La question irlandaise à travers un destin tragique
[mardi 07 mai 2019 - 11:00]

Pierre Alary, dessinateur de la célèbre série d’espionnage Silas Corey, et qui a déjà abordé l’Histoire avec les Paroles de poilus en 2006, poursuit son travail d’adaptation en bandes dessinées des romans de Sorj Chalandon. Retour à Killybegs, pendant de Mon traître, est la mise en images du roman éponyme récompensé par l’Académie Française. La question irlandaise est abordée ici sous un angle plus précis et approfondi que dans l’épisode précédent. Mon traître relatait la rencontre un peu naïve d’Antoine, un luthier parisien, avec l’Irlande des années 1970 et son implication plus ou moins réussie dans l’IRA. Il ira jusqu’à aider les rebelles irlandais en fournissant une chambre de bonne à Paris pour fournir une planque à ses agents exilés. Retour à Killybegs est quant à lui beaucoup plus centré sur l’armée républicaine irlandaise elle-même et l’histoire personnelle de Tyrone Meehan, l’ami d’Antoine dans le précédent tome, qu’il est préférable d’avoir lu. Tyrone revient dans la maison de son père à Killybegs, dans le Donegal, en république d’Irlande, où il écrit ses mémoires dans un journal. On suit la vie de Tyrone depuis l’enfance jusqu’à son retour au pays en 2006, peu de temps avant sa mort.

Le cheminement de Tyrone

On rencontre le père de Tyrone, soldat de l’IRA dont l’histoire trouble le fera finalement détester par sa propre communauté. Ce père alcoolique et violent qui maltraite sa famille mourra de froid sur une grève, solitaire dans la mort comme dans la vie. Tyrone, dont nous avons ici un aperçu de l’enfance pauvre et malheureuse, aura avec son père des rapports contradictoires, à la fois père aimé et redouté, qui expliquent sans doute son histoire personnelle pleine de paradoxes. Alors qu'il est adolescent, Tyrone assiste à la découverte de l’IRA, de l’Irlande et de son histoire. Il ne connaît ni ne comprend encore tous les enjeux de cette lutte armée mais s’engage malgré tout, motivé par les injustices qu’il vit et dont il est témoin. Les événements vécus pendant son adolescence se déroulent pendant la seconde guerre mondiale avec en toile de fond l’engagement des Britanniques contre Hitler, que les nationalistes irlandais perçoivent comme une occasion de se débarrasser de l’occupant anglais. « Ce qui est mauvais pour les Brits est bon pour nous » va jusqu’à dire un soldat de l’IRA, ce qui met en lumière les relations parfois troubles de certains volontaires de l’IRA avec l’Allemagne nazie.

 

Traître malgré lui

Tyrone découvre par conséquent un monde beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier regard. En témoigne ce passage où un policier catholique, père de neuf enfants, se fait abattre par les nationalistes. Tyrone est confus, parce qu’il pensait que le conflit était entre catholiques et protestants. On lui explique alors que ce n’est pas une question de religion et que ce policier catholique qui travaillait pour les Britanniques était un traître. C’est sans doute ici un élément important dans la vie de Tyrone, destiné à trahir lui-même.

Tyrone, pris au piège lorsqu’il tue lui-même un ami de l’IRA lors d’une manifestation, sera instrumentalisé par les services secrets anglais et deviendra un traître pour les siens, tout en pensant, et c’est là son cas de conscience, rendre un service à son pays en accélérant le processus de paix. Ce qui peut sembler noir et blanc de prime abord se révèle être très complexe. Le récit qui fait la part belle aux relations entre Tyrone et sa famille, sa communauté et les membres de l’IRA met bien en évidence les contradictions internes inhérentes à la période.

Les troubles

Entre les années 40 et le processus de paix des années 90, l’Irlande du Nord est déchirée. Les conflits entre catholiques nationalistes et protestants loyalistes font rage à partir des années 1960, avec pour conséquences de nombreux morts, des familles endeuillées et des arrestations. Le point culminant des troubles en Irlande du Nord a lieu à la fin des années 70 et au début des années 80, pendant l’ère Thatcher. Les Britanniques tenteront maladroitement de trouver une solution à cette guerre civile entre Irlandais et feront beaucoup de prisonniers chez les nationalistes. Les prisonniers considérés comme les plus dangereux, membres de l’IRA, sont internés à la prison de Long Kesh, dans le bloc H, où les conditions sont particulièrement rudes. Le gouvernement britannique refusera toujours à ces hommes le statut de prisonnier politique, ce qui entraînera la « blanket and no-wash protest », une grève de la faim associée à une grève de l’hygiène bien décrites ici. Les cases montrent bien les conditions extrêmes de détention dans le bloc. On voit les détenus nus enveloppés dans leur couverture, étalant leurs excréments sur les murs et urinant à même le sol. Le traitement réservé aux prisonniers par les gardiens britanniques est extrêmement brutal. Tyrone est roué de coups, tiré par les cheveux, perd des dents. Des images qui rappellent Hunger, le film de Steve Mc Queen consacré à Bobby Sands, que l’on aperçoit dans ces planches. Sands, gréviste de la faim pendant plus de deux mois, que la Première ministre britannique de l’époque, Margaret Thatcher, laissera mourir dans la geôle irlandaise. Cela suscitera une indignation internationale.

 

Des réponses

Retour à Killybegs est un roman graphique. Pierre Alary et Sorj Chalandon donnent ici en se concentrant sur Tyrone beaucoup de réponses aux questions laissées en suspens en fermant Mon traître. Le va-et-vient entre les événements de la vie de Tyrone et le moment de son retour dans la maison paternelle où il attend d’être tué est parfaitement maîtrisé. La chronologie biographique exigée par la rédaction d’un journal n’est jamais brisée. Le propos est très bien servi par la mise en images et le découpage est très cinématographique. Le coup de crayon d’Alary, semi-réaliste, est incisif et précis, parfois proche de l’esquisse. L’ambiance terne et lugubre de Long Kesh est très bien rendue par le dessinateur qui utilise le noir et blanc dans les planches concernées. De manière générale, la colorisation fait assez largement appel à une certaine monochromie qui rend très bien l’atmosphère sombre et incertaine de ces années troublées. Elle est brisée quand nécessaire par l’utilisation de couleurs plus vives dans certaines cases, ce qui permet de mettre en relief les émotions des différents protagonistes. Alary signe un beau et épais roman graphique qui illustre de belle manière une destinée paradoxale et le tréfonds d’une âme humaine, son rapport à une cause et à des idéaux, à la fidélité et à la trahison.



rédacteur : Olivier RIME