d’une notion juridique qui acte une prise de décision. L’éducation nationale, depuis les années 2000 , distingue punitions et sanctions : les punitions jouent le rôle de régulateur dans la vie quotidienne des établissements, tandis que les sanctions relèvent des manquements graves à la discipline et à l’ordre de l’établissement. Il existe donc une graduation dans le rappel à la discipline.
C’est ensuite la place qu’occupe la sanction dans les champs disciplinaires de la philosophie, de la psychanalyse et de l’éducation qui est abordée, tour à tour « force éducative » qui doit affirmer l’assise de la loi (avec Rousseau ou Kant), moyen de maitriser ses pulsions (Freud) ou de « former de futurs citoyens, d’en faire des êtres responsables capables de vivre en société » . Avec l’augmentation des faits d’indiscipline et de leur médiatisation, la sanction a été englobée dans la notion de discipline qui est beaucoup plus large. La « judiciarisation » de la discipline s’appuie désormais sur quatre grands principes pénaux : la proportionnalité, la légalité, l’individualisation et le principe du contradictoire qui implique que toutes les parties soient entendues.
Sylvie Ayral rappelle que la notion de discipline donne lieu à de nombreux débats ambivalents : les familles demandent que leurs enfants « soient tenus et contrôlés» tout en jugeant que la discipline est « désuète et réactionnaire ». Cette relation ambiguë qu’entretiennent les familles avec la notion de discipline se retrouve dans l’institution scolaire qui a du mal à « choisir son camp », car, par ailleurs, le but premier de l’école est « de préparer les élèves à leur insertion sociale et professionnelle et à leur libre exercice de la citoyenneté dans la société civile » . Ce double discours trouve son origine dans la nouvelle réglementation de juillet 2000 qui judiciarise la discipline tout en soulignant son caractère pédagogique : « responsabiliser l’élève et lui rappeler le sens et l’utilité de la loi » . Pour Sylvie Ayral, les notions mêmes de punition et de discipline posent problème. D'ailleurs, la question de leur utilité et de leur justification n’échappe pas à l’institution scolaire.
S'ensuit alors une analyse du fonctionnement du système punitif, appuyée sur Michel Foucault. Les écrits, les règlements et les énoncés de l’institution scolaire permettent dans ce cadre d’identifier les règles de fonctionnement et les comportements qu’elles induisent. La genèse du système punitif actuel coïncide avec la création des CPE et l'usage permanent de l’écrit par ces professionnels, le règlement intérieur qui en 1989 s’inscrit dans « une définition contractuelle des droits et des obligations des usagers du service public d’éducation » et la note de vie scolaire qui apparait en 2003 et parachève l’autonomisation du système punitif en incluant une note de discipline dans l’évaluation des élèves, note qui préfigure jusqu’à l’obtention du brevet . La circulaire instituant la note de vie scolaire établit le modèle « de l’élève idéal ». Elle définit en effet un certain nombre de comportements ou d’activités à valoriser ou à sanctionner à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement (action envers les personnes âgées ou handicapées, participation à une action de solidarité internationale, etc.) . D’après l’auteur, ce système pénalise les élèves déjà identifiés comme élèves « à problèmes » et modélise un comportement idéal que les élèves doivent adopter. Il est rappelé que ce système de coercition, basé sur l’usage systématique de l’écrit, tire sa légitimité de la mise en place d’un processus de décision ritualisé et acté (conseils de disciplines, réunions diverses…).
Le système punitif tend donc à s’autonomiser de la sphère éducative et renforce la hiérarchie des relations entre adultes et élèves.
Stéréotypes de genre en milieu scolaire
On en arrive à l’introduction de la question du genre, ou plus précisément de la construction de l’identité sexuelle. Tout d’abord, l’auteur de La fabrique des garçons propose un rapide résumé de la manière dont le genre a été pensé par les intellectuels. Elle distingue ainsi deux périodes. La première donne lieu à une analyse des sexes de façon binaire (les hommes et les femmes) : Sigmund Freud, Margaret Mead, Simone de Beauvoir, la mouvance féministe des années 1968, la critique de la hiérarchie entre les sexes au détriment de la femme jugée comme « le sexe faible », Maurice Godelier et Pierre Bourdieu sur la construction de l’identité masculine. Dans les années 1990, le « système binaire de sexuation » est remis en question. Il laisse place à une deuxième période, caractérisée par la thématique de l’indétermination des sexes. Pour Sylvie Ayral, les études sur le genre ont révolutionné le monde des sciences humaines : mettant en avant le caractère construit de l’identité sociale et sexuelle de chaque individu, elles ont permis l’éclatement des « visions essentialistes de la différence des sexes » et des stéréotypes qui en découlent. Les relations sociales entre les sexes sont questionnées. Le genre masculin n’est plus considéré comme une catégorie neutre. Les questions de pouvoir et de politique s’introduisent dans la question du genre.
