Actuel Moyen Âge - La licorne, de Jésus aux startups
[jeudi 04 octobre 2018 - 08:00]

Le Musée de Cluny propose en ce moment une exposition intitulée « Magiques licornes », l’occasion pour nous de nous pencher sur cette créature, tellement présente dans la culture contemporaine qu’on en oublierait presque que c’est une créature très ancienne.

 

Un ancêtre méconnu

La première occurrence de licorne date en effet du Ve siècle avant J-C, chez un historien et médecin grec appelé Ctésias qui la décrit comme un hybride au corps de cheval, à la tête de cerf, aux pattes d’éléphant et à la queue de sanglier, bien loin de nos représentations actuelles ! Ensuite, plusieurs auteurs grecs en attestent l’existence, dont Hérodote et Pline l’Ancien, sous le nom de « monoceros » puis « unicorne », mais son apparence physique demeure floue.

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BNF, Ms arabe 2178, fol. 233v

L’Ancien Testament en fait également mention sous le nom de Re’em traduit pas les Grecs en « monoceros », mais équivalant aujourd’hui à l’arabe rim, c’est-à-dire « bœuf sauvage, buffle » (ce sont d’ailleurs les termes que l’on retrouve dans les traductions en français). Cela dit, tous semblent s’accorder sur le fait que la licorne vit en Orient, et notamment en Inde. Jusque-là, donc, peu de rapport avec la créature que nous connaissons...

 

Expansion et dénégation

C’est alors qu’arrive le Physiologus, un bestiaire du IVe siècle ap. J.C. qui va avoir un énorme succès et dont le Moyen Âge va largement s’inspirer pour construire sa licorne, un quadrupède avec une corne sur le front. Elle va alors se retrouver dans les bestiaires, les romans courtois ou l’iconographie, et notamment la célèbre tapisserie de la Dame à la Licorne conservée au Musée de Cluny.

La particularité de cette créature est qu’elle ne peut être approchée que par une vierge, d’où la ruse bien connue des chasseurs et exposée dans cette dernière tapisserie : on envoie une vierge dans les bois, la licorne est attirée et s’allonge en posant sa tête sur le giron de la jeune fille. Arrivent alors les chasseurs qui la capturent et la tuent.

Mais gare à vous si la jeune fille n’est pas vierge car la licorne, se sentant trompée, tuera la femme d’un coup de corne, car c’est une créature qui peut être aussi douce que violente... À la fin du XIIIe siècle, Marco Polo décrit des chevaux unicornes sauvages en Inde, qui seraient les descendants de Bucéphale, la légendaire monture d’Alexandre le Grand. Un peu plus tard, dans ses Voyages, Jean de Mandeville la présente également comme un animal féroce.

Vers la fin du Moyen Âge, la licorne devient de plus en plus douce, symbole d’innocence et de pureté. En parallèle, son apparence physique s’uniformise : c’est désormais un cheval blanc pourvu d’une corne de la même couleur sur le front. On dit également que cette corne soigne des empoisonnements – serait-ce l’origine de la surchasse des éléphants et rhinocéros ? Tout bon seigneur se doit de posséder une corne de licorne chez lui, tradition qui perdurera jusqu’au salons du XVIIe siècle. Celles qui sont parvenues jusqu’à nous se sont révélées être des dents de narval, créature inconnue de l’Occident à l’époque.

 

Christiques licornes

D’un point de vue théologique, la licorne ne représente nul autre que Jésus, confié à une vierge et chassé par les hommes. Cette conception renforce le caractère pur et noble de la créature qui devient une figure de la courtoisie, apanage des nobles dames, comme dans la tapisserie de Cluny.

Au XVIe siècle, diverses études et traités scientifiques discutent des aspects physiques et comportementaux de la licorne, mais en parallèle, son existence est de plus en plus mise en doute. En effet, malgré les nombreuses expéditions qui sillonnent désormais les quatre coins du globe, personne ne semble rencontrer de visu de véritable licorne... De plus, les seules preuves de leur existence sont leurs cornes, mais la découverte du narval au XVIIe siècle porte un rude coup au mythe.

C’est dans ce contexte que le chirurgien Ambroise Paré et l’explorateur André Thevet remettent clairement en question l’existence de la licorne. François Rabelais, médecin de son état, en fait, dans son Quart Livre, l’une des impossibilia de l’île de Medamothi, l’île des tromperies et illusions... On estime que l’on ne croie plus à la licorne vers le XVIIe siècle, mais elle devient populaire à la même époque sur les blasons car elle représente toujours la noblesse d’esprit... La symbolique supplante alors l’imaginaire.

 

Licornes contemporaines

Aujourd’hui, il est difficile de passer à côté de la licorne. Elle est partout, et vous pouvez aujourd’hui acheter de la licorne, à toutes les sauces : peluches, vêtements, chaussons, sacs à dos ou même bouées géantes.

