La justice au Moyen Âge : entretien avec Claude Gauvard
[lundi 04 mars 2019 - 14:00]

La fin du Moyen Âge voit le développement des institutions judiciaires, notamment en France sous l'égide de la monarchie. La haute justice - et son pouvoir de vie et de mort - devient un vecteur d'autorité du roi sur l'ensemble du royaume. Claude Gauvard, professeure émérite d'Histoire médiévale à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, nous invite à comprendre comment le droit de grâce et la peine capitale ont pu être utilisés dans le cadre de ces cours de justice médiévale.

* La version originale de cette interview a été publiée par l'Association des Professeurs d'Histoire-Géographe (APHG) sous le titre « La justice au Moyen Age » dans sa revue Historiens et Géographes n°445 . Il est repris ici dans le cadre d'un partenariat entre Nonfiction et l'APHG, dont le but est de diffuser aussi largement que possible la recherche historique en train de se faire.

 

Nicolas Charles pour Historiens et Géographes : Vous venez de publier aux PUF Condamner à mort au Moyen Âge. Pratiques de la peine capitale en France (XIIe-XVe siècle). Avant de parler de la peine de mort et de son application à l'époque médiévale, pouvez-vous nous rappeler quels sont les grands principes du fonctionnement de la justice à cette période ?

Claude Gauvard : Le premier aspect qu'il faut avoir en tête lorsque l'on parle de la justice au Moyen Âge, c'est qu'il existe une justice transcendante à laquelle elle se réfère : la vraie justice est représentée sur le tympan des églises et des cathédrales. C'est par exemple le Jugement Dernier de Sainte-Foy de Conques ou celui de Notre-Dame de Paris pour ne citer que de très célèbres. Il y a là une image de la justice qui surplombe l'ensemble des hommes, juges et justiciables : c'est une justice chrétienne. Elle est la légitimité sur laquelle se fonde la justice des hommes avec la très belle idée de Saint Augustin qui est que la Cité de Dieu doit se répercuter sur l'humanité, ou plus exactement la Cité des hommes doit essayer d'imiter celle de Dieu. Telle est la partie « idéale » de la justice médiévale qui fait d'ailleurs que la justice est considérée comme une vertu. Cela est lié à la croyance universellement répandue au Moyen Âge : le seul qui, sans se tromper, jugera tout le monde, c'est Dieu au Jugement Dernier. C'est un paradoxe car le juge doit imiter la justice de Dieu mais, contrairement à celui-ci, il n’est pas infaillible. Le roi de France, qui se dit miséricordieux, doit rendre la justice au nom de Dieu, mais contrairement à lui, il peut se tromper.

 

L'essence de toute justice au Moyen Âge est donc chrétienne. Les normes de la justice médiévale sont aussi issues de la religion, mais pas seulement. Parlez-nous de cela.

