Le « sujet », faux problème ou question mal posée ?
[vendredi 23 février 2018 - 08:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
Le complément de sujet. Enquête sur le fait d'agir de soi-même
Éditeur : Gallimard
576 pages
Avons-nous besoin en philosophie d’un concept de sujet ? Et si c’est le cas, de quel concept et pour quel usage ?

Depuis plusieurs décennies, les notions de « sujet » et de « subjectivité » sont l’objet de discussions et de controverses d’autant plus insolubles qu’on peine à en percevoir le sens et les enjeux, une fois passées les frontières du microcosme philosophique. La difficulté que chacun peut éprouver, déjà, à comprendre de quoi on parle, tient en premier lieu au fait que cette discussion vise en fait à mesurer l’originalité de l’« homme moderne », son individualisme et son sentiment de liberté, en le comparant à des hommes du passé dont on ignore à peu près tout – à commencer par leurs états d’âme.

Dans Le complément de sujet, le philosophe Vincent Descombes reprend le problème à partir d’une philosophie de l’action humaine, doublée d’une référence à la philosophie analytique. Son point de départ est en somme le même que celui qui fut le notre, dans un dossier récent consacré à cette vaste question du « sujet » : la querelle « française » du sujet qui se noue au long des années marquantes du XXe siècle philosophique et des tensions postmodernes. Ce qui l’inquiète, au sens technique du terme, c’est que cette querelle n’arrive finalement pas à nous préciser si le « sujet » est un trait fondamental de l’humain depuis qu’il existe, si ce trait n’a été reconnu que tardivement, ou plus encore, s’il s’agit en réalité du trait central du seul homme moderne.

Au sens le plus habituel du terme, en philosophie, l’humain-sujet est celui qui est posé par le Cogito et la Révolution copernicienne, donc autour de René Descartes et Immanuel Kant, pour ne citer que deux noms. Le sujet semble donc caractériser la philosophie moderne, au moment même de la mutation par laquelle les sociétés occidentales sont entrées dans l’époque qui est encore la nôtre.

Mais sait-on bien de quoi l’on parle ? Existe-t-il, et par quelle opération, un sens unitaire du mot « sujet », lequel ferait référence à un agent qui instaurerait un rapport transitif avec lui-même, à la première personne ? Reconnaissons-le à ces propos, il y a de toute manière une difficulté au sein de la position classique, si on la renvoie à l’idée selon laquelle la modernité serait ce moment de notre histoire durant lequel l’humain a découvert sa nature de sujet. On l’entend bien en se rendant attentif à cette rhétorique : elle signifie qu’il l’a toujours été, mais qu’il n’en a fait la découverte que tardivement. Si, effectivement, la modernité est bien constituée d’un changement dans les manières d’être et d’agir, ainsi que dans le rapport à soi, ce ne peut pourtant pas relever d’une découverte d’un statut antérieurement constitué.

C’est là que l’intervention de Vincent Descombes, dans les débats autour du sujet, est pertinente, qu’on le suive ensuite ou non. Sa question est celle-ci : avons-nous besoin en philosophie d’un concept de sujet et, si c’est le cas, de quel concept et pour quel usage ? L’enquête présentée brièvement ici est assez ample. Nous ne pourrons relever tous les éléments essentiels d’une démarche qui s’ouvre à partir du principe suivant : faisons comme si nous n’avions jamais tout à fait compris le mot « sujet ».

 

Des marqueurs

Ce « faisons comme si », facteur déclencheur de la démarche, est sans aucun doute connu des lecteurs habituels de Descombes. Pour ceux qui approchent ce philosophe pour la première fois, cet ouvrage, qui est d’ailleurs une republication (assortie pourtant d’une préface datée de 2017) constitue une bonne entrée en matière. On y apprend qu’il vaut mieux parler d’agent humain particulier que de « sujet ». Le complément de sujet étant ici équivalent à complément d’agent.

