Jean sans Terre : histoire d’un roi mal aimé
[vendredi 18 janvier 2019 - 08:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Jean sans Terre
Éditeur : Perrin
450 pages
Cette première biographie française de Jean sans Terre (1166-1216) retrace avec précision la vie de ce roi d’Angleterre, dont la légende noire occulte une histoire géopolitique particulièrement dense.

Que ce soit aujourd’hui, au cinéma notamment, ou pendant le Moyen Âge, sous la plume des chroniqueurs, Jean sans Terre a fait l’objet d’une réputation exécrable. La couverture du livre de Frédérique Lachaud est d’ailleurs là pour le rappeler. Cette enluminure a été réalisée par le moine de Saint Alban, Matthieu Paris, qui écrit dans les décennies suivant la mort de Jean et contribue à forger la légende noire autour du personnage. Le roi apparaît ainsi en majesté, mais de manière pour le moins inhabituelle : il tourne le dos à l’Eglise et perd à moitié sa couronne, qui glisse de sa tête, tandis que son geste étrange du doigt continue d’interroger les historiens, d’autant qu’il ne tient en main aucun attribut du pouvoir. Pour Matthieu Paris, il s’agit de ridiculiser un souverain qu’il considérait à la fois comme tyrannique, couard et incompétent.

Il faut dire qu’à première vue, le bilan politique de ce roi mal aimé semble catastrophique, avec la perte de nombreux territoires ou encore la défaite de Bouvines contre Philippe Auguste. Pourtant, Frédérique Lachaud, spécialiste des îles britanniques et des idées politiques médiévales, s’attelle à reprendre le dossier en détail. Pour ce faire, l’historienne s’appuie sur un large corpus de sources où les documents judiciaires, administratifs ainsi que la correspondance peuvent laisser apparaître une image beaucoup plus nuancée que celle diffusée par les chroniqueurs. Il ne s’agit pas pour autant d’une opération de réhabilitation, mais plutôt d’analyser la pratique politique de Jean sans Terre par rapport à son expérience personnelle, à la spécificité des enjeux de pouvoir auxquels il se trouve confronté et à son entourage aristocratique. Il en ressort l’image plus subtile d’un souverain capable, actif, mais souvent dépassé par les événements.

 

Dans l’ombre de Richard Cœur de Lion

Les chapitres consacrés aux années de jeunesse et de formation de Jean rappellent que ce dernier, fils cadet d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine, grandit dans l’ombre de ses frères aînés. Son surnom de « Sans terre », surtout utilisé par l’historiographie française, lui vient du premier partage du royaume opéré par Henri II entre ses fils, en 1170, alors qu’il est malade, et dont Jean se trouve exclu. Par la suite, plusieurs chroniqueurs ont repris cette image du souverain sans terre – très dépréciative à une époque où la richesse et le prestige passent par la possession et la maîtrise d’un domaine le plus étendu possible.

Pour autant, Frédérique Lachaud souligne aussi que Jean fut confronté à de grandes responsabilités politiques dès son entrée dans l’âge adulte, dont il tira des expériences décisives. L’un des exemples les plus intéressants est celui de l’expédition du jeune prince en Irlande. Investi par le pape, dès 1172, de la domination sur l’Irlande, Henri II y envoie Jean au printemps 1185, après l’avoir adoubé, avec pour mission d’y affirmer l’autorité royale. Jean commande alors une forte troupe embarquée dans 60 navires, mais ne parvient pas à manœuvrer avec suffisamment d’habileté entre les chefs gaëliques et les différentes générations de colons anglais d’Irlande pour y imposer son influence. Pour autant, Jean a fait en sorte de créer sur place un réseau de fidèles, en donnant des terres irlandaises à certains de ses compagnons, comme Ranulf de Glanville, Theobald Walter, William de Burgh et Philip de Worcester. De plus, il manifeste pendant l’expédition une grande activité politique, avec 43 chartes irlandaises qui sont parvenues jusqu’à nous, ou encore, en ordonnant la construction de châteaux dans cette périphérie du royaume d’Angleterre. On verra ainsi dans la deuxième partie du livre que ces graines semées par Jean lui ont permettront plus tard de s’affirmer comme un véritable seigneur des îles britanniques.

