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NOTE
La constance du sage, V, 2).
On peut estimer que, touchant le point de savoir comment il convient de penser le lien établi entre le bonheur et les biens de fortune (tels que les dignités, les honneurs, les richesses, la beauté, etc.), deux positions distinctes ont été défendues dans l’histoire de la philosophie. D’un côté, se trouve l’école de ceux qui soutiennent la thèse selon laquelle, pour être heureux, il importe d’attacher un clou à la roue de la fortune, c’est-à-dire de trouver un moyen de fixer la fortune, de s’en rendre maître – par exemple, en n’attendant rien de ce qui nous vient de l’extérieur et qui peut nous être repris aussi facilement (
easy come, easy go, disent les Anglo-Saxons). C’est cette morale qui nous recommande de faire contre mauvaise fortune, bon cœur, de ne pas se laisser abattre par les déceptions, les événements fâcheux, de traverser la vie d’un air serein en opposant sa tranquillité d’âme intérieure à l’agitation du monde extérieur. D’un autre côté, se trouve l’école de ceux qui tiennent à marquer l’importance de la possession des biens de fortune pour réunir les conditions du bonheur, et qui soulignent par exemple que s’il est vrai que l’argent ne fait pas le bonheur, il est non moins vrai qu’il y contribue en quelque mesure. L’homme heureux, dira-t-on alors, est, qu’on le veuille ou non, l’homme à qui la fortune a souri.
L’ouvrage de Martha Nussbaum est consacré à la présentation à l’élucidation de cette seconde thèse, telle notamment qu’elle a été défendue par les poètes tragiques et par Aristote, et des débats qu’elle a pu susciter à l’époque de la Grèce antique. Comme elle le montre de manière convaincante Aristote ne cesse d’indiquer que la capacité d’exercer la fonction de citoyen, les activités impliquées dans les différentes sortes d’amour et d’amitié, et même les activités associées aux vertus éthiques majeures (comme le courage, la justice, etc.), requièrent des conditions
externes que la bonté de l’agent ne peut pas, à elle seule, garantir. Eliminer de telles conditions en supprimant purement et simplement ces activités de l’horizon d’une vie heureuse reviendrait à appauvrir considérablement l’existence. Il semble difficile de nier qu’une personne jetée en prison et torturée, qu’une personne frappée d’incapacité par une longue maladie qui l’a défigurée, qu’une femme violée par l’ennemi et réduite en esclavage, a été privée à tout le moins d’éléments essentiels pour un épanouissement humain. Si ces gens ne sont pas irrémédiablement malheureux, ils ne sauraient non plus avoir une vie tout à fait bonne avec le peu de chose dont ils disposent. Sauf à identifier la vie épanouie à un état vertueux du caractère ou avec certaines activités (en particulier la contemplation intellectuelle) que l’on supposera le moins dépendantes possibles des conditions externes, il est impossible de considérer que le bonheur peut être atteint, mais la question est alors de savoir si une conception aussi restrictive de l’épanouissement humain ne voue pas les êtres humains à une vie si appauvrie qu’elle ne vaut même plus la peine d’être vécue.
Si une vie complètement invulnérable aux coups du sort peut apparaître à juste titre comme terriblement appauvrie, cela ne signifie pas que nous devrions préférer des vies risquées à des vies plus stables, ou chercher à maximiser notre propre vulnérabilité comme si c’était un bien en soi. Comme l’écrit Matha Nussbaum : « Jusqu’à un certain point, la vulnérabilité est une condition de fond nécessaire de certains biens humains authentiques. Ainsi, toute personne qui aime un enfant se rend vulnérable, et pourtant l’amour des enfants est un bien authentique »
p. LI