Echos des Lumières - Les Lumières vont au cinéma
[lundi 13 mai 2019 - 07:00]

Echos des Lumières est un nouveau projet animé par des doctorants en histoire moderne, destiné à explorer les relations entre l'actualité et le XVIIIe siècle. 

 

Alors que le festival de Cannes, attendu par les critiques et cinéphiles du monde entier qui auront l’occasion de découvrir une sélection alléchante, ouvre ses portes demain, vos sourcils doivent se froncer si nous vous disons qu’avant les Frères Lumière… les Lumières allaient au cinéma ! En effet, il n’a pas fallu attendre la naissance du cinématographe pour que les publics frémissent à l’idée d’assister à des projections, d’un genre certes bien différent, et se passionnent par les pouvoirs fascinants de l’image animée. Des boîtes d’optique et des lanternes magiques au fantascope de Robertson, le cinéma possède une préhistoire aussi longue que passionnante.

 

Aux origines du Septième Art

Le XVIIIe siècle fut bel et bien celui de la lumière. Les savants, les peintres, les architectes ou encore les décorateurs étaient unanimement galvanisés par les recherches sur la lumière et l’optique, dont les applications permettaient souvent d’enrichir le répertoire visuel des décors d’opéras. Pour composer ces derniers, on utilisait de plus en plus fréquemment des transparents. En Angleterre, le célèbre paysagiste Thomas Gainsborough (1727-1788) mit au point une boîte d’optique qu’il baptisa Show Box, et qui permettait de voir défiler plusieurs paysages peints sur verre. Il est facile de se représenter le dépaysement total et l’éclat bigarré des couleurs projetées, quand on sait que la boîte pouvait contenir des paysages en tous genres, de l’aube jusqu’au crépuscule ! Les salons et les spectacles forains adoptèrent avec une ferveur inégalée ces procédés et cette machine fonctionnant grâce à une lentille biconvexe et un miroir incliné à 45°, dont Carmontelle a d’ailleurs donné une représentation saisissante.

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Les expériences d’optique étaient déjà familières avec le principe de la chambre noire, qui permettait de donner à voir ce que l’on appelait alors le « mouvement continué », c’est-à-dire le mouvement interne de l’image, comme le résumait le jésuite Jean Leurechon en 1626 :

« Sur tout il y a du plaisir à veoir le mouvement des oyseaux, des hommes, ou autres animaux & le tremblement des plantes agitées du vent ; car […] cette belle peinture, outre ce qu’elle est raccourcie en perspective, représente naïvement bien ce que jamais peintre n’a pu figurer en son tableau, à sçavoir le mouvement continué de place en place. »

René Descartes théorisa également dans sa Dioptrique (1637) le mécanisme de la projection de l’image : « On ne peut douter non plus que les images qu’on fait apparaître sur un linge blanc, dans une chambre obscure, ne s’y forment tout de même et pour la même raison qu’au fond de l’œil ».  Il est difficile de déterminer la paternité de la lanterne magique, cet instrument d’optique projetant des figures fixes ou animées peintes sur verre. Elle fut en tout cas commercialisée dès 1662 par le physicien hollandais Christian Huygens, qui ne cessa dès lors de la perfectionner et de la répandre en Europe. Au cours de ses pérégrinations en Allemagne en 1674, Charles Patin assiste ébahi à un spectacle réalisé à partir de ce curieux objet qui « reçoit les espèces [images] des objets éloignés par un filet de lumière, et qui roulant dans les ténèbres, les y imprime et leur fait suivre son mouvement ». Les ingénieux illusionnistes remuaient alors les ombres « sans le secours des enfers » et faisaient frissonner les spectateurs au moyen d’images fantasmagoriques de squelettes, de monstres ou de fantômes que les vues transparentes peintes sur des plaques de verre projetaient aussi, d’une certaine façon, sur les fantasmes du public. La lanterne magique, si l’on s’en tient à cette gravure de Gravesande, méritait bien son appellation de « lanterne de peur ».

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Patin ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit que « c’est cet Art trompeur qui se joue de nos yeux, & qui avec la règle & le compas dérègle tous nos sens ». La déstabilisation profonde des sens, la désorientation consciemment recherchée des spectateurs et le triomphe du pouvoir de l’illusion constituent en ce sens autant d’artifices et d’effets que le cinéma, depuis Georges Méliès, a toujours cherché à atteindre.

Rimant aussi bien avec raison qu’illusion, le XVIIIe siècle était déjà étonnamment préoccupé par la question de l’animation de l’image ! En 1736, l’abbé Nollet entama un voyage en Hollande, où il rencontra notamment un savant du nom de Pieter van Musschenbroeck qui projetait des plaques animées de son invention. Nollet les décrivait en ces termes dans ses Leçons de physique expérimentale :

« La planche XXI représente un moulin, lequel, à l’exception des quatre ailes, est peint sur un verre, qui tient bien ferme dans le bois, sans y avoir le moindre mouvement. Les quatre ailes sont représentées sur un autre verre rond, qui est collé dans un châssis de cuivre qu’on peut tourner à l’aide d’une corde, laquelle passe autour du châssis de cuivre et la roue. En B, il y a une manivelle avec laquelle on tourne. Voilà de quelle manière on représente un moulin à vent qui tourne. »

Les plaques animées ont été massivement utilisées jusqu’à l’avènement du cinéma, et la lanterne magique a, de ce fait même, régné sans partage sur l’écran des illusions et des divertissements visuels.

