Histoires sombres de héros ordinaires: entretien avec Didier Daeninckx
[lundi 04 juin 2018 - 22:00]

Didier Daeninckx raconte des histoires aux héros ordinaires. Ce sont des histoires sombres où règnent la corruption politique, la misère et une détresse sans lendemains qui chantent. Le monde ouvrier y occupe son dernier territoire, le territoire de l’écriture. Son dernier roman, Artana ! est une histoire où la corruption se mêlent à la violence et à la dégradation d’une ville : Courvilliers, derrière laquelle les habitués de Daenincks reconnaîtront peut-être d’autres villes de la banlieue parisienne. C’est le récit d’un désastre : celui de l’abandon d’une culture ouvrière où l’honneur et la dignité étaient les valeurs phares.

 

Nonfiction.fr – On sent dans vos très nombreux textes, qui ne se réduisent pas au roman puisque vous parcourez de nombreux genres, une violence subie et sans issue. Artana ! est une nouvelle déclinaison de ce thème qui vous est cher : la dégradation des hommes est la conséquence d’une dégradation des valeurs portées par la classe ouvrière.

Didier Daeninckx – Je suis un écrivain affecté. Nullement un auteur engagé. C’est vrai que j’ai des convictions, mais c’est en marchant que je me fais une idée. Les routes sont faites pour les automobiles. C’est pour cela qu’on a inventé les « sens interdits ». Interdit aux véhicules de prendre la route en sens inverse. Le paysage est fait pour la voiture. Si vous marchez à contresens, c’est alors que vous découvrez des détails auxquels personne ne prête attention, sauf les piétons qui peuvent emprunter ces passages dans les deux sens. J’aime marcher en suivant une ligne droite. Je suis par exemple dans le quartier du Sentier. Il y fait bon vivre dans une certaine frivolité cependant si nécessaire et qui manque cruellement à ces villes qui furent ouvrières et fières, aujourd’hui sans autre ressource que la culture de la misère et du laid. Je marche et bifurque direction Gare du Nord. La culture du beau si nécessaire à l’homme a laissé la place à d’autres types d’échanges, moins beaux. Si vous poursuivez jusqu’à Aubervilliers, c’est le vide, l’abandon, la saleté, qui ne vous quittent plus.

 

Aubervilliers, vous en parlez dans votre dernier roman.

Ce roman a été très difficile à écrire. J’y résiste à cette douleur de devoir dire à ma propre famille que leurs idéaux, leurs luttes passées, ont abouti à un véritable désastre. J’ai le sentiment que cela fait mal, surtout quand on a engagé une grande partie de sa vie à lutter pour des convictions auxquelles on croyait. L’histoire se passe en effet dans une commune, Courvilliers, qui, ce n’est un secret pour personne, est la contraction de quelques villes du 93, dont Aubervilliers. Il s’y passe ce qui se passe à chaque fois que le déshonneur n’est pas un obstacle aux conduites humaines.

 

On y croise des politiques qui sont bien peu glorieux. Pour un habitant d’Aubervilliers il est facile de mettre un nom sur ces personnages.

Le roman doit ordonner le réel, en construire le sens. Si la littérature a un engagement à tenir, c’est bien celui-là. C’est un rôle social que le sien : restituer une cohérence à ce qui semble en être dépourvu. Je me sens en cela l’héritier de toute cette tradition romanesque du XIXe siècle, cette Comédie humaine qui a su rivaliser avec la photographie, par ses descriptions et la profondeur de sa vue. Je n’ai jamais apprécié le Nouveau Roman ou des revues comme la revue Tel Quel, qui, dans les années 80, refusaient la narration. Pendant environ trois ans j’ai écrit des polars afin de dire non ironiquement à ce type de discours. Ces quelques années m’ont permis par ailleurs d’expérimenter une écriture du social. En revanche, j’ai toujours trouvé un auteur comme Modiano porteur d’une réelle créativité pour parler du réel. Ou encore, Pierre Bergounioux, publié chez Verdier.

 

L’histoire et tout rapport avec des personnages ayant réellement existé est anecdotique ?

Je ne suis pas quelqu’un qui utilise la littérature pour régler ses comptes et tirer à boulet rouge, même si j’aime la boxe. Artana, certes, est polémique, mais je n’en reste pas là. Dans La Vie Mode d’Emploi de Pérec, il y a un personnage qui peint sur une toile cirée. Tous les soirs il la trempe dans l’eau. Elle peut resservir le lendemain. Et il recommence. Artana c’est une de ces toiles cirées.

 

Pourtant vous prenez des risques. Ce n’est pas de tout repos d’écrire sur ces sujets, même sur une toile cirée.

Oui j’ai été censuré, menacé. Il y a eu des actes malveillants. La Seine Saint Denis est distribuée entre des clans. Le Commandeur ne sévit pas qu’à Courvilliers. Cela montre aussi la force de l’écriture, la peur qu’elle suscite chez tous ces corrompus. Un des personnages, Gérard Topolino, n’a pas ce nom par hasard. Topolino, c’est un distributeur de croquettes pour chats. Au bout d’un certain nombre de croquettes, l’animal reçoit un cadeau. C’est à l’image de cette corruption généralisée. Mais je ne me tairai pas.

 

Votre écriture décrit et va à l’essentiel, sans fioritures. Vos descriptions sont nombreuses et fixent très vite le décor.

Avant tout travail d’écriture je photographie. Si au XIXe siècle la concurrence était rude entre la photographie naissante et la littérature, aujourd’hui la relève est assurée plutôt par le cinéma. Mais je ne me place pas en situation de concurrence. Pour la photographie par exemple, j’ai trouvé chez Willy Ronis ce geste qui fait l’œuvre. C’est La péniche aux enfants.

