Les énigmes de Fernand Khnopff au Petit Palais
[mardi 12 février 2019 - 10:00]

L'entrée dans les salles de l'exposition se fait par un vestibule vide. L'occasion pour les visiteurs d'oublier d'où ils viennent, pour se retrouver à l'intérieur de « la fausse demeure » reconstituée pour l'occasion par le Petit Palais, le temps de l'exposition. Séparant scéniquement le dehors du dedans, le réel d'Hypnos, les normes du désir, c'est en 1902, que Fernand Khnopff construit à Bruxelles, une maison-atelier que la critique qualifiera de « Temple du Moi », « asile de beauté » ou encore « Castel du rêve ». Elle sera détruite en 1938. Derrière ce projet architectural et théâtral, F. Khnopff défend une conception organique de l'art, chaque œuvre étant une partie de la précédente et de la suivante. Surtout, il se retranche du monde, loin de ce réel qu'il juge pauvre, ce qui expliquera sa critique du naturalisme et de l'impressionnisme. L'artiste préserve son oeuvre de toute lecture sociale, fuyant ainsi un monde privé de toute possibilité d'intimité.

 

Pauvre réel

Les formes idéalisées des Memories (1889), où le silence règne, ainsi que l'absence de toute communication, sont une réponse à Seurat qui voyait dans le pointillisme une restitution de la réalité sociale. Il n'y a chez F. Khnopff aucune solidarité entre les personnages et le paysage, à l'image de leur non-dialogue. Les personnages sont comme issus d'un collage. La plupart des paysages de F. Khnopff insistent sur l'exclusion de l'homme par la nature. On trouvera chez Magritte une reprise de cette thématique.

 

Magritte, Golconde, 1953

 

Seurat, Un dimanche à la Grande Jatte

 

Sous les auspices de Freud

On peut faire une lecture psychanalytique de cette demeure et y lire une mise en scène des propos de Freud à propos du « moi ». Freud, en effet, écrivait : « Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. »1. La maison-atelier héberge les principaux concepts de la psychanalyse : désir, inconscient, complexe d'Oedipe, moi, surmoi. Cependant, si on fait attention aux dates, on constate que c'est plutôt Freud qui serait redevable à Khnopff de cette métaphore. 

 

Rigidité

Marguerite, sa sœur, telle une vestale du « surmoi », ce gardien moral du « moi », ne regarde personne. Guindée et enserrée dans sa robe, elle est la gardienne du temple. Le format vertical de la toile n'est pas le fait du hasard. Il redouble la porte : une porte sans regard refermée sur les interdits ou des énigmes.

La « fausse demeure » est cet espace de protection de la liberté de création du peintre. S'il se tient à l'écart du monde extérieur, c'est pour prendre ses distances avec une société qui ne sait que décevoir et dont les dieux se sont enfuis.

Ainsi ses portraits d'enfants montrent la force d'une éducation rigoureuse qui refoule les désirs. Ils posent, sourire absent. 

Quand on ouvre la porte, on avance dans les chambres de cette étrange demeure et les strates d'un autre visage de l'art se découvrent. A y regarder de près, les paysages figuraient l'envers de l'étrange demeure. Des maisons fermées, la fuite du temps de l'éphémère symbolisé par les fleurs, des lignes droites se substituant aux courbes de la vie. Ici les colonnes de l'escalier rappellent la ligne des arbres, et leur tendance à une abstraction manifestant la froideur du réel.

 

Des paysages dépouillés aux arbres-ligne

Les paysages de Fosset que peint Fernand Khnopff évoquent la solitude mais surtout la suspension du mouvement. Il y a un immobilisme au temps suspendu et à la durée qui sauve l'éphémère en faisant disparaître la vie. Ainsi peut-on aussi lire ces récurrences de fleurs, sauvées par l'artiste du temps fuyant, uniquement à l'intérieur de la demeure. Demeurer d'ailleurs c'est échapper à l'éphémère. C'est durer. Ce n'est pas un hasard s'il dessina le Frontispice de Bruges-la-Morte, roman de Georges Rodenbach. Ses paysages sont vides de toute présence humaine. La mort y rôde, comme dans ceux de Fosset, une localité dans les Ardennes où la famille Khnopff possède une propriété. Les toiles font émerger une nature sans mouvement, dont les rares personnages qui y figurent sont, eux, pris dans la rigidité. La toile Sous les sapins est un espace géométrique, dont les arbres peuvent être ramenés à un jeu de lignes. Il y a comme une tentation de se rapprocher de l'art abstrait mathématique – on pense à Mondrian. Dans le tableau Le garde qui attend, le garde est plus droit et raide que l'arbre qui se situe derrière lui, au contraire courbé. Il est désincarné, au milieu du tableau, plus silhouette que corps. Le tableau Un soir reprend cette approche. Deux femmes vêtues de noir sont plantées là comme des décors, des arbres, des lignes.

 

F. Khnopff, Un soir

 

La caresse de l'artiste

A l'inverse des toiles de paysage, l'intérieur est le lieu de l'horizontalité, l'espace qui se fait chair. Comme on le voit dans dans l'œuvre de F. Khnopff, deux formats ne cessent de revenir dans leur opposition : l'horizontal et le vertical. L'horizontalité est liée aux thèmes de l'énigme, du questionnement du moi, de l'offrande ou du désir. Ainsi en va-t-il du tableau représentant Oedipe et le sphinx, au titre assez étonnant : L'art ou des caresses. Citons encore L'Offrande ou I lock my door upon myself. Ce dernier tableau joue sur la fascination provoquée par le regard hypnotique de la jeune femme, renvoyant au thème de Méduse. Le décor renvoie aux tableaux de paysages de Fernand Khnopff, avec ces lignes droites, ces pans de mur évoquant la verticalité. Le décor est abstraction, zoom sur un détail. L'usage que fait Fernand Knopff de la photographie explique cet intérêt pour le grossissement du détail.

La pauvreté du réel, restituée dans ces extérieurs où la ligne droite domine, fait place à l'intérieur à la caresse et au culte de l'art. Dans un monde déserté par les dieux, il faut en inventer. L'intérieur se fait mythologies. On voue un culte à Hypnos. La caresse est opposée au trait du dessin. Là où il cerne, la caresse en reste à l'approche. Les visages se tendent vers la douceur de la caresse.

 

Bruges-la-Morte

C'est le titre du roman de Georges Rodenbach, ami de F. Khnopff, qui en réalisa le frontispice. Le mythe d'Ophélie est au coeur de l'image. Le personnage d'Ophélie, portée par les eaux, cultive le mystère et l'énigme. Où va-t-elle ? On ne sait.

Peut-être suit-elle le chemin de l'art vers un ailleurs. Une énigme. Rien ne se donne, tout se déchiffre.

 

 

 



rédacteur : Maryse EMEL

Notes :
1 - Introduction à la psychanalyse (1916), IIe partie, chap. 18, trad. S. Jankélévitch, Payot, colt. « Petite Bibliothèque », 1975, p. 266-267