 

De la lanterne magique au fantascope

Leur perfectionnement atteignit d’ailleurs un point d’orgue remarquable à la fin du XVIIIsiècle. En 1792, un physicien allemand du nom de Philidor se fit connaître du Paris révolutionnaire pour ses spectacles de « phantasmagories », déjà éprouvés à Vienne et à Berlin. C’est vraisemblablement à ce personnage, dont on sait finalement peu de choses, que l’on doit l’idée de placer la lanterne de projection derrière l’écran, de façon à se dérober aux yeux des spectateurs.

Étienne-Gaspard Robert dit Robertson, un liégeois passionné d’optique, de physique et d’électricité, assista à l’un des spectacles de Philidor. Dans les années 1780, il avait déjà cherché à améliorer la lanterne de l’allemand Kircher datant du XVIIe siècle, en essayant d’animer les ombres projetées. En 1798, il ouvrit une première salle de projection, située au Pavillon de l’Échiquier, puis une deuxième en 1799 au couvent des Capucines, date à laquelle il déposa un brevet pour le fantascope.

Ses spectacles catalysèrent des foules considérables autant qu’elles défrayèrent la chronique et laissèrent pantois même les plus rétifs à l’illusion. Tout comme la machine de Philidor, celle de Robertson prenait place derrière un rideau tendu servant d’écran, et ne pouvait donc être visible, renforçant la stupeur des spectateurs. Mais la seconde astuce s’avérait encore plus ingénieuse : composé de pattes de bois avec des roues, le fantascope pouvait glisser sur deux rails de cuivre fixés au sol, permettant d’agrandir ou de rétrécir l’image, mais aussi de la rapprocher ou de l’éloigner. Robertson inventait, sans le savoir par définition, le travelling, qui ne fut d’ailleurs redécouvert que bien après l’invention du cinématographe. En effet, ce procédé ne réapparut comme tel qu’en 1914, dans le film Cabiria de Giovanni Pastrone. Chemin faisant, le savant liégeois expérimentait le zoom, dont l’apparition sur les écrans de cinéma est à situer vers la fin des années 1920. Les spectacles de Robertson, sous la bannière de la « fantasmagorie », consistaient, dans la lignée de la « lanterne de peur », à faire surgir des spectres des ténèbres. Le Littré renvoie d’ailleurs la « fantasmagorie » à l’« art de faire voir des fantômes, c’est-à-dire de faire paraître des figures lumineuses au sein d’une obscurité profonde ».

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Une réception en trompe l’œil

Ces procédés furent toutefois loin de déclencher d’unanimes éloges. Les académiciens du XVIIIesiècle et les tenants de la science sérieuse disqualifièrent sans autre forme de procès cette instrumentalisation de l’optique à des fins futiles bien que spectaculaires, les microscopes et les télescopes demeurant les seuls instruments légitimes. Si l’opposition entre élite savante et petit peuple ignorant gagnerait à être relativisée à l’aune des recherches récentes, il n’en reste pas moins que la suspicion à l’égard des lanternes magiques et du fantascope, redoublée par leur caractère peu explicatif et didactique, n’était pas sans rappeler le violent opprobre que jeta Georges Duhamel sur le cinéma en 1930. Sous sa plume féroce, le cinéma devenait alors « un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. » Au XVIIIe siècle, la physique amusante avait, elle aussi, aussi bien ses adulateurs que ses détracteurs. Une partie des autorités ecclésiastiques, par exemple, voyait d’un œil pour le moins suspect ces inventions sataniques même si, dès le XVIIe siècle, le père Athanasius Kircher comprit tout le potentiel de la projection lumineuse pour prêcher la crainte de Dieu et faire apparaître diables et démons en tous genres…

La posture de Robertson était elle-même profondément ambigüe. Prétendant éclairer le public, il le plongeait irrémédiablement dans le noir. En ces temps de bouleversements révolutionnaires, il entendait démasquer les « fourberies sacerdotales » et la vénération aveugle des prêtres. Si son spectacle devait revêtir une puissante fonction pédagogique et servir à éradiquer les superstitions et les préjugés, ce qu’il écrivit des raisons qui l’avaient conduit à s’intéresser aux phénomènes optiques concordait toutefois assez mal avec cette posture rationaliste. Il avouait lui-même avoir été longtemps sous l’empire du merveilleux, du diable, des évocations et des enchantements, ce qui n’avait rien d’étonnant puisqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’attrait pour les forces occultes de la nature témoignait de la complexité de la relation entre sciences nouvelles et savoirs anciens, entre matérialisme et spiritualisme, entre croyances surnaturelles et culte de la raison. Les spectacles de Robertson attisaient tous les sens et, en employant des bruitages et en diffusant des odeurs d’encens (le cinéma 4-D avant l’heure !), visaient à reconstituer sous les yeux des spectateurs et de la manière la plus immersive possible les scansions de la geste révolutionnaire. Le conventionnel Poultier d’Elmotte décrit dans son journal, l’Ami des lois, l’atmosphère lugubre et spectrale du pavillon de l’Échiquier :

