Le retour des utopies locales ? Entretien avec Mathieu Rivat
[vendredi 09 février 2018 - 09:00]

Dans Ces maires qui changent tout. Le génie créatif des communes 1, Mathieu Rivat propose une mise en récit des initiatives écologiques et sociales de plusieurs maires de différentes communes françaises, de tailles et de régions diverses : Puy-Saint-André (Hautes-Alpes), Trémargat (Côtes d’Armor), Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais), Ungersheim (Haut-Rhin), Grenoble (Isère) et Paris (en particulier dans les quartiers du XVIIIe arrondissement). Ces exemples de « maires courage », allant souvent contre les tendances « naturelles » de l’économie mondialisée, même s’il ne s’agit pas à proprement parler de « modèles » à suivre, proposent, selon l’auteur, des solutions, à des échelles très variables, pour des innovations sociales et écologiques, laissant davantage de place à la pratique démocratique et à des dynamiques de changement local, dans un contexte de paralysie institutionnelle des Etats, voire de fatalisme face aux puissances économiques globales. Aussi, comme le dit simplement Mathieu Rivat dans son livre2, « dans un monde où nous avons délégué aux institutions, au marché et aux multinationales, pour des raisons de rationalisation et d’organisation, des choses aussi vitales que de préparer sa nourriture, construire sa maison, se soigner, certaines des expériences de ce livre montrent qu’il est possible de réduire cette dépendance en matière écologique, et de le faire ensemble. Pas sur un mode survivaliste où le local se réduirait à soi-même, mais en se fondant sur des valeurs et des principes d’entraide, de coopération, de convivialité, et les mairies peuvent y jouer un rôle ».

 

Nonfiction : Les exemples de territoires que vous citez et dans lesquels vous vous êtes déplacés sont très divers par leur géographie, leur densité de population et leur gouvernance. Pensez-vous que le changement de modèle écologique et économique est possible à l’échelle locale, quelles que soient les caractéristiques des communes concernées ?

Mathieu Rivat : Il s’agit en effet d’une des difficultés du parti pris de ce livre, qui était bien de balayer différentes échelles de territoires afin d’obtenir des expériences différentes, ce qui rendait en conséquence la conclusion assez peu évidente du fait de cette hétérogénéité.

Cependant, ce travail d’enquête n’a pas une vocation de représentativité et il ne faut pas retirer de l’échantillon des six territoires concernés une conclusion définitive et englobante. C’est pourquoi je me suis beaucoup attaché à décrire ce que les actions des municipalités produisaient au quotidien, notamment en matière de solidarité et entre les habitants. Bien entendu la question de l’échelle joue un rôle important dans la transformation écologique et sociale : la complexité est moindre à une échelle plus réduite – la petite commune rurale, notamment – où les jeux d’acteurs sont moins prégnants. Quant à la question de la gouvernance, elle a également un lien avec les moyens plus ou moins importants pour mettre en œuvre une politique publique, selon que l’on se situe dans une petite collectivité ou, au contraire, dans une grande métropole.

Les exemples traités dans le livre ne sont donc pas facilement « duplicables » ailleurs car ce qui s’y construit est, pour chaque territoire, le produit des habitants, des spécificités des territoires et de leur environnement naturel. La trajectoire de Trémargat, petite commune bretonne de 200 habitants, est marquée par la culture politique des néoruraux qui s’y sont installés à la fin des années 1970 : décroissance, autogestion, promotion d’une agriculture paysanne respectueuse de l’environnement sont les principaux moteurs qui ont guidé leurs actions. De même, la situation géographique de Trémargat a influencé le type d’agriculture qui s'y est développé.

 

Comment votre ouvrage se situe-t-il dans le débat actuel sur la mondialisation et ses effets en termes de métropolisation et de concentration des activités et des populations ? Considérez-vous que les phénomènes des « nouveaux ruraux » et de « rurbanisation », sur lesquels vous insistez, peuvent avoir des effets de retournement par rapport à ce phénomène global ?

