"La lutte des classes", ou qui veut sauver l’école publique ?
[dimanche 05 mai 2019 - 09:00]

A la fois drôle et impertinent, le dernier film du réalisateur Michel Leclerc (Ôtez-moi d’un doute, Les chaises musicales), sous l’apparence d’une comédie des différences socio-culturelles, pose la question de la capacité de l’école publique à contribuer à la démocratie.

   

Rester fidèle à ses principes, même de l’autre côté du périph'

Lui est batteur dans le groupe de punk rock Amadeus77. Elle, après une enfance dans les tours HLM de Bagnolet, est devenue avocate. Ils viennent d’acheter la baraque de leurs rêves. La minuscule maison d’ouvrier qu’elle convoitait depuis la fenêtre de sa chambre d’enfant. Ils l’ont agrandie, décorée et y ont semé leur fatras et leur vie tranquille de bobos, avec sa grande ado délurée à lui et leur petit garçon à tous les deux. Le soir, ils retrouvent les copains, pour boire un verre pendant que les enfants font leurs devoirs et le week-end, ils vont chercher leurs vieux légumes au jardin partagé.

Jusqu’au jour où, les uns après les autres, les copains s’éloignent. Les uns après les autres, ils ont retiré leurs enfants de l’école publique pour les placer dans l’honorable institution Saint-Benoît où, bien à l’abri des violences des quartiers, ils pourront dérouler une scolarité sans embûche. Eux par contre, ils ne cèderont pas. L’école publique, c’est sacré. Mais comme c’est plus facile à dire qu’à faire, ils devront traverser un parcours de doutes et d’épreuves plus loufoques les unes que les autres. Après un dîner – parce qu’il faut bien socialiser dans le coin – avec la maman voilée et son mari gardien de sécurité qui tourne au désastre et comme les parents n’arrivent pas à empêcher la mise à l’écart à l'école du petit garçon « blanc », eux aussi finissent par craquer. Ils essaient sans succès de gruger la carte scolaire et leur tentative de placer leur bambin dans le privé est ruinée par la réputation outrageuse d’Amadeus77.

Le film, servi par un Edouard Baer plus vrai que nature et une Leila Bekhti d’une solidité désarmante, renvoie dos à dos, de manière souvent truculente, les vieux principes républicains et toutes les formes de renfermements sur soi pour dresser un portrait amusé de ce qu’on appelle, avec trop de facilité, la « mixité sociale et culturelle ».

 

Lutte des cultures ou lutte des classes ?

Mais au-delà du choc culturel auquel le déplacement vers l’autre côté du périph expose les principes républicains des classes moyennes supérieures parisiennes, le film pose un véritable problème socio-politique, celui de la contribution de l’école publique à la démocratisation sociale.

La seconde moitié du XXe siècle a vu la mise en place d’un projet ambitieux de démocratisation scolaire marqué par l’unification du premier et du second degré. Mais cette volonté de démocratisation s’est traduite par une simple massification : les enfants de toutes les catégories sociales sont allés à l’école plus longtemps, mais ils ont fréquenté des filières socio-scolairement différenciées. Cette séparation des trajectoires scolaires au sein du système d’enseignement désormais unifié a également trouvé une traduction spatiale. Les zones qui accueillent des populations défavorisées, notamment issues de l’immigration pauvre, connaissent une marginalisation socio-économique marquée par l’évitement de ces espaces par les services publics et privés et par une forme de renfermement de ces espaces sur eux-mêmes. Dans ce contexte, les établissements scolaires de ces zones, qui souffrent de la mauvaise réputation liée à leur localisation, sont évités par les familles et concentrent, de manière croissante, des élèves issus de milieux défavorisés. Cette situation crée des formes d’adaptation contextuelles qui se traduisent par une réévaluation vers le bas des exigences scolaires. C’est cette spirale de ségrégation socio-spatiale qui produit ce que la sociologue Agnès van Zanten a appelé « l’école de la périphérie ».

Les familles recherchent l’offre scolaire la plus à même de reproduire leur position sociale élevée ou d’offrir à leurs enfants une trajectoire de promotion sociale. La littérature sociologique montre que le premier critère d’évaluation de la qualité des établissements est le public, dont les parents mettent en avant surtout la composition sociale et ethnique, les autres critères étant la proximité et la réputation. Mais, selon les catégories sociales, les parents entretiennent à l’école un rapport plus ou moins instrumental, plus ou moins réflexif et intellectuel ou plus ou moins expressif (valorisant l’épanouissement de la sensibilité), qui les rendra plus ou moins sensibles à « l’effet public » par rapport à l’efficacité propre de l’établissement. Par ailleurs, leur sensibilité à l’effet public s’inscrit dans deux visions antinomiques de la société, l’une fondée sur le cloisonnement de mondes socio-culturels différents et l’autre sur le brassage et la mixité, deux visions qui dépendent également des catégories sociales (supérieures ou moyennes) et du type de capital des parents (économique ou culturel). Militer dans une association de parents ou s’impliquer dans la vie de l’établissement facilite l’accès à l’information et permet également d’investir collectivement les établissements pour y créer des conditions de scolarité favorables, soit par la formation d’enclaves plus favorisées (sous la forme de projets d’excellence divers et variés) au sein de ces établissements soit en gardant un œil vigilant sur l’organisation et le fonctionnement de l’établissement.