 

 

C’est cette photo que Willy Ronis dit avoir prise d’instinct, seulement parce qu’il avait entendu des cris d’enfants de sous le pont et sans avoir le temps de régler son appareil…

J’ai rencontré Willy Ronis tout à fait par hasard. Un cadeau à faire. Je cherchais une de ses photos. Je cherche sur le minitel à l’époque. Je trouve son téléphone. J’appelle. Il me propose de passer choisir une photo directement à son atelier. On a écrit quatre livres ensemble après. Une vraie rencontre. C’est cela la littérature, une rencontre et des passages entre les genres trop souvent séparés. En repensant à cette Péniche aux enfants, j’ai compris comment en écrivant Cannibale, j’avais vécu moi aussi ce geste. Ecrire un roman sur un peuple, les Kanaks, qui est d’une tradition orale, ce n’est pas évident. Soudain, j’ai eu l’idée de faire parler le personnage principal, d’échapper de cette façon au piège de l’écrit. Alors tout a défilé, sans réfléchir. J’écrivais, tout se mettait en place…

 

Vous photographiez vous-même ?

Cela appartient à mon écriture. Quand j’ai écrit Retour à Béziers publié chez Verdier en 2014, je n’avais que 14 jours pour écrire. Alors j’ai été là-bas et j’ai photographié sans arrêt. Les murs, par exemple, sont recouverts d’affiches et de réclames des années 50 ou 60. De plus récentes aussi. Ce qui m’a frappé, c’est que ce musée à ciel ouvert, cette histoire, est en train peu à peu de s’effacer. Il y a là toute une mémoire en voie de disparition, comme cette mémoire ouvrière dont la plupart des villes ne conservent que les traces matérielles : cheminées, portes…

 

Vous écrivez à ce propos : « Les bâtiments qui abritaient la Bourse du travail et la Fédération du Parti Communiste n’existent plus, remplacés par des ensembles immobiliers résidentialisés qui envahissent toutes les banlieues. »

Oui il y a une disparition progressive mais définitive de la mémoire ouvrière dans ce qu’elle avait de noble. Je me rappelle encore de ces ouvriers si dignes qui sortaient tous en même temps de l’usine, dans leur bleu de travail. Mon œuvre cherche à en fixer le souvenir dans une sorte de palimpseste.

 

Qu’entendez-vous par cette idée de palimpseste de la mémoire ouvrière ?

J’ai été intéressé très tôt par le Bauhaus et par l’art du collage en particulier. Composer une œuvre par accumulation, sédimentation, dans une sorte d’inachèvement constitutif où le collage sert de fil conducteur, voilà ce qui me guide. Jurg Kreienbühl (1932-2007), peintre, dessinateur, ­graveur a, dès les années 1950, avant le pop art donc, pris pour sujet Paris et ses banlieues. Les grands ensembles de tours et barres où il ferait bon vivre, la misère des bidonvilles et celle des immigrés, les ­zones pavillonnaires aux intérieurs encombrés, les décharges d’ordures dévalant les pentes, les raffineries et leur pollution… Tout cela a de grandes affinités avec mon travail.

 

(Jürg Kreienbühl - peintures Centre Culturel Suisse Le cimetière de Neuilly, 1981-2000, vinyl sur toile, 125 x 90 cm)

 

Vous aimez la poésie aussi. Desnos, Eluard traversent votre œuvre.

DD : Je cite un poème de Desnos dans Artana. C’est au tout début. Au lecteur attentif tout est dit. Il réapparaît à la fin du roman.

« Nuit de luxure nuit de chute dans l’abîme

Nuit de chaînes sonnant dans la salle du crime

Nuit de fantômes nus se glissant dans les lits

Nuit de réveil quand les dormeurs sont affaiblis.

Sentant rouler du sang sur leur maigre poitrine

Et monter à leurs dents la bave de l’angine

Ils caressent dans l’ombre un vampire velu

Et ne distinguent pas si le monstre goulu

N’est pas leur cœur battant sous leurs côtes souillées. »1

 

La poésie donne un condensé de l’histoire en une prise, un geste.

 

C’est pour cela que vous écrivez des nouvelles ? Vous êtes, comme le poète, en quête de l’essentiel ?

La nouvelle me rapproche aussi du court métrage. Peu de moyens suffisent parfois à produire une œuvre. Le travail de Pascal Tessaud, Brooklyn, même si c’est un long métrage, m’intéresse. Filmer avec juste un portable et presque pas de financement, c’est assez exceptionnel….

 

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Epilogue

Didier Daeninckx était assis sous un olivier semblable à son héroïne de Retour à Béziers, attablée elle aussi, « la pointe de défi qui, un demi-siècle plus tard, animait toujours son regard »2. Pour conclure, laissons la parole à l’œuvre : « il faut que le malade –ou le type normal fasse un certain effort pour me comprendre. Il est donc obligé de traduire et il prend à mon égard une position active »3.

Merci Didier Daeninckx.

 

Ouvrages cités

Artana ! Artana !, Gallimard, 2018

Cannibale, Gallimard, 1998 (Folio)

Retour à Béziers, Verdier, 2014

Caché dans la maison des fous, éd. Bruno Doucet, 2015 (Folio)

 

A lire également sur Nonfiction.fr :

Didier Daeninckxs, La route du Rom, par Maryse Emel

 



rédacteur : Maryse EMEL

Notes :
1 - p.13
2 - p.15
3 - Caché dans la maison des fous, p.35