Actuel Moyen Âge - Le Moyen Âge était-il « zéro déchets » ?
[jeudi 14 juin 2018 - 09:00]

Le mode de vie « zéro déchets » fait parler de lui et se répand, lentement mais sûrement. Non sans susciter des critiques, notamment centrées sur l'idée qu'il s'agirait d'un « retour en arrière ». C'est vrai que ça en a l'air : ça suppose de cuisiner (presque tout ce qu'on mange), de manger local, de préparer soi-même sa lessive et son dentifrice...

Mais pour autant, ce mode de vie ressemble-t-il à celui de nos ancêtres médiévaux ?

 

La nourriture : le local, forcément

 

Parlons de l'essentiel d'abord : la nourriture. Au Moyen Âge, on consomme surtout du local : pas de frigo, ni de surgelés… ! Par conséquent les fruits et légumes disponibles sur les marchés viennent à coup sûr du « pays » environnant. Seule l'élite sociale a les moyens de faire importer de la nourriture venue de loin : fruits exotiques ramenés d'Orient, épices, glace descendue à grands frais du nord ou des montagnes, etc. En réalité ce tableau devrait être un peu nuancé : on sait déjà faire des salaisons qui durent longtemps, et le poisson pêché dans la mer du nord ou près de l'Irlande est par exemple consommé dans toute l'Europe. En outre un grand nombre de consommations non-alimentaires mettent en jeu des réseaux commerciaux, parfois sur de très larges distances : c'est en particulier le cas des draps et de la laine.

Continuons à enfoncer des portes ouvertes : durant l'époque médiévale, vous achetez forcément à des petits commerçants locaux, puisqu'il n'existe pas de grandes chaînes de distribution. Vous avez donc votre boucher, votre poissonnier, etc. – si vous êtes fortunés, sinon vous avez un cochon à tuer et une canne à pêche... Et ce paysage économique est beaucoup plus diversifié que le nôtre : le Livre des Métiers de Paris, rédigé dans les années 1268, distingue par exemple entre poissonniers d'eau douce et poissonniers d'eau salée.

Enfin et surtout, vous n'achetez pas l'intégralité de ce que vous consommez. Non seulement l'écrasante majorité de la population est composée de paysans – entre 90 et 99 % en fonction des régions et des moments – mais même les citadins pratiquent des formes d'agriculture urbaine plus ou moins poussées. Même en ville, les gens ont des ruches, des poules, des cochons, un petit jardin, un potager, bref autant d'éléments qui fournissent une part non négligeable de la consommation personnelle. Beaucoup essayent de le faire aujourd'hui, mais c'est bien plus difficile qu'avant.

Attention, je parle bien des déchets et pas de la propreté : on sait que les gens jettent couramment leurs ordures dans la rue, engendrant des odeurs insoutenables, voire des épidémies. Peu à peu se développe une prise de conscience et les pouvoirs publics se mettent à partir du XIIe siècle à légiférer sur la salubrité publique. Donc oui, la ville médiévale est sale, malgré les efforts permanents des autorités urbaines. Mais même ces déchets-là sont utilisés, qu'ils soient consommés par les cochons errants ou récupérés par les paysans pour fumer leurs champs. L'une des bases du zéro déchet sera dès lors de récupérer les déchets alimentaires pour les composter !

Ok, pour l'instant, on a vraiment l'impression d'un retour au Moyen Âge...

 

Fabrication et récupération

 

Tout comme les gens produisent une partie, voire la quasi-totalité de ce qu'ils consomment, ils fabriquent également beaucoup des objets qu'ils utilisent. C'est surtout vrai à la campagne : les paysans sont, par la force des choses, un peu menuisiers, un peu tanneurs, un peu forgerons,… Ce qui n'empêche pas par ailleurs le développement progressif de véritables professions spécialisées.

Autre point commun : la culture de l'occasion. Les objets coûtent cher et, au Moyen Âge, on essaye le plus souvent de les réparer pour prolonger leur existence. Tous ceux et toutes celles qui ont un jour fait des fouilles archéologiques le savent bien : même en milieu urbain, on trouve finalement peu de choses ! Un peu de verre, une pièce de monnaie de temps en temps, une clé ou un jouet cassé à la limite. C'est parce que les matériaux sont récupérés : le métal peut toujours être refondu, les vieux vêtements rapiécés ou vendus à un chiffonnier. Quand les tissus sont vraiment trop abimés, ils sont réduits en charpie pour faire de la pâte à papier. Vous déchirez votre livre ? Impossible d'aller à la librairie du coin ou sur Amazon pour en racheter un exemplaire, donc hop, vous recousez la page…

 

Et les emballages alors ?