Tandis que les hommes et les femmes sont toujours socialisés par la différenciation des sexes et par l’assignation précise des rôles en fonction du sexe, l’adolescence est une période centrale de la vie. Sylvie Ayral aborde le sujet en se centrant sur la question de la sexualité et du premier rapport sexuel, qui symboliserait ce passage et la construction de l’individualité propre à cet âge de la vie. L’éducation sexuelle au collège, qui prône l’égalité des genres et la compréhension des différences, ne serait d’aucune efficacité face à l’effet du groupe de pairs qui perpétue l’assimilation des hommes au sexe « fort ». Cette pression des pairs, située face aux différents « modèles » masculins connus (Tokyo Hotel pour l’allure androgyne, Chabal pour l’allure virile), se renforce souvent par le biais du rejet de l’homosexualité. Quoi qu’il en soit, les stéréotypes de genre persistent.
Enfin, le rapport entre ces stéréotypes et l’univers scolaire est examiné. Le collège est décrit comme un mixte où les filles et les garçons se « toisent » sans se mélanger réellement : le choix des filières au lycée l’illustre particulièrement bien. 80% des élèves inscrites dans des filières littéraires sont des filles, les hommes se destinant à des filières plus techniques. La composition essentiellement féminine des personnels scolaires dans le secondaire et masculine dans l’enseignement supérieur incarne une fois de plus cette asymétrie des sexes.
L’autonomisation du système punitif
Après un second chapitre consacré à la méthodologie, sur lequel nous ne reviendrons pas, le troisième chapitre, intitulé « l’appareil punitif : un système de pouvoir autonome », porte sur l’interprétation des données de l’enquête.
L’analyse des différents règlements internes dans les établissements étudiés conduit à mettre en évidence l’existence d’une « mise en scène » de la hiérarchisation des pouvoirs scolaires et l’impossibilité de les critiquer ou de les contester pour les élèves. Les formes syntaxiques utilisées et les références constantes au droit donnent à ces règlements une assise institutionnelle : ils reprennent pour la plupart les principes généraux des punitions scolaires et sanctions disciplinaires définis par le Bulletin Officiel. La plupart des règlements insistent beaucoup sur les obligations des élèves mais peu sur leurs droits. Comme le souligne Sylvie Ayral, « le règlement intérieur exige des élèves une soumission totale » . L’ensemble de ces règlements définit la « normalité », même si celle-ci varie d’un établissement à l’autre : le collège C insiste par exemple sur la tenue vestimentaire tandis que le collège A se focalise sur le silence en classe, sur le fait de lever la main pour prendre la parole ou d’attendre la permission du professeur pour s’asseoir.
L’approche comparative des dispositifs de sanction montre assez bien les différences entre les établissements : le collège A met en place un système automatique de sanctions (3 avertissements = une exclusion), le collège B considère l’avertissement écrit comme une punition, les autres établissements en font une sanction disciplinaire comme les autres. Dans l’ensemble, Sylvie Ayral constate avec justesse l’écart flagrant qui subsiste entre les règlements et leur application. Les quatre grands principes pénaux (la proportionnalité, la légalité, l’individualisation et le principe du contradictoire) relatives aux sanctions et aux punitions ne sont absolument pas appliqués dans l’ensemble des établissements, malgré la mobilisation d’un vocabulaire juridique dans ces règlements. L’analyse des données montre par ailleurs une fluctuation quantitative des sanctions selon plusieurs facteurs, tels que la tolérance des équipes pédagogiques et même le moment de l’année.
Enfin, Sylvie Ayral propose de parler d’une « autonomisation » accrue du système punitif par rapport au système pédagogique. Par autonomisation, il est que entendu que si le système de punitions repose, d'après les textes, sur la concertation d’un ensemble d’acteurs de l’établissement qui doivent décider collégialement des sanctions à prendre, dans les faits, le choix d’attribuer ou non des punitions se produit sans concertation.
La fabrique des garçons
Le quatrième chapitre se consacre aux résultats de l’enquête examinés sous l’angle du genre. Et ces résultats sont édifiants : les garçons représentent 79,9% des élèves punis et sanctionnés et 83,7% des élèves ayant reçu une sanction disciplinaire. L’analyse des types de sanction fait apparaitre que les garçons sont les plus touchés par les sanctions graves comme celles régissant les faits d’indiscipline, l’insolence ou l’atteinte aux biens et aux personnes. L’analyse croisée des variables de sexe, de retard scolaire ou de milieu socio-économique démontre finalement que « le fait d’être un garçon est la variable centrale dans la probabilité d’être puni au collège » .