Les normes de la justice s'appuient sur les Dix Commandements, c'est à dire la Bible, sur lesquels doivent se calquer le droit naturel et le droit civil : cela pose parfois des problèmes, notamment pour le vol qui, normalement, ne mérite pas la peine de mort. Les normes judiciaires sont aussi tirées du droit romain qui est issu, pour les médiévaux, du Code, du Digeste et des Institutes de Justinien. Or, Justinien est un empereur chrétien, donc il n'y a pas d'antagonisme en principe entre les normes provenant de la foi chrétienne et celles issues du droit romain. Ces normes judiciaires sont en fait la continuation de l'Empire romain devenu peu à peu chrétien après la conversion de Constantin au début du IVe siècle. L'apport romain n'a jamais cessé dans le domaine de la justice : les lois que l'on dit « barbares » sont le fait de peuples déjà romanisés. Les derniers enseignements de Bruno Dumézil montrent bien que le droit romain a continué à circuler sous forme de résumés, les épitomé. Les « Barbares » ne sont pas arrivés par vagues déferlantes comme on l'a longtemps cru, mais ils ont pénétré l'Empire romain petit à petit par une frontière devenue poreuse, si bien qu’ils ont connu une romanisation beaucoup plus importante que ce que l'on a longtemps pensé. C'est pour cette raison que pendant tout le haut Moyen Âge a pu se maintenir le recours à la norme juridique fondée sur le droit romain. Pourtant, il faut mettre l’accent sur ce que l'on a appelé la « redécouverte » du droit romain au XIIe siècle. En fait, ce n'est pas à proprement parler une redécouverte : il s'agit pour les hommes d’utiliser, à un moment donné de leur histoire, les normes dont ils ont besoin, c'est à dire un droit plus développé, plus précis, surtout en matière civile, qui s'est fortement appuyé sur l'héritage antique, d’où l’enseignement de ce droit, en particulier à Bologne. Les affaires pénales étaient beaucoup moins importantes numériquement que les affaires civiles qui portaient sur les litiges de propriété pour les seigneurs ou de commerce pour les villes. On assiste donc à une utilisation plus massive du droit romain qui fait que l'on prétend l'avoir redécouvert. Pour faire une comparaison, c’est un peu comme la redécouverte de la loi salique au milieu du XIVe siècle, qui sert de justification a posteriori à la dynastie des Valois. Le droit savant se diffuse alors depuis l'Italie vers la Provence, le sillon rhodanien et Montpellier. Mais le droit médiéval même s'il se dit romain n'est pas exactement celui de l'Antiquité ou de l'époque de Justinien. Il a évolué pour s'adapter aux usages médiévaux et on le retrouve même dans le nord du royaume de France, avec un impact plus important que ce que l'on a pensé, aux côtés de la coutume. Les Coutumiers rédigés au XIIIe siècle sont construits sur le modèle du Digeste de Justinien : ce ne sont pas des textes officiels commandés par la royauté où en principe « la coutume passe droit », mais ce sont des écrits de juristes qui sont en même temps des officiers royaux, en général des baillis, qui les écrivent pour eux-mêmes comme Philippe de Beaumanoir au XIIIe siècle ou Jean Boutillier au XIVe siècle. L’un des premiers, Pierre de Fontaines, écrit Conseil à un ami au milieu du XIIIe siècle : notez le titre : cela montre bien le caractère privé de ces coutumiers, qui décrivent la coutume mais sont aussi empreints de droit romain. Dès le XIIe siècle, les rois capétiens sont entourés de juristes. Le droit romain est accompagné par le droit canonique. L’Église se dote aussi d'une synthèse de ses normes à partir du Décret de Gratien (1140) : se met alors en place un droit savant, écrit, transmis par des écoles et bientôt par des universités comme celle d'Orléans pour le droit romain ou celle de Paris pour le droit canonique. Circulent alors dans la société un certain nombre d’adages comme « il est nécessaire de rendre à chacun son droit » ou « aucun crime ne doit rester impuni ».

 

Après avoir présenté le cadre dans lequel se tient la justice au Moyen Âge, pourriez-vous s'il vous plaît nous décrire quelles sont les différentes institutions qui rendent la justice à cette époque ?