Cette dernière tendance est d’ailleurs très intéressante car elle se situe à la confluences de deux tendances : l’émergence de la bouée géante portée par les réseaux sociaux et le retour de la licorne comme symbole d’un retour à l’enfance, à l’innocence.  En effet, tous ces produits sont le plus souvent prévus pour attirer principalement les petites filles : on retrouve l'idée de pureté et d’innocence attribuée à la licorne médiévale.

Si les petites filles demeurent la cible privilégiée du marketing « licorne », celle-ci est également devenue une figure de proue de la génération twee, ces jeunes adultes trop sensibles pour affronter la dureté du monde qui les entoure et préférant se créer un monde ouaté aux couleurs chatoyantes, rempli de bienveillance, de chatons... et de licornes, généralement de couleur pastel et couvertes de paillettes, comme pour accentuer ce besoin d’édulcorer la réalité. Les couleurs sont emblématiques : au blanc virginal de la licorne médiévale a succédé un rose vif.licornes.png

Outre les paillettes, la licorne est souvent aux couleurs de l’arc-en-ciel, ce qui l’associe (de manière plus ou moins volontaire) à la communauté LGBT depuis que leur drapeau aux six couleurs s’est imposé dans les années 1970. De plus, la licorne est souvent neutre et n’est pas sexuellement genrée (d’ailleurs le terme est féminin ou masculin selon les langues), comme certains membres de la communauté.

Sa rareté sert également à illustrer l’absence de représentation des LGBT dans les médias de tous types, c’est pourquoi elle est aussi utilisée par d’autres communautés, tels que les handicapés, notamment aux États-Unis.

 

Retours et détournements

Mais n’oublions pas que les origines médiévales de la licorne en font surtout un personnage privilégié de la fantasy, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma ou de jeux vidéo. Elle y est dépeinte comme une créature belle, magique, rare et bienveillante, qu’il faut trouver ou protéger. Ainsi, dans Harry Potter à l’école des sorciers, Hagrid raconte à Harry que les licornes sont de puissantes créatures qu’il est difficile d’attraper. Et pourtant, ils trouvent du sang de licorne (brillant, presque pailleté !) qui les conduit à Voldemort tentant de survivre en buvant du sang de l’innocente créature.

En effet ce sang permet à quiconque de vivre, même au seuil de la mort, mais celui qui tue une licorne, symbole de pureté, aura une vie maudite. Cette conception de la licorne est très médiévale et nous rappelle la fin de la tapisserie de la Chasse à la Licorne (fin XVe-début XVIe siècle) dans laquelle une licorne est mortellement blessée... avant de revenir à la vie.

Pourtant, et malgré ce phénomène écrasant de licornes mignonnes et bienveillantes, la culture populaire produit quelques pépites qui vont totalement à l’encontre de ce mouvement. Ainsi, la série d’animation Dr. Pantastique met en scène un enfant super-héros dont le mentor est une licorne mâle appelée Philippe aux méthodes parfois peu conventionnelles. Dans une autre série, Gravity Falls, des licornes mâles et femelles vivent reclus, mais l’une d’elles se sert des idées reçues pour manipuler les jeunes filles, ce qui résulte en une bagarre avec l’héroïne. Beaucoup d’autres médias détournent cette image traditionnelle de la licorne, mais la palme du décalage revient immanquablement à cette publicité américaine présentant une licorne d’une manière pour le moins inattendue, tout cela pour vendre un improbable repose-pied de toilette... adieu innocence !

Pour finir, depuis 2013, le terme « licorne » a acquis une toute autre définition, puisqu’il désigne désormais une start-up, le plus souvent en lien avec les nouvelles technologies, non cotée en Bourse et dont la valorisation dépasse le milliard de dollars. C’est une spécialiste du capital-risque américaine, Aileen Lee, qui a décidé d’utiliser ce terme car non seulement il désigne quelque chose de rare et désirable, mais aussi parce qu’il est se rattache à la culture geek, bien connue des start-ups. En nous réappropriant l’imaginaire pour parler de la réalité, on crée le rêve, et cela nous rappelle indéniablement la licorne. Par contre, pour la notion d’innocence, on est plus sceptique...

 

Pour aller plus loin :

- Jorge Luis Borges, Le livre des êtres imaginaires, Paris, Gallimard, 1987.

- Carol Rose, Giants, Monsters and Dragons. An Encyclopedia of Folklore, Legend, and Myth, New York, Norton, 2000.

- Paul J. Smith, « Rabelais et la licorne », Revue belge de Philologie et d'Histoire, 1985, n°63, pp. 477-503.

- Bernard Ribémont, « La licorne, un animal exotique ? », dans Un exotisme littéraire médiéval ?, 2008, p. 99-120.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Claude Calame, Thésée et l'imaginaire athénien, un compte-rendu par Christian Ruby

- Florence Gétreau, Voir la musique, un compte-rendu par Stéphane Leteuré

 

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rédacteur : Lucie HERBRETEAU