Nous voilà alors retombés sur la querelle du sujet, qui deviendra dans la cinquième partie de l’ouvrage, « la légende française du sujet moderne ». Descombes a raison de renvoyer les limites de cette querelle à des ouvrages aussi importants que ceux de Edmond Husserl (1907), Martin Heidegger (1927), Jean-Paul Sartre (1943), ceux du structuralisme (dont le Foucault de 1966), de Jürgen Habermas (1981) et de Hans Georg Gadamer (1960) ou Paul Ricoeur (1990), au bas mot, puisqu’il faut ajouter à cette liste les philosophes anglo-saxons. La bibliographie, en fin de volume, donne toutes les indications nécessaires.

Convertissons cela en thèmes. Au début du XXe siècle, alors que règne en maître un discours sur le sujet qui le dote de deux attributs, la transparence et la souveraineté, et alors que ce sujet nous vient en droite ligne des Lumières, la philosophie repose le problème. Husserl reprend une orientation cartésienne, Heidegger prône une radicalisation existentielle d’un rapport subjectif à soi, les structuralistes veulent démystifier le sujet en le traitant d’illusion d’optique ou d’effet de langage, et Habermas, Gadamer et Ricoeur l’inscrivent dans soit dans le dialogisme de la communication, soit dans l’historicité d’une dette.

La querelle du sujet est alors dite « française », parce qu’elle s’est ancrée autour des écrits de Foucault, Derrida, Deleuze, etc. Descombes fait cependant remarquer qu’elle est tout de même « européenne ». Elle s’épanouit non seulement dans des ouvrages – ceux cités ci-dessus dessinent bien un panorama européen – mais aussi dans les magazines et la presse qui consacre certaines pages aux « Idées ». Elle voit se lever deux groupes antagonistes : les partisans et les adversaires du « sujet ».

Pour autant, juge Descombes, si la querelle a mobilisé nombre de philosophes et d’intellectuels, pour ne pas parler des psychanalystes et autres, elle se révèle « confuse et stérile ». Et avec subtilité, il remarque que les uns (les partisans du maintien de la notion) se sont toutefois amendés en acceptant sa division, sa dispersion en activités multiples ; tandis que les autres (les adversaires) se contentent de le diviser de manière éclectique. En fin de compte, la querelle du sujet se solde par une conservation de la notion, quoiqu’après l’avoir dépouillée de ses attributs élaborés dans les grands systèmes classiques : transparence et souveraineté.

 

Une fiction nécessaire ?

Qui est donc le sujet ? Quelqu’un ou personne ? C’est à une véritable enquête que l’auteur nous invite, sur la base du constat précédent et, simultanément, d’un principe : ne pas prendre parti dans la querelle, mais plutôt sur la querelle (quel en a été le propos, finalement ?). Elle porte sur la place architectonique du sujet, sur le rapport du sujet à une conception générale du monde, sur la manière d’être ou de faire qui donnerait à l’individu le titre de sujet, etc. Elle ne veut pas prendre pour argent comptant ce que l’on dit habituellement du sujet, ni d’ailleurs ce qu’on est sensé en dire : Descombes relève à juste titre encore le présupposé qui consiste à faire croire que la philosophie moderne était du côté d’une affirmation de l’humain comme sujet.

Dès lors, enquêter sur les concepts de sujet et de subjectivité, ce serait aussi s’interroger sur la position des philosophes à l’égard de ce qu’ils appellent la pensée moderne. Mais Descombes est plutôt partisan d’une autre voie : celle qui permet de relever qu’il est une limite conceptuelle évidente des discours précédents, laquelle enferme la discussion dans une voie sans issue. Le présupposé de cette voie est celui-ci : il existe un concept de sujet, et un seul (il revient sur cette formule en postface). Ce présupposé est devenu un dogme : la philosophie moderne aurait bel et bien dégagé un concept de sujet, et ce dernier serait englobé dans le Cogito.

 

Le tournant linguistique

Mais s’est-on jamais interrogé sur le concept même de sujet ? Formulation d’une question à laquelle on reconnaît une adhésion au « renouvellement » de la philosophie, durant la première moitié du XXe siècle. Ici Wittgenstein est expressément nommé. Et Descombes insiste justement sur les acquis des œuvres de ce philosophe qui consistent à tenter de nous extirper des embarras dans lesquels la philosophie traditionnelle nous a enfermés, tout en nous ouvrant à une pratique plus radicale de la philosophie. L’enseignement de Wittgenstein est résumé par Descombes : il porte sur la nécessité de déjouer les charmes des sirènes spéculatives.