Les institutions judiciaires sont aussi une construction. À la fin de l'Empire romain, on part d'un principe, c'est que l'empereur dispose du droit d'ordonner, de punir et de contraindre, ce que résume le droit de ban. Ce droit s'est ensuite parcellisé pendant le haut Moyen Âge avec la fin de l'Empire romain d'Occident. Lors de la restauration carolingienne, il y a à nouveau une tentative de centralisation du droit de ban, puis, avec le partage de l'Empire carolingien, une nouvelle parcellisation à partir du Xe siècle. Le droit de ban se retrouve alors dans les mains de plusieurs juridictions : les princes, les seigneurs (à la tête de ces fameuses seigneuries banales chères à Georges Duby dont on a tendance à dire maintenant qu'elles n'ont pas existé) et puis, à partir de la fin du XIe siècle, les villes qui ont réussi pour certaines d'entre elles à créer une juridiction indépendante des seigneurs à qui elles obéissaient. Elles ont obtenu des privilèges de juridiction, destinés en priorité à leurs « bourgeois ». De nombreuses clauses des chartes de commune ou de consulat sont consacrées à la justice, créant ainsi un droit urbain. L'essentiel de ces mesures concerne la justice civile : les bourgeois ne peuvent plus être emprisonnés pour dette et châtiés indûment. Mais les villes se réservent aussi le jugement de crimes graves comme l’incendie, le rapt, le viol et l’homosexualité. On peut donc dire que certains seigneurs qui ont conservé le droit de ban dans leur juridiction et certaines villes à l’intérieur de leur enceinte et sur leur arrière-pays proche, exercent la haute justice que symbolise la construction d’un gibet. Le roi, quant à lui, conserve une justice théoriquement totale :  il est le « souverain-juge », « fontaine de justice ». Mais la justice du roi est aussi une construction comme j'ai essayé de le démontrer dans plusieurs de mes ouvrages. Dans les Miroirs aux princes qui se développent à partir des Carolingiens, le roi est le justicier suprême. La réalité est différente : sa justice se heurte à toutes les enclaves dont on vient de parler, qui font que la justice royale est morcelée. Il ne faut pas non plus oublier la justice d’Église qui se met en place à partir de la réforme Grégorienne au XIe siècle, et surtout au XIIIe siècle quand les tribunaux ecclésiastiques, les officialités, renforcent le pouvoir épiscopal. Les officialités traitent, en principe exclusivement, d’un certain nombre de cas concernant la foi, le mariage, les mœurs, et d’un certain nombre de personnes, en particulier les clercs. En effet, à partir de la réforme Grégorienne, le statut des clercs se distingue de plus en plus nettement de celui des laïcs : il n'y aurait pas de justice d’Église sans cette réforme qui crée cette distinction fondamentale dans la société médiévale entre clercs et laïcs. Les clercs ne peuvent dès lors être jugés que par la justice de l’Église et ils ne peuvent pas être condamnés à mort. Donc, si on résume, il y a de nombreuses enclaves à la justice royale : le roi ne juge pas partout, y compris dans son propre domaine où quelques seigneurs plus ou moins belliqueux lui tiennent la dragée haute en rendant la haute justice. L’exercice de la justice est d’ailleurs l’un des facteurs de leur puissance face à l’autorité royale, d’où de nombreux conflits de juridiction avec les juges royaux, mais aussi entre eux, ce qui peut aussi les affaiblir face au roi…

 

Pouvez-vous préciser ce qu'est la haute justice à cette époque ?

Il s'agit de la justice qui octroie des peines au-delà de 60 sous d'amende, c'est à dire toutes les peines les plus importantes qui peuvent aller jusqu'à la peine de mort. C’est la justice de sang. Au Moyen Âge, il n'y a que deux types de justice : la basse justice pour tous les délits mineurs (inférieurs à 60 sous d'amende) et la haute justice pour les délits les plus graves, ceux qui sont considérés comme des « crimes énormes ».

 

Vous évoquiez à l'instant le fait que la justice royale était elle aussi une construction, pouvez-vous expliquer pourquoi ?

À l'intérieur de cette « pulvérisation » du droit de ban que nous venons d'évoquer, le roi va, petit à petit, mettre la main sur un certain nombre de droits, de lieux et de personnes. La justice royale est donc une construction facilitée par l'apport du droit romain (d'où l'idée du roi de France – plus précisément de Philippe le Bel- de se proclamer « empereur en son royaume » : cet adage est fondamental car il signifie que le roi exerce sur le royaume l'ensemble des pouvoirs de l'empereur, à commencer par les pouvoirs judiciaires). Si la construction de la justice royale est lente, fin XIIIe siècle, elle a déjà fait un bond considérable. Se développe alors dans les tribunaux la procédure romano-canonique fondée sur le procès écrit, sur l'enquête et sur le témoignage, qui fait fi d'une justice où le juge était uniquement l'arbitre entre les deux parties comme c'était le cas jusqu'au XIIe siècle. Le juge peut en principe agir d’office. Au XIIIe siècle, Philippe Auguste et surtout Louis IX ont développé cette procédure romano-canonique en la rendant obligatoire. Le modèle vient de l’Église et des principes édictés par le pape Innocent III lors de sa lutte contre les hérétiques : le concile de Latran IV en 1215 interdit les ordalies (même si elles n'étaient pas très fréquentes), symbole d'une justice accusatoire qui ne prenait pas suffisamment en compte le procès et l'action du juge. Il y a donc une judiciarisation des institutions sur lesquelles le roi impose sa mainmise surtout à partir du règne de Philippe le Bel, par le biais de son entourage de légistes. Philippe le Bel prend des décisions importantes : il consolide les institutions mises en place par ses prédécesseurs avec des tribunaux, bailliages et sénéchaussées, qui deviennent des circonscriptions administratives. Dans le domaine royal, à partir du XIVe siècle, le bailli ou le sénéchal, qui sont le plus souvent des nobles vivant à la cour ou aux armées, sont aidés d’un lieutenant sédentarisé et de tout un arsenal bureaucratique de juges à l'intérieur de leur circonscription. C’est la justice déléguée, exercée par des juges royaux.

