Actuel Moyen Âge - Une onction pour Mélenchon
[jeudi 18 octobre 2018 - 09:00]

Mardi matin, le domicile de Jean-Luc Mélenchon a fait l'objet d'une perquisition. Dans la vidéo qu'il filme lui-même, on entend le député dire « ne me touchez pas, vous n'avez pas le droit de me toucher, ma personne est sacrée ». Ces propos ont été aussitôt repris et commentés, notamment pour souligner que juridiquement parlant ils ne sont pas fondés – un parlementaire n'a pas le droit d'être arrêté, mais il n'est pas « sacré » pour autant. Historiquement parlant, ils sont tout aussi problématiques.

 

Le roi sacré

 

En 1924, Marc Bloch publie Les rois thaumaturges, un grand classique de l'histoire médiévale. Il y étudie la façon dont les rois anglais et français ont peu à peu construit un « miracle royal » : ils revendiquent en effet le pouvoir de guérir plusieurs maladies, notamment les écrouelles (une maladie de peau).

Ce pouvoir de guérison, qui nimbe la royauté d'une aura surnaturelle, vient directement de la cérémonie du sacre. Le sacre a été inventé par les Carolingiens, et d'abord par Pépin en 751. Il venait de prendre le pouvoir par un coup d'Etat, en envoyant le dernier roi mérovingien dans un monastère, et avait besoin de légitimer son autorité. Du coup, il va chercher un rituel un peu obscur pratiqué dans l'Ancien Testament et l'adapte. Bingo : le sacre va devenir l'une des plus importantes cérémonies royales, dans plusieurs royaumes occidentaux, pendant plusieurs siècles.

Au cours de ce rituel, extrêmement solennel, qui a lieu le plus souvent au moment de leur couronnement, les rois sont oints par un clerc, avec une huile. Après cela, leur personne est sacrée : le terme même de Christ veut dire « Oint ». Le roi devient donc, comme l'écrit un clerc normand du XIIe siècle, « le christ du seigneur ». Plus tout à fait un laïc même s'il n'est pas vraiment un clerc, le monarque est élevé au-dessus du commun des mortels. Les propagandistes qui travaillent pour la royauté n'hésitent pas à en remettre une couche : en France par exemple, on va dire que l'huile du sacre a été apportée à Clovis directement par le Saint-Esprit, dans une ampoule qui ne se vide jamais... Au XVIe siècle, le roi dira au moment où il soigne les malades : « le roi te touche, Dieu te guérit ». Comme l'a magnifiquement analysé Marc Bloch, tout ça contribue à inventer une « religion royale » qui joue un rôle fondamental dans l'affirmation de l'autorité de l'Etat.

 

La lèse-majesté

 

À partir du milieu du XIIe siècle, plusieurs rois vont aller chercher un concept juridique oublié, venu du droit romain : celui de lèse-majesté. La majesté, c'est la dignité royale, une qualité indicible qui se donne à voir : les auteurs médiévaux en parlent comme d'une lumière, une aura, un éclat qui entoure le roi. Tout comme les saints se reconnaissent à leur auréole, le roi sacré dégage une lueur de majesté. À cet égard, Louis XIV le « roi-soleil » n'est que l'aboutissement d'une idée très médiévale.

Dès lors, la lèse-majesté désigne le fait de s'en prendre à cette dignité royale. Le crime est d'emblée rapproché d'un « sacrilège » : s'en prendre à la personne du roi, à sa nature, à son autorité, c'est transgresser le sacré. Pour les rois, il s'agit évidemment d'une façon très efficace de sacraliser leur autorité. A la fois théoriquement et concrètement, puisque les juristes médiévaux expliquent bien que s'en prendre à un officier du roi revient à s'en prendre au roi lui-même. Le corps du roi devient sacré : le toucher est un blasphème, une offense à Dieu, et on punit très lourdement les régicides, qu'ils réussissent ou non. Encore aujourd'hui, le protocole rappelle qu'on n'a pas le droit de toucher la reine d'Angleterre. Rappelez-vous également qu'aux échecs, jeu médiéval, le roi n'est jamais tué : la partie s'arrête quand il est mat, c'est-à-dire sur le point d'être pris, mais on ne joue jamais le dernier coup...

 

Vers les hérésies

 

Ce lien entre lèse-majesté et sacrilège fonctionne dans les deux sens. En 1199, le pape Innocent III explique ainsi que les hérétiques sont coupables de lèse-majesté, car ils offensent le roi suprême, Dieu. Les rois séculiers reprennent alors le concept, dans les deux sens : ceux qui sont coupables de lèse-majesté sont assimilés à des hérétiques, et vice-versa. Du coup les rois revendiquent peu à peu le droit de punir les hérétiques dans leur royaume : d'où, par exemple, l'arrestation et la condamnation des Templiers par Philippe le Bel. La lèse-majesté sert un peu de fourre-tout pour condamner toutes les critiques à l'autorité royale.

Au XVe siècle, faute d'hérétiques, on se tourne vers un autre crime : la sorcellerie. Lui aussi va être assimilé à la lèse-majesté et va devenir, selon la formule de l'historien Jacques Chiffoleau, « une hérésie d'Etat ». La lutte contre la sorcellerie joue alors un rôle majeur dans la construction de l'absolutisme royal : en brûlant des sorcières, le roi rappelle qu'il est sacré, c'est à dire directement connecté à Dieu. Ironiquement, quand Mélenchon dit qu'il est « sacré » pour s'opposer à ce qu'il perçoit comme une violence d'Etat, il utilise donc un concept... qui a été associé depuis son origine à la violence d'Etat.

Quand J.L. Mélenchon s'énerve contre un policier, il ne pense pas, évidemment, à Innocent III et aux sorcières. Mais son argument du « sacré », sa volonté d'incarner une autorité « intouchable », tout ça vient directement de cette conception médiévale du pouvoir royal. Et c'est complètement paradoxal, à plus d'un titre. Au niveau personnel, on pourrait rappeler à J.L. Mélenchon qu'en 2008 c'est lui qui critiquait ce concept de lèse-majesté, ici sous la forme de « l'offense au président de la République » : à l'époque, J.L. Mélenchon ne se gênait pas pour dire que cette conception sacrée du pouvoir était contraire à la « démocratie républicaine »... Surtout, à un niveau plus général, on peut souligner qu'il est très paradoxal de voir un député républicain, qui se pose qui plus est comme l'opposant d'un régime hyperprésidentialisé, utiliser ainsi une image politique construite par et pour les rois. Nos dirigeants et nos élus ne sont pas sacrés : la démocratie commence en grande partie là, dans la volonté d'arracher son aura au pouvoir, royal ou non.

 

Pour en savoir plus

- Yan Thomas, « L’Institution de la majesté », Revue de Synthèse, 1991, no 3‑4, p. 331‑386.

- Jacques Chiffoleau, « Sur le crime de majesté médiéval », in Genèse de l’État moderne en Méditerranée: approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations, Rome, École Française de Rome, 1993, p. 184‑213. L'article est résumé ici.

- Jacques Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 1993.

- Jacqueline Hoareau-Dodinau, Dieu et le roi : la répression du blasphème et de l’injure au roi à la fin du Moyen Âge, Limoges, PULIM, 2002.

 

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rédacteur : Florian BESSON