 

Pas de plastique, évidemment, durant notre période médiévale. L'immense majorité des aliments sont donc achetés en vrac : les lentilles, les pois, les céréales sont conservées, parfois pendant plusieurs mois, dans des sacs de toile. En l'absence de plastique, une quantité immense de déchets que nous prenons pour acquis disparaissent : plus de vaisselle jetable ! Pensez à votre petit café du matin à la machine à café : un gobelet plastique, une touillette plastique, une dosette de sucre enveloppée dans du plastique. Au Moyen Âge, vous auriez eu une chope en bois ou en céramique – bon, de toute façon il n'y avait pas de café au Moyen Âge, donc vous n'auriez rien eu du tout, mais vous m'avez compris.

Les contenants les plus utilisés sont faits en bois ou en céramique. Le bois, évidemment, se dégrade naturellement très bien (ce qui fait le malheur des archéologues). Quant à la céramique, son bilan carbone n'est apparemment pas terrible : on ne peut pas la réutiliser (ou presque pas, disons), donc dès que vous cassez une assiette, hop, poubelle. De fait, c'est ce qu'on trouve le plus en archéologie. Mais en même temps, même cassé, c'est un matériau dont on peut se servir, par exemple pour remblayer un mur ou fertiliser un champ. Essayer de faire ça avec un sac plastique, qu'on rigole un peu.

Alors, le Moyen Âge, zéro déchets ? Ce serait trop beau. C'est ainsi au XIIIe siècle qu'on invente le fer-blanc, en Bohême, et que ce matériau commence à être utilisé pour la conservation des aliments. Mais les chiffres n'ont évidemment rien à voir : ces fonderies médiévales fabriquent quelques milliers de boîtes par an, pour une Europe peuplée alors d'environ 80 millions d'habitants. Aujourd'hui, avec environ 500 millions d'habitants, l'Europe fabrique environ 25 milliards de boîtes de conserve. On a multiplié la population par 6, le nombre de boîtes par vingt millions.

Bon, clairement, le Moyen Âge produisait donc beaucoup moins de déchets que nous ne le faisons actuellement. Attention à ne pas tout confondre : ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de pollution au Moyen Âge. Au contraire, c'est également l'époque où se développent de nombreuses industries, dans les mines ou dans le textile notamment, qui sont très polluantes. Mais au niveau des déchets, le bilan de chaque homme et femme vivant à l'époque médiévale était infiniment moindre que le nôtre. Avec d'ailleurs un joli renversement de situation : au Moyen Âge, ce sont les riches qui produisent des déchets sans trop regarder à leur valorisation et les plus pauvres qui sont les rois du recyclage, moyens obligent, tandis qu'aujourd'hui le zéro déchets est plutôt une préoccupation des classes aisées.

Ce retournement montre qu'il ne s'agit pas du tout de « revenir au Moyen Âge ». Le recyclage et la volonté de réduire au maximum notre empreinte sur l'environnement répond à d'autres préoccupations politiques, sociales, économiques et écologiques. Ce qui n'empêche pas d'aller jeter un coup d'œil aux sociétés d'hier pour voir ce qu'elles peuvent nous apprendre. Décidément, dans le Moyen Âge, tout n'est pas bon à jeter…

 

Pour en savoir plus :

- Catherine de Silguy, Histoire des hommes et de leurs ordures : du Moyen âge à nos jours, Paris, Cherche-Midi, 2009.

- Jean-Pierre Leguay, La Pollution au Moyen Âge dans le royaume de France et les grands fiefs, Paris, Gisserot, 2007.

- Et une super émission de la webradio Temporium, avec deux plumes d'Actuel Moyen Âge, sur l'écologie durant la période médiévale.

Ca vous a donné envie de vous lancer dans du zéro déchets ? Jetez un œil à Jérémie Pichon, Bénédicte Morel, Famille Zéro Déchets, Ze guide, Vergeze, Thierry Soucard éditions, 2015. Ou sur leur blog !

Ca vous a donné envie de retourner vraiment au Moyen Âge ? On ne peut pas vous aider. Cela dit si vous inventez une machine à remonter le temps dans votre garage, ça nous intéresse.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Baptiste Monsaingeon, Homo Detritus, par Fanny Verrax.

- Présentation de l'exposition Vies d'ordures. De l'économie des déchets organisée au MUCEM, par Fanny Verrax.

 

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rédacteur : Florian BESSON
Illustration : CC