 

Il y a aussi l'apparition du Parlement de Paris à cette époque. Pouvez-vous nous expliquer son rôle en matière judiciaire ?

Le parlement de Paris est créé par Saint Louis et ses attributions sont développées par ses successeurs Capétiens puis Valois. Il juge non seulement en première instance, mais surtout en appel. Si le jugement en première instance est réservé aux nobles ou porte sur des faits commis dans sa juridiction, en appel, les faits jugés proviennent de tout le royaume. Ainsi, par exemple, si vous appartenez à la principauté bretonne, vous pouvez, en appel, vous tourner vers le parlement de Paris (mais c’est rare !). Le parlement de Paris est donc un tribunal où la justice peut écouter des appels en provenance de partout dans le royaume : par conséquent, la justice royale suit le processus d'agrandissement de ce royaume. Le Parlement, par ses jugements, est aussi un donneur de leçons. Il indique les normes à suivre dans la pratique. Il dit comment il faut régler un conflit, comment on peut obtenir « la vérité du cas » en utilisant éventuellement la torture de façon licite, comment on peut condamner à mort. Normalement, il ne juge pas en appel de la peine de mort si elle a été proclamée en première instance. Mais le Parlement détourne la chose en jugeant les juges qui auraient mal jugé lors du premier procès. Louis de Carbonnières montre parfaitement dans sa thèse que ces appels au Parlement existent avant que l'autorisation d’appeler d’une peine de mort ne soit donnée officiellement par l'ordonnance de 1499.

 

Ce pouvoir judiciaire croissant du roi à partir du XIIIe siècle a-t-il d'autres effets sur la justice ?

Le roi et se conseillers inventent (en 1304) la lettre de rémission (ou lettre de grâce). Celle-ci fonctionne uniquement en justice criminelle : elle permet de remettre tous les crimes de tous les justiciables du royaume (et pas seulement du domaine royal), peu importe la nature du crime, que les faits aient été ou non jugés. C’est la justice retenue, exercée directement par le roi, dont les archives sont rédigées et enregistrées par la Chancellerie royale. Les lettres augmentent en nombre sous les Valois, surtout à partir de 1350 et le Trésor des chartes conserve près de 200 lettres par an à partir de cette date. Jusque vers 1450, c'est ce que j'appelle le « temps vivant de la grâce » où le roi peut tout gracier, y compris des crimes très importants à l'époque comme la bestialité, l'homosexualité, le viol, le rapt et même la trahison. On emploie très peu le terme de « lèse-majesté » dans les lettres de rémission, sans doute parce que c'est le crime le plus difficile à gracier.

 

Qui sont ceux qui bénéficient le plus de ces lettres de rémission ?