Vient ensuite le moment où Richard Cœur de Lion, couronné en 1189, part sans tarder pour la croisade et laisse de nombreux territoires sous la garde de Jean. Ce dernier n’a plus rien d’un héritier « sans terre », mais reçoit des fiefs en Normandie, en Angleterre, dans la marche galloise et en Irlande. Pour Jean, il s’agit à nouveau d’une période de grande activité politique, diplomatique et administrative. Plus encore, lorsque Richard est fait prisonnier par Léopold, duc d’Autriche, en 1193, Jean rencontre le roi de France Philippe Auguste à Paris et obtient de ce dernier d’être reconnu comme duc de Normandie, seigneur de toutes les terres patrimoniales en France, et roi d’Angleterre. Il reçoit encore du roi de France la promesse d’un mariage avec Adèle, la sœur de Philippe Auguste, répudiée par Richard. Néanmoins, ces tentatives de Jean se heurtent à la solidité du dispositif instauré par Richard à son départ : méfiant face aux ambitions de Jean, un conseil de baron parvient à le faire excommunier. Face au retour de son frère en 1194, le « sans terre » n’a d’autre choix que de se soumettre, mais sa réputation sort écornée de cet épisode, là où Richard revient auréolé de gloire de la croisade.

 

L’impossible empire Plantagenêt

La deuxième partie du livre s’ouvre sur l’accession contestée de Jean au trône, après la mort de Richard en 1199, victime d’un tir d’arbalète. Nos sources ne s’accordent pas sur l’héritier légitime de la couronne : si pour Roger de Howden et Ralph de Diceto, il s’agit bien de Jean, en revanche, Raoul de Coggeshall n’évoque aucune disposition testamentaire prise par Richard en faveur de son frère cadet. Plus encore, les raisons sont nombreuses pour refuser de le voir monter sur le trône : il ne s’est guère illustré par des prouesses militaires, il a trahi son frère et il a comploté avec le roi de France. Son atout principal reste toutefois de constituer un choix politique raisonnable pour les puissants aristocrates anglais qui possèdent des terres des deux côtés de la Manche et souhaitent donc le maintien du royaume. Le principal défi de Jean est donc d’asseoir sa légitimité sur un ensemble Plantagenêt qui s’étend du nord de l’Angleterre jusqu’à l’Aquitaine.

Ce début de règne s’avère toutefois mouvementé. Philippe Auguste devient un adversaire et, malgré une indéniable clairvoyance politique, Jean ne parvient pas à dominer le jeu féodal en France où les vassaux se trouvent partagés entre l’allégeance au Plantagenêt ou au Capétien. L’exemple le plus frappant est celui du second mariage de Jean avec Isabelle d’Angoulême, au détriment d’Hugues de Lusignan qui se tourne alors vers Philippe Auguste pour chercher réparation. Jean a sans doute pensé par ce mariage reproduire le coup de génie de son père Henri II qui avait obtenu l’Aquitaine par son mariage avec Aliénor. Dans les faits, cette manœuvre lui vaut cependant la colère de plusieurs de ses vassaux. Il s’ensuit une guerre en Normandie entre les deux rois, de 1202 à 1204. À nouveau, dans le récit de cette campagne, Frédérique Lachaud, rend justice aux manœuvres stratégiques judicieuses de Jean, qui font mentir sa réputation d’« épée molle ». Son erreur fut de quitter le continent pour aller lever des soutiens en Angleterre : la forteresse normande de Château-Gaillard, qu’il pense imprenable, interprète ce départ comme une défection de la part de leur souverain et finit par tomber. Philippe Auguste s’empare alors de la clef de voûte de la Normandie et peut dès lors mener à bien la conquête de la région.

La perte de la Normandie, ainsi que de nombreux territoires jusqu’au Poitou, pose la question de la responsabilité de Jean dans la décomposition de la domination des Plantagenêt. Le livre se refuse à faire du souverain l’unique responsable et s’intéresse aux facteurs structurels. Cet ensemble composite, qu’il reste délicat de désigner comme « empire Plantagenêt », se révèle trop étendu et trop hétéroclite pour être gouvernable sur le long terme. Centre symbolique de cet ensemble, Jean semble avoir échoué à se gagner l’affection de ses différents vassaux – tâche au demeurant impossible, peut-être, tant les aspirations au sein de cette nébuleuse aristocratique, présente des deux côtés de la Manche, pouvaient entrer en concurrence. Plus largement, le livre propose des pages éclairantes sur le rapport d’un souverain avec ses vassaux. Le roi se trouve en effet confronté au triple défi d’organiser ses réseaux de fidélité en ménageant les susceptibilités de chacun, de contrôler le pouvoir des vassaux qui deviendraient trop puissants, et enfin de surveiller les seigneurs des régions frontalières à la fidélité mouvante – dans les marges orientales de la Normandie anglaise, on préfère par exemple reconnaître l’influence capétienne plutôt que la lointaine tutelle de Jean.