« Dans un appartement très éclairé, au pavillon de l’Échiquier, n° 18, je me trouvai, avec une soixantaine de personnes, le 4 germinal. À sept heures précises, un homme pâle, sec, entre dans l’appartement où nous étions. Après avoir éteint les bougies, il dit : “Citoyens et messieurs, je ne suis point de ces aventuriers, de ces charlatans effrontés qui promettent plus qu’ils ne tiennent : j’ai assuré que je ressusciterais les morts, je les ressusciterai. Ceux de la compagnie qui désirent l’apparition des personnes qui désirent l’apparition de personnes qui leur ont été chères, et dont la vie a été terminée par la maladie ou autrement, j’obéirai à leur commandement”. Il se fait un instant de silence ; ensuite un homme en désordre, les cheveux hérissés, l’œil triste et hagard, dit : “Puisque je n’ai pu rétablir le culte de Marat, je voudrais au moins voir son ombre”.

Robertson verse, sur un réchaud enflammé, deux verres de sang, une bouteille de vitriol, douze gouttes d’eau-forte, et deux exemplaires du Journal des Hommes libres ; aussitôt s’élève, peu à peu, un petit fantôme livide, hideux, armé d’un poignard et couvert d’un bonnet rouge : l’homme aux cheveux hérissés le reconnaît pour Marat, il veut l’embrasser ; le fantôme fait une grimace effroyable et disparaît… »

Au moment où les croyances vacillaient, l’imaginaire faisait son retour en force, vraisemblablement parce qu’il venait combler un vide laissé par l’adoption d’une vision rationnelle du monde et des phénomènes. Le cinéma fantastique moderne, de Nosferatu à Dracula, ne fait d’ailleurs rien d’autre lorsqu’il joue savamment sur la frontière poreuse entre la croyance et la non-croyance, entre la dénégation et la réalité. Louis-Sébastien Mercier, écrivain des Lumières et auteur d’un monumental Tableau de Paris, cristallise en quelques lignes la tension à l’œuvre dans la fantasmagorie de Robertson, investie de la capacité à promouvoir les progrès des Lumières, tout en autorisant une rêverie décuplée par la désorientation des sens inhérente au fantascope :

« Le philosophe ne rejette point ce spectacle, qui, par le jeu et le combat de l’ombre et de la lumière, nous place entre les corps et les esprits, et pour ainsi dire, sur les limites d’un autre monde […]. Oui, ces ténèbres augustes sont la clef d’un autre monde. Quand je suis perdu dans cet espace de clarté, ma pensée vole au centre et s’y rattache ».

 

À l’instar du cinéma, les procédés optiques du XVIIIe siècle outrepassaient les limites du sensible pour projeter à l’intérieur de l’esprit du spectateur une multitude d’images et le plonger inexorablement dans les limbes des songes. De ce fait, le cinématographe des frères Lumière et les effets spéciaux de Méliès ont représenté en ce sens moins des révolutions techniques que le parachèvement d’un long héritage. Ce legs constitue bien plus qu’une sorte d’archéologie poussiéreuse du cinéma : le siècle des Lumières a non seulement inventé des procédés techniques largement réadaptés par le Septième Art, mais il a formulé des questionnements inédits sur la perception de l’image animée et les effets de l’illusion.

 

Pour aller plus loin :

Claude Lamboley, « Étienne-Gaspard Robertson (1763-1837). Fantasmagore oublié, Précurseur des trucages cinématographiques »Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, vol. 47, 2017.

Françoise LevieÉtienne-Gaspard Robertson, la vie d’un fantasmagore, Longueuil et Bruxelles, Les Éditions du Préambule et Sofidoc, 1990.

Laurent Mannoni, « Christian Huygens et la“Lanterne de peur” : l’apparition de la lanterne magique au XVIIe siècle »1895. Revue d’histoire du cinéma, n° 11, 1991, p. 49-78.

Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994.

Charles Patin, Relations historiques et curieuses de voyages, en Allemagne, Angleterre, Hollande, Bohême, Suisse, etc., Amsterdam, Pierre Mortier, 1695.

Jacques Perriault, « La production des simulacres visuels au siècle des Lumières »Culture technique, n° 24, 1992, p. 19-25.

Isabelle Saint-Martin, « “Sermons lumineux” et projections dans les églises, 1884-1912 »Revue des Sciences Religieuses, vol. 78, n° 3, 2004, p. 381-400.

 

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rédacteur : Jan SYNOWIECKI