Les données qualitatives, issues des questionnaires et des entretiens, permettent quant à elles de décrire comment les acteurs de l’institution (professionnels aussi bien qu’élèves) justifient cette asymétrie sexuée. Les registres argumentatifs sont divers : ils s’appuient sur des arguments dits « biologiques », « psychologiques » ou « anthropologiques ». Les entretiens effectués avec des garçons mettent en lumière leur intériorisation précoce des stéréotypes de genre, rappelant que les filles seraient plus « fragiles, discrètes et plus réfléchies ». Ceux-ci justifient en fait leurs conduites par les mêmes arguments qu'utilisent les adultes. Pour Sylvie Ayral l’intériorisation et la justification de cette asymétrie proviendraient de la pression de « l’hétéro normativité », particulièrement forte durant le processus de socialisation masculine. Du côté des filles, les entretiens laissent supposer une pression de « l’hétéro normativité » moins prononcée que parmi les garçons. Fait important, contrairement à leurs camarades masculins, les filles ne se représentent pas elle-même comme un groupe homogène.
Le cinquième et dernier chapitre du livre propose de vérifier l’hypothèse de départ selon laquelle l’asymétrie sexuée des punitions pousserait les garçons à se conforter dans le stéréotype de l’homme viril. Selon Sylvie Ayral, la construction du genre est profondément ancrée dans l’inconscient du personnel éducatif et des élèves, filles ou garçons. Ces derniers oscillent entre deux modèles identitaires masculins : celui de la réussite scolaire, assimilé à la figure de « l’intellectuel » ou de l’« homme mou », et celui de l’homme viril via la poursuite des sanctions et punitions. Les garçons se perdraient ainsi entre deux injonctions contraires : celle de l’institution scolaire et celle des pairs. Ils adopteraient donc le plus souvent un comportement violent, sexiste, et homophobe afin de se réaliser parmi leurs camarades de classe, réalisant de ce fait leur identité masculine. Les filles et le personnel éducatif essentiellement féminin auraient quant à elles incorporé cette volonté de domination masculine : les personnels éducatifs femmes seraient plus victimes des comportements déviants du fait de leur statut de « sexe inférieur ». Enfin, l’institution scolaire, plus particulièrement le personnel éducatif, au lieu de remettre en question ce modèle d’éducation « masculin », ne ferait que le renforcer en sanctionnant vigoureusement les transgressions masculines.
En conclusion
Pour conclure, le livre de Sylvie Ayral relance le débat concernant l’influence des modèles sociétaux sur l’école, son personnel éducatif et ses élèves. Ce travail permet de comprendre que la question du genre demeure un problème de société qui traverse l’ensemble des institutions. Quelques critiques peuvent néanmoins être formulées.
- On regrette tout d’abord l’absence de considération envers les avancées dans le domaine de l’égalité des sexes, de l’homosexualité, de la recomposition de l’identité masculine (voir par exemple l’ouvrage collectif Identité masculine, permanence et mutations publié à la Documentation française en 2004 ou les travaux de Maurice Godelier sur la crise de la masculinité). L’évolution des mœurs depuis les années 1960 ne nous semble pas suffisamment prise en compte dans l’analyse.
- Les possibles changements de comportement des garçons en grandissant, au-delà du collège et dans le monde du travail, ne sont pas évoqués. En examinant la construction identitaire au seul moment de l’adolescence, période « sacralisée », l’auteur n’inscrit pas son analyse dans la durée. Or, la construction identitaire et sexuelle des individus s’élabore tout au long de leur vie.
- L’auteur affirme qu’au collège les garçons et les filles se toisent sans se mélanger. Il serait utile de rappeler que les relations amoureuses et le premier rapport sexuel sont des espaces de confrontation et d’échanges où les stéréotypes se rencontrent et se déconstruisent potentiellement.
- En ce qui concerne les sanctions et punitions, Sylvie Ayral les analyse uniquement au prisme de conduites ritualisées et fait l’impasse sur l’étendue des motivations pouvant conduire un individu à enfreindre les règles : sentiment de révolte, mal-être momentané, "appel au secours", etc.
- S’il est rappelé que le modèle stéréotypé de l’homme viril s’est brisé et que de nombreux garçons ne savent plus à quel modèle se référer, le lien entre stéréotype des sexes et domination masculine reste flou : il n’est pas complètement démontré.
- Sylvie Ayral oublie la capacité de subjectivité des acteurs et leur aptitude à se remettre en question.
Pour autant, ce livre a le mérite de réaffirmer avec force la vertu de la sanction à vocation éducative et rappelle avec brio la montée en puissance d’un système « du tout répressif et de la tolérance zéro » qui ne résout pas les problèmes visés. Enfin, au-delà des compléments à apporter, il serait intéressant et utile de faire des propositions pour réformer le système scolaire tant critiqué. Ce qui constituera, peut–être, l’objet d’une prochaine publication ?