Les nobles, qui, selon Philippe Contamine constituent 1 à 2% de la population bénéficient de 10% des lettres de rémission. Nous sommes ici dans l'affirmation du pouvoir royal sur l’ensemble de la société par le biais de la justice car les nobles, comme de simples sujets, se voient peu à peu imposer l'idée qu'il faut supplier le roi pour avoir une lettre de grâce quand ils ont commis un crime. Comme les autres, ils doivent être pardonnés. Autre gain, le roi fait entrer dans son giron tous les crimes, y compris l'homicide commis pour l'honneur, qui était jusqu’alors fortement lié à la vengeance. C'est le crime de sang le plus fréquent (57% des crimes remis sous le règne de Charles VI) qui consiste, si une personne est injuriée, à riposter en tuant son adversaire. Pour la société médiévale, c’est un « beau fait » et tout le monde trouvait normal jusque-là, y compris certains juristes, qu'il se règle par une transaction. La lettre de grâce fait entrer l’homicide dans le champ du pénal, au profit du roi. Elle élargit considérablement le champ judiciaire du roi. Mais la grâce royale peut aussi créer des antagonismes entre les acteurs de la justice médiévale car le roi, en l’octroyant, peut parfois aller contre les décisions de ses propres juges. C'est donc une justice paradoxale, contradictoire et qui ne donne pas à chacun son droit, contrairement à ses principes. La justice médiévale respecte surtout le statut social : ceux qui obtiennent la grâce sont pour l’essentiel des hommes ou des femmes d’honneur, bien insérés dans le royaume.

 

Est-ce que la mise en place du système judiciaire royal au Moyen Age central a eu des effets sur la société médiévale ?

Il faut ici évoquer la vitesse à laquelle les justiciables se sont judiciarisés. Je suis toujours surprise de voir cela dans mes recherches, tout comme André Gouron l’a été. Les gens du Moyen Age ont très vite compris ce qu'étaient les tribunaux et leur intérêt à y recourir : ils savent requérir le roi pour être graciés. Ils deviennent des « consommateurs de justice » (Daniel Lord Smail). Très vite une familiarité s'est effectuée avec la justice, même si les juges sont facilement critiqués.

 

Est-ce que, avec ce développement de la justice que nous venons de voir, toutes les affaires sont jugées par un tribunal au Moyen Âge central ?

Il y a ce que l'on appelle le « chiffre noir de la justice », qui existe encore de nos jours, mais qui est beaucoup plus important au Moyen Âge, incommensurable : ce sont toutes les affaires qui ne vont pas devant les tribunaux. Que ce soit de la justice civile ou criminelle, la majorité des cas ne vont pas devant les tribunaux à cette époque. Nous évoquions par exemple les homicides commis après injure. L'injure est alors rédhibitoire : elle créée un état second qui devient le véritable état si la personne lésée ne répond pas. Si un adversaire vous traite de « faux-traître », « d'Anglais » pendant l'occupation anglaise, ou de façon plus commune et vulgaire de « fils de putain », si vous ne ripostez pas, vous risquez de le devenir ou d'être vu comme tel car finalement votre réputation se lit sur le regard des autres. Il faut donc rapidement un démenti, une riposte comme « tu as menti par ta sanglante gorge ». Celle-ci entraîne parfois un homicide et, du même coup, la demande d’une lettre de grâce à partir du XIVe siècle, donc d’une archive judiciaire. Mais nous, les historiens, nous ne voyons que ce mode de résolution à travers les sources. Or, comme je l’ai dit précédemment, il existe une justice qui se passe par transaction : on le sait, parce que quand la transaction échoue, il peut y avoir un meurtre. Les faits sont alors racontés dans les sources judiciaires et le rituel de paix entre les parties est décrit : on « fiance la paix », on se prête serment de ne plus s'attaquer. On fait cela devant une personne neutre, un « arbitre » : c'est souvent quelqu'un qui n'a rien à voir avec la justice : un prêtre, un tavernier, mais cela peut aussi être un notaire ou un personnel de justice. On voit même au Parlement des procès qui se terminent par des transactions, y compris pour des crimes très importants comme des viols. Dans ce cas-là, les juges du Parlement quittent leur robe pour devenir arbitres. Il peut y avoir aussi des transactions voulues par les autorités urbaines sous la forme de ce que l'on appelle les « asseurements ». Il s'agit d'une sorte de pacte de non-agression, d’une obligation pour ceux qui se sont étripés de promettre la paix sous la forme d'un serment, et celui qui l’enfreint est alors jugé pour rupture de serment par la justice urbaine. On a souvent écrit que les « asseurements » ont disparu au XIIIe siècle : c'est complètement faux. Il y en a encore qui sont passés aux XIVe et XVe siècles, y compris au parlement de Paris. Nous voyons donc que cette pratique est parfaitement reconnue par les tribunaux. Le justiciable a bien la possibilité de recourir à des transactions ou à des formes dérivées de celles-ci, même quand elles sont en principe interdites pour crimes.de sang. Au total, il faut retenir que la justice médiévale est le plus souvent négociée.