 

Est-il bon ? Est-il méchant ?

Très dense, le livre étudie également en détail la politique ecclésiastique de Jean. Ce dernier entend contrôler étroitement le clergé anglais, ce qui lui vaut un conflit violent avec le pape : Innocent III place alors le royaume sous interdit et excommunie Jean de 1209 à 1213. Si ce dernier parvient à résoudre la situation et surtout à faire d’Innocent son allié pour le reste du pontificat, il n’en reste pas moins que cet épisode contribue à alimenter les critiques et représentations négatives contre Jean. Cible d’un complot aristocratique en 1212, sujet d’une prophétie qui annonçait sa disparition pour l’Ascension 1213, Jean serait l’exemple parfait du souverain contesté, faible et paresseux.

Si une telle image nous vient des chroniques, Frédérique Lachaud précise que cette dépréciation n’est pas spécifique à Jean. Celui-ci se trouve en réalité pris dans une entreprise historiographique globale de dévalorisation de la dynastie des Plantagenêt, qui se développe dès le début du XIIIe siècle. Sous la plume de ces auteurs, Henri II devient un rejeton du diable, Aliénor prend les traits d’une sorcière, alter ego de la fée Mélusine, et même Richard n’est pas épargné. Jean, pour sa part, concentre de nombreuses considérations morales négatives : lâcheté, cruauté, envie et luxure ne sont que quelques exemples parmi la longue liste d’accusations dont il est l’objet dans des chroniques d’Angleterre, mais aussi du continent. Parmi les récits français, la Philippide, biographie composée vers 1224 à la gloire de Philippe Auguste, brosse un portrait de Jean en contrepoint de celui qu’il livre du roi de France, où le premier apparaît sous les traits d’une figure maléfique et tyrannique : il a fait assassiner Arthur, l’héritier légitime des Plantagenêt, il a mené des guerres sanglantes et injustes, et il a dépouillé le clergé de ses biens. En Angleterre, les chroniqueurs de l’abbaye de Saint-Alban se montrent eux-aussi sévères à son égard, en particulier Matthieu Paris qui lui reproche l’usage d’abominables tortures, dignes de celles qu’employaient les persécuteurs des martyrs chrétiens, contre les populations de son propre royaume, dans les guerres intestines de la fin de son règne.

Le livre questionne avec une grande finesse ces représentations. L’auteure ne se contente pas de les contester systématiquement mais cherche plutôt à les questionner à l’aune de deux aspects : d’un côté, la politique effective de Jean et, de l’autre, les pratiques littéraires des chroniqueurs médiévaux. Frédérique Lachaud brosse ainsi le portrait politique d’un souverain conscient des difficultés, soucieux de répondre aux plaintes des barons, et très actif dans ses déplacements à travers l’immense espace Plantagenêt – il parcourt 20 à 24 kilomètres en moyenne par jour. De plus, l’analyse ne se limite pas à la personne de Jean, mais cherche aussi à comprendre sa politique dans le cadre des différents réseaux aristocratiques, familiaux et matrimoniaux où il occupait une place centrale. On sait par exemple que Jean avait de nombreuses maîtresses, ce dont il a pu hériter l’image d’un souverain libidineux. Toutefois, Jean a pu envisager concrètement ces relations avec des femmes de la haute noblesse comme un enjeu stratégique : ses enfants illégitimes constituaient en effet des pièces à sa disposition sur l’échiquier politique, que ce soit des garçons comme Richard, capitaine loyal au service de son père dans le Kent, ou alors des filles comme Jeanne, épouse du prince gallois Llywelyn.

Cette biographie constitue donc certainement une œuvre de référence. La densité des informations offre un récit détaillé du règne de Jean et un panorama complet de ses pratiques politiques. Par ailleurs, la méthode employée permet de questionner les éléments qui contribuent à façonner la figure du mauvais souverain. À cet égard le témoignage des chroniques est envisagé avec beaucoup de finesse, comme des sources d’information qui obéissent toutefois à des logiques narratives précises. Enfin, l’ouvrage trace de nombreuses pistes de recherche dans le champ des pratiques politiques. Loin de n’être que ce roi faible ou cruel que l’on nous présente souvent, Jean sans Terre est surtout à l’image de la complexité de chaque règne, qui cristallise nécessairement tout un moment politique.



rédacteur : Simon HASDENTEUFEL
Titre du livre : Jean sans Terre
Auteur : Frédérique Lachaud
Éditeur : Perrin
Date de publication : 30/11/99
N° ISBN : 978-2262064815