La métropolisation, pourrait avoir du sens si elle se traduisait par une meilleure réflexion collective sur l’organisation des territoires, notamment sur la question des transports et d’un meilleur équilibre villes/campagnes. Or, dans les faits, la ville-centre a tendance à récupérer l’essentiel de l’attractivité, des pouvoirs et des financements, ce qui finit par engendrer un déséquilibre et des inégalités au sein même de l’espace métropolitain. Et, au-delà des métropoles, les territoires exclus de cette dynamique de concentration, que ce soit en zone périurbaine ou en zone rurale, ont tendance à devenir soit des bases de loisirs pour urbains en mal de nature, soit des espaces sacrifiés, devenant de simples lieux de transit entre métropoles : on y construit des aéroports, des LGV et des infrastructures pour accélérer les flux d’hommes et de marchandises entre métropoles. De ce fait, la métropolisation du territoire est le corollaire d’un capitalisme destructeur, qui, entre autres, mange des terres arables pour croître.

Je ne sais pas dans quelle mesure les « néo-ruraux » peuvent contrer cette tendance générale et mondiale à la concentration des populations et des activités dans des métropoles. D’autant que c’est un mouvement peu homogène d’un point de vue sociologique et politique, le « retour à la terre » pouvant naître de désirs très différents, parfois très individualistes, ce qui en limite la portée transformatrice.

Je pense néanmoins que leur capacité d’action peut être importante s’ils parviennent à s’organiser collectivement sur un lieu. La victoire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les capacités de résistance et de création qui s’y sont manifestées, peuvent être à ce sujet riches d’enseignements. S’ouvre désormais un moment important pour la suite : comment préserver ce qui a été construit, comment le faire vivre et grandir, comment aussi transmettre ce qui a été appris. Réinvestir ces zones délaissées, en faire des lieux vivants où se recrée du lien social et où s’expérimentent de nouveaux modes de production est essentiel. En cela, ces mouvements sont précieux et les municipalités peuvent y jouer un rôle, en y participant, en les soutenant, en apportant aussi un regard différent.

 

Prônez-vous un retour des utopies dans la gouvernance des affaires publiques en prenant ces exemples des « maires qui changent tout » ? A l’heure où le « vivre ensemble » est parfois devenu un slogan plus qu’une réalité, comment créer du lien social dans des territoires français aussi inégalitaires et hétérogènes ?

On assiste aujourd’hui à un retour en grâce des utopies dans le débat public et la littérature, alors qu’on a eu tendance pendant plusieurs années à avoir la dent dure contre elles, en référence à l’histoire du XXe siècle. Se projeter, tendre vers un idéal et des avenirs plus radieux, quitte à « décoller » parfois du réel, cela permet de dépasser une injonction très actuelle au réalisme ou au pragmatisme, qui peut parfois se traduire par un renoncement à ce que l’on croit. Et cela permet aussi de réenchanter des politiques publiques qui sont parfois très austères et manquent à tout le moins de souffle et de projection dans l’avenir.

Avec Rue de l’Echiquier, une petite maison d’édition, je lance en septembre une collection de fictions. On va publier pour la première fois en France Ecotopie, un livre écrit par Ernst Callenbach dans les années 1970. C’est une utopie écologique au sens large : la Californie a fait sécession du reste des Etats-Unis et s’est reconstruite sur un autre rapport au monde, au travail, aux autres, à la sexualité, à l’éducation. Les propositions sont très concrètes. C’est un livre enthousiasmant, qui aide à penser. Je l’évoque d’ailleurs à la fin de Ces maires qui changent tout. Au niveau urbain, Callenbach imagine par exemple un phénomène de déconcentration des métropoles et de réindustrialisation des campagnes, mais sur un mode artisanal, et avec une vie démocratique très intense. On y retrouve, un peu, l’idée des communes autogérées de Kropotkine.

A ce sujet, l’implication des habitants, dans les exemples de territoires où je me suis déplacé, dépasse le simple cadre de la démocratie participative, il s’agit d’un engagement de tous les jours, au sens presque physique du terme, qui touche à la fois la décision mais aussi l’action même (comme les travaux collectifs dans les communes rurales, qui mobilise un nombre important d’habitants). Cela va au-delà du rapport plus passif des habitants dans les conseils de quartier, par exemple, dans lesquels ils viennent principalement pour obtenir des informations ou poser des questions aux élus. Là encore, les exemples que je cite sont assez isolés mais pourraient bien inspirer d’autres territoires.



rédacteur : Damien AUGIAS, Responsable du pôle politique
Illustration : D.R.

Notes :
1 - Actes Sud, coll. « Domaine du possible », 2017.
2 - p. 278.