 

Nous voyons donc que la justice tend à s'uniformiser dans le domaine royal à partir du XIIIe siècle. Y a-t-il encore des spécificités régionales à la fin du Moyen Âge dans le domaine judiciaire ?

Dans les villes du Nord, existent par exemple les tribunaux des « paiseurs ». Le jugement se termine par une transaction. Ce genre de tribunal est réservé aux bourgeois. Si le jugement n'est pas satisfaisant, chacune des parties a la possibilité ensuite de recourir aux tribunaux seigneuriaux, urbains ou royaux.

 

Quelles sont les peines les plus répandues ?

Un procès peut durer très longtemps et coûter très cher. La plupart du temps, les procès se terminent par des amendes car, contrairement à ce que l'on pense, les amendes sont la forme de sanction la plus répandue. Chaque peine est tarifée, mais dans la réalité, chacune se négocie. La négociation est au cœur de la justice au Moyen Age car tout peut se négocier, de la sanction requise à l'amende payée. Cela est surtout valable pour la justice civile qui, on l'a dit, concerne l'immense majorité des procès. Pour la justice criminelle, la négociation existe, mais c'est plus difficile. Ainsi, il faut par exemple négocier directement avec le seigneur si c'est son tribunal qui est concerné. Le fait d'être un homme d'honneur est souvent un facteur qui permet de négocier une peine, voire de l'éviter. Ce qui compte donc, c'est la réputation (la fama) qui sert de défense à la personne accusée. La plupart du temps, les personnes d'honneur sont seulement condamnées à des « amendes honorables et profitables ». Elles sont très utilisées par les tribunaux royaux, en particulier par le parlement de Paris, pour rétablir la paix entre les deux parties tout en affirmant que le crime a lésé la chose publique. L’honneur du roi est devenu supérieur à celui de la partie lésée : il s'agit pour celui qui est condamné de se présenter en tenue de pénitent et de crier « merci » non plus d’abord à son adversaire comme c'était le cas jusqu'au XIIe siècle, mais en premier au roi et de le faire au tribunal, c'est à dire à l'intérieur d'un espace de justice dévolu au roi et du coup, c'est comme s'il faisait amende honorable au roi. Cela veut dire que son crime n'est plus de type privé mais de type public. Contrairement à ce que disent les manuels d’histoire du droit, l'amende honorable n'est pas une peine archaïque car, dans la société médiévale, qui est une société de l'honneur, c'est une peine efficace. Le parti de la victime est alors satisfait car il a obtenu réparation publique de l'offense qui lui a été faite et il a touché en plus une somme d’argent qui peut être élevée (jusqu'à 500 sous parfois au parlement de Paris).

 

Vous venez de nous dire que la justice tient compte de la réputation (de la fama) de ceux qui sont accusés. Mais du coup, qui est condamné à mort et dans quel cadre ?