De leur côté, les établissements, en fonction de leur environnement local, c’est-à-dire du public scolaire et de la concurrence, sont plus ou moins capables de maintenir leur attractivité. On a vu dans le film à quel point l’école publique souffre de la concurrence de la prestigieuse institution Saint-Benoît. Le contraste entre le luxe des locaux de l’institution catholique et l’état avancé de délabrement de l’édifice scolaire public est plus généralement une représentation métaphorique de la difficulté pour l’école publique de se défendre contre la concurrence du privé. Néanmoins, le film, en mettant la focale sur les stratégies scolaires des familles, laisse dans l’ombre l’aspect institutionnel et politique de la question : celui de la régulation publique des flux scolaires et de leur répartition.

 

Défendre l’école publique, oui. Mais l’Etat, dans tout ça ?

En France, l’offre scolaire publique, au nom du principe républicain d’égalité, est soumise à la sectorisation. La carte scolaire est à la fois le produit et l’instrument de la politique d’unification et de massification scolaire entamée sous la Ve République. Mise en place en 1963, elle répond à un objectif d’équilibration des flux d’élèves entre les établissements et à une exigence sociale de brassage d’élèves autrefois scolarisés dans différentes filières d’enseignement. Décidée par le conseil municipal pour les écoles, la carte scolaire des collèges est depuis 2004 sous la responsabilité des conseils généraux tandis que celle des lycées relève toujours de l'Etat. Vivement critiquée par la droite comme limitant le choix des familles, c’est paradoxalement sous un gouvernement socialiste que la carte scolaire des établissements du second degré connaîtra ses premières inflexions en 1984, avec une expérimentation lancée par Alain Savary et poursuivie par Jean-Pierre Chevènement. C’est seulement sous la droite que la généralisation de la désectorisation est rendue possible en 1987. Elle se poursuit avec Lionel Jospin, avant d’être freinée sous François Bayrou.

Si la désectorisation est dénoncée en raison des stratégies inégalitaires auxquelles elle donne lieu de la part des familles, la carte scolaire l’est également, en raison des dérogations qui viennent mettre en échec les ambitions égalitaires de ses promoteurs. Par ailleurs, cette forme de régulation bureaucratique entre en contradiction, à partir des années 1980, avec les nouvelles formes de régulation fondées sur la responsabilisation des acteurs et la promotion de l’autonomie locale des établissements. A la présidentielle de 2007, les deux candidats de la droite et de la gauche proposent la suppression de la carte scolaire, qui connaîtra, sous le mandat de Nicolas Sarkozy, d’importants assouplissements. Les effets de l’assouplissement de 2007-2008 donnent lieu à des analyses contrastées, les unes insistant sur leur faiblesse 1, d’autres montrant que les effets de l’assouplissement sont particulièrement sensibles dans les espaces de forte densité urbaine et scolaire et dans les franges extrêmes de la hiérarchie sociale des établissements, avec un renforcement des caractéristiques très favorisé ou, au contraire, très défavorisé, de leur public scolaire. Le renforcement de la ségrégation scolaire serait particulièrement net à Paris, espace où la concurrence scolaire est exacerbée par la forte concentration des catégories sociales favorisées et d’établissements prestigieux publics et privés 2.

Mais, carte scolaire ou pas, les pouvoirs publics contribuent à alimenter les phénomènes de concurrence scolaire en publiant, depuis 1994, des indicateurs de performance des établissements. Ces chiffres sont repris dans la presse, qui les intègre à ses palmarès des établissements (qui se limitaient jusque-là aux résultats au baccalauréat). Le Ministère de l’Education nationale ne publie pas, à proprement parler, de classements, mais des indicateurs que la presse et certaines entreprises spécialisées dans le conseil en stratégie scolaire transforment en classements prêts à l’emploi, qui dispensent l’utilisateur des compétences informatiques et du travail de recension qui permettent de rendre visible la hiérarchie des établissements. Les classements publiés sur Internet offrent à l’utilisateur la possibilité, par un simple clic, de modifier les critères de filtre (par espace géographique par exemple) et de tri (par valeur ajoutée ou par taux de réussite par exemple). Néanmoins, par une sorte de mauvaise conscience républicaine, les rédactions cherchent systématiquement à euphémiser les classements proposés. Le public est appelé à considérer le palmarès comme une sorte de boussole et non comme un outil de hiérarchisation et à prendre en compte « la personnalité » et « le niveau » de leur enfant.

Entre la pression aux bons résultats scolaires, l’école étant devenue une étape fondamentale de l’insertion socio-économique des individus, et la peur et les malentendus que génèrent les différences socio-culturelles,  il est difficile, y compris pour les  plus consciencieux des parents, de se soustraire aux logiques du marché scolaire. Mais s’il est certain que l’école publique ne peut se passer de la fidélité de ses usagers, c’est avant tout aux pouvoirs publics d’en préserver l’attractivité.

 

Pour approfondir :

- Sylvain Broccolichi, Choukri Ben Ayed, Danièle Trancart, Ecole : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française, Paris, La Découverte, 2010.

- Georges Felouzis, Christian Maroy, Agnès van Zanten, Les marchés scolaires, Paris, PUF, 2013.

- Pierre Merle, La ségrégation scolaire, Paris, La Découverte, 2012.

- Jean-Pierre Obin et Agnès van Zanten, La carte scolaire, Paris, PUF, 2010.

- Agnès van Zanten, L’école de la périphérie, Paris, PUF, 2001.

 



rédacteurs : Nada CHAAR ; CHRONIQUE SCOLAIRE

Notes :
1 - Julien Grenet et Gabrielle Fack, « Rapport d’évaluation de l’assouplissement de la carte scolaire », Centre pour la recherche économique et ses applications, Ecole d’économie de Paris, janvier 2012
2 - Pierre Merle, « L’affectation des élèves dans les établissements scolaires »