La Floride, un échec français en Amérique
[samedi 09 février 2019 - 08:00]

Florida est le troisième album chez Delcourt de Jean Dytar, auteur primé pour La vision de Bacchus au festival Quai des Bulles de Saint-Malo en 2014. Il poursuit avec cet ouvrage une veine historique mais le récit ne se situe plus à Venise mais en Angleterre et en Floride, autour de la même séquence temporelle : le XVIe siècle des « Grandes Découvertes ».

Un couple de Français protestants, Jacques et Eléonore Le Moyne, s’est réfugié à Londres et a refait sa vie, loin des guerres qui ensanglantent la France... et loin des souvenirs d’un passé que Jacques cherche à oublier : sa participation à une expédition française en Floride, entre 1564 et 1565. Cette région n’est pas encore celle prisée par les retraités américains. Au contraire, elle est particulièrement hostile aux Français. La dangerosité du lieu se résumant en trois mots : Indiens, alligators, Espagnols. Malgré ces facteurs peu engageants, les Français ne sont pas les seuls à convoiter la Floride, l’Angleterre est aussi sur les rangs. Les informations sur cet espace encore inconnu les intéressent. L’Anglais Walter Raleigh, devenu un familier des Le Moyne, tente d’en connaître davantage afin de lancer à son tour une expédition. Mais impossible de délier la langue de Jacques Le Moyne, visiblement traumatisé par son propre périple en Amérique. Bien plus, ce qui semble aux yeux de sa femme une formidable aventure est pour lui un terrible malheur. Adolescent insouciant, doux et craintif, il est devenu misanthrope jusqu’à mettre à distance sa propre famille. Il se décide finalement. Il raconte ses souvenirs de la seconde expédition française en Floride, menée par René de Laudannière, dans laquelle il était cartographe et dessinateur. Le désastre sera complet : luttes intestines entre Français,  rébellion contre de Laudannière, animosité des Indiens, difficultés dramatiques pour approvisionner le camp, massacre des Français par les Espagnols. Que reste-t-il de l’histoire de Jacques le Moyne ? Quelques planches, peut-être, dans le second volume des Grands Voyages publié par Théodore de Bry en 1591.

 

Jean Dytar met au centre de son récit une femme : Éléonore Le Moyne

Le premier personnage dessiné est celui d’une femme dans une histoire réputée exclusivement masculine. Ce n’est pas anodin. Il s’agit, paradoxalement, du personnage principal de ce récit. Elle est à la jonction des espoirs et des déceptions d’une expédition d’abord fantasmée ; du foyer familial et des relations avec l’Angleterre de Walter Raleigh ; d’un mari qu’elle incite à parler pour lui demander ensuite d’oublier ; de l’Histoire et de l’intime ; de la disparition de l’aimé et du souvenir qu’il en restera grâce à ses dessins. Elle n’est pas seulement un fil conducteur, pas seulement celle par qui l’histoire permet de relier les différents protagonistes et événements entre eux, elle est le moteur du récit. C’est elle, notamment, qui pousse son futur mari, Jacques, à partir pour l’expédition vers la Floride, c’est dans l’intimité de son couple – scènes récurrentes de la chambre, thermomètre de leur relation – qu’elle pousse son mari à raconter son expérience américaine. C’est aussi la métaphore autour du personnage de Mary Stuart, reine ambitieuse mais empêchée, comme Éléonore, qui se rêve un destin hors du commun mais doit renoncer. Le récit de la vie de Mary Stuart par le grand-père Le Moyne se superposant aux cases où l’on suit Éléonore en dit plus long sur la psychologie du personnage et sa vie corsetée que les classiques narratifs de BD où les auteurs, à défaut de dessins, racontent. Jean Dytar, lui, s’en dispense.

Bref, une femme au centre d’une histoire d’hommes. D’un homme en particulier, Jacques le Moyne, comme absent de sa propre vie, dessiné souvent à sa table de travail, courbée et de dos, les épaules tombantes, refusant tout de la vie : son passé, son avenir, sa famille. Ses lunettes, qu’il porte sur quelques cases, lui permettent de tracer au plus juste des fleurs et des plantes mais, lorsque Jean Dytar le dessine de face, les lunettes sur le nez, les verres apparaissent sans transparence, ses yeux ont disparu : métaphore d’un homme absent pour les autres, aveugle au monde qui l’entoure. Le couple que forme ces deux êtres-là est central dans le récit.

Une réflexion sur la mémoire et sur l’écriture de l’histoire

La mémoire et ses oublis, sont brillamment soulignés par les qualités propres à l’art de la bande dessinée : la couleur subtilement bleutée de souvenirs anciens, un effet flouté, le manque de précision des paysages et des lieux, renforcent la distance entre le récit présent et l’événement passé. Les lignes qui strient les cases rappellent les cartes bien sûr mais sont aussi des miroirs brisés et déformés, des transcriptions graphiques d’une mémoire forcément partielle. Des réminiscences qui font mal et qui blessent parfois, des pointes dirigées vers Jacques Le Moyne. Parfois aussi, c’est le jaillissement du passé à travers les dessins qui se révèle aux protagonistes1.

Jean Dytar ne se borne pas à retranscrire une histoire par le biais de dessins. Il fait du roman graphique le meilleur véhicule pour dire l’histoire et la manière dont elle s’écrit : à la fois collage et palimpseste. Une mémoire qui déforme et sélectionne. Une tentative éditoriale de Théodore de Bry qui s’appuie sur des sources pour le moins déformées des événements. Jean Dytar inclut des pages des Grands Voyages à la fin de son œuvre. Le récit de l’auteur lui-même, résultat d’une sédimentation des récits successifs. Le dernier mot laissé au savant pour redire une nouvelle fois, différemment.



rédacteur : Brice DEMARS
Illustration : Pour les planches : http://bdzoom.com/129905/bd-de-la-semaine/%C2%AB-florida-%C2%BB-par-jean-dytar/

Notes :
1 - voir notamment les pages 128-129