Sont condamnés à mort tous ceux qui ne peuvent pas justifier d'une réputation, tous ceux qui ne peuvent pas négocier ou qui n'ont pas les moyens d'avoir une parenté susceptible de les venger. Ce sont ceux que Geremek appelait, à juste titre, les marginaux, ceux qui sont pendus haut et court sans que personne ne soit mécontent de leur sort. Au contraire même, car la peine de mort s'apparente souvent à un lynchage. La justice médiévale est théoriquement équitable, mais elle est en fait une justice qui tient compte du statut des personnes : c'est une justice distributive. Mais il ne faut pas non plus tout exagérer. Ainsi, dans le cadre de la notion de « crime énorme », héritée du droit romain, la condamnation à mort est souvent prononcée sans tenir compte de la renommée du condamné. Par exemple, un maire de Fontenay-sous-Bois qui s'appelait Arnaud Le Larron est condamné à mort et pendu. Pourtant, il était maire ! Sa fama aurait dû le protéger, mais cela n'a pas suffi car les crimes commis devaient être trop importants. Il est pendu, néanmoins – effet de son statut social- sa veuve obtient une lettre de rémission pour aller le dépendre et l’enterrer en terre chrétienne. La justice médiévale conforte donc les inégalités sociales. On ne pend que les plus pauvres ou ceux qui n'ont pas de parenté pour les venger. On pend aussi beaucoup d'animaux : dans ce cas-là, c'est surtout l'archéologie qui nous informe puisque l'on retrouve souvent au pied des gibets de nombreux cadavres d'animaux.

 

La vengeance est aussi un élément essentiel de la justice médiévale.

La vengeance est très présente au Moyen Âge, dans toutes les couches de la société. Pour un juge, condamner à mort, cela peut signifier être poursuivi par la parenté. Les juges devaient donc être prudents dans leur condamnation car ils pouvaient risquer leur vie. Mais attention ! La vengeance n’est pas la justice. Elle s’effectue parallèlement et elle reste encore à la fin du Moyen Âge une entrave à la justice qui n'est donc pas encore totalement devenue publique. Durant l'époque médiévale, la Loi ne l'emporte pas encore.

 

Quel est le rôle du gibet dans la société médiévale ?

Le gibet sert à pendre bien sûr, mais il est surtout là pour montrer la puissance du seigneur. Il sert à démontrer aux autres seigneurs qu'il ne faut pas empiéter sur la juridiction de son propriétaire. Contrairement à ce que l'on a longtemps pensé, le gibet ne fait pas peur aux justiciables qui sont des hommes et des femmes d’honneur car ils savent qu’ils ont peu de chance de terminer pendus. Du coup, quand quelqu'un est mis au gibet, c'est qu'il y a un accord tacite entre les justiciables et le juge. Ce peut être l'étranger de passage, un lépreux sur lequel on fait porter le crime, un voleur récidiviste qui est malfamé ou encore l’auteur d’un crime atroce emportant l’adhésion. Tout le monde va l’accompagner au gibet avec beaucoup de plaisir. Tout le monde doit l’accompagner car la mise au gibet suit un rituel très contrôlé où le peuple a toute sa place.

 

Justement, les rituels sont nombreux dans la justice médiévale.

Effectivement, la justice est alors totalement ritualisée, c'est une garantie pour le justiciable. Le condamné à mort suit toujours le même trajet dans une rue réservée à cet effet. S'il y a un bannissement, il faut passer aussi par là. De même, la peine de fouet doit se faire aux « carrefours accoutumés », ce qui permet aux justiciables de contrôler l'action des juges et d'être partie prenante de l'action judiciaire. Les juges doivent donc se soumettre à un certain nombre de rites obligatoires selon le type de condamnation. Ainsi, un juge qui a mal jugé peut avoir l’obligation de dépendre celui qu'il a malencontreusement condamné, puis d'embrasser sur la bouche le cadavre afin que ce dernier puisse en quelque sorte renaître et être dignement enseveli en terre chrétienne. Ces rituels sont très importants dans la justice médiévale, ils n'ont rien d'archaïque. Ils répondent à un besoin de la société de les utiliser dans la résolution des conflits.

 

Pouvez-vous évoquer un peu les sources sur lesquelles vous travaillez ?

Les archives judiciaires se développent à partir du XIIIe siècle. Cela va de pair avec l'obligation du procès écrit et à partir de 1250, la plupart des villes ont des archives judiciaires. Le parlement de Paris a laissé des registres quasiment continus jusqu’à la Révolution. Quant aux lettres de rémission, elles sont foisonnantes de détails dont l'historien fait son miel. Ce sont là des séries fantastiques que le monde nous envie !

 

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rédacteur : Nicolas CHARLES