Concrètement, ce recours corrobore l’enquête entreprise dans cet ouvrage. Elle se complète au fil des pages, et ne cesse de souligner que ce qui est appelé « philosophie du sujet » souffre d’un embrouillement conceptuel. Et comme tel, cet embrouillement doit être traité. Ce qui permet d’aboutir au résultat suivant : s’il est vrai que le terme « sujet » réunit des usages hétérogènes, on ne peut dire ni que nous sommes des sujets, ni que nous ne le sommes pas ! On ne peut d’ailleurs pas réunir sous un seul concept chacun des emplois du mot sujet : « sujet », mais aussi « subjectif », « pour soi », « ipséité », « moi », etc. Personne, remarque l’auteur, n’a encore expliqué ce qu’il faudrait être pour se voir appliquer le terme tel qu’il est déployé dans les philosophies du sujet.

Une remarque linguistique, empruntée à Lucien Tesnière, vient compléter la perspective : le sujet n’est-il pas le complément « actanciel » du verbe (celui qui précise qui agit) ? Dans la posface de 2017, Descombes précise qu’il ne s’agit en aucun cas de placer la philosophie sous l’autorité de la linguistique. Mais en articulant cette analyse spécifique à sa propre perspective et en l’adossant à quelques ouvrages majeurs – dont les auteurs ont réussi à combiner une approche analytique des concepts et la dimension historique des problèmes posés (Ernst Tugendhat, Paul Ricoeur, Charles Taylor) – il déroule les questions et les réponses : par rapport à un verbe d’action, le sujet l’est-il de ce qui arrive, ou en est-il l’objet, ou encore l’attributaire ? Balayant au passage la considération par laquelle Nietzsche attribue à la nature d’une langue l’émergence de la notion de sujet. Encore ce point est-il repris plus avant dans l’ouvrage.

 

Renoncer à parler du sujet

On ne peut donc conserver le concept de sujet, même sous une forme laudative ou assagie. Ce concept n’existe qu’en « fausses espèces ». En revanche, il reste un usage du terme qui pourrait bien donner corps à une philosophie. C’est l’usage de sujet comme complément d’agent. Un tel sujet doit alors être identifiable comme un individu, présent dans le monde, mais il n’est pas certain qu’il y soit à la façon d’une puissance causale. Un tel sujet, si l’on y réfléchit bien, tend moins des perches vers Descartes que vers Aristote. Descombes ne craint pas l’archaïsme, parce qu’en fin de compte il ne s’agit pas d’un tel geste. En suivant sa démarche de près, et par conséquent les cinq moments de la démonstration – les éclaircissements logiques, l’égologie cognitive, les éthiques du sujet, les politiques de l’autonomie, et la querelle des droits subjectifs – on perçoit rapidement que le sujet dont il est question maintenant est un sujet en bonne et due forme, dont la place au sein des formes de la description d’une action humaine peut être indiquée clairement. Les éclaircissements logiques montrent quelles implications d’une construction avec le sujet il convient d’attendre dans une langue. L’égologie cognitive se porte plutôt vers les questions de structure de l’agir, celles du portrait de l’agent d’une action humaine. Ces deux points réglés, il est possible d’interroger les formes syntaxiques de l’expression d’un rapport de l’agent à lui-même. En un mot, Descombes peut alors nous entrainer dans l’analyse des tentatives qui ont été faites pour mettre en évidence la nécessité de postuler un rapport subjectif à soi.

 

Les fruits d’une analyse

En parallèle aux déploiements de cette critique sur la querelle du sujet, peu ont rappelé que certains philosophes nous ont aussi appris à nous défaire de la notion de sujet. Ont-ils pour autant été empêchés d’exprimer quoi que ce soit ? Il existe en effet des philosophies du sujet, certes, mais aussi des philosophies anti-sujet, et surtout des philosophies sans sujet. Et les dernières ne perdent rien à le faire, y compris lorsqu’on pense au « renonçant » indien tel que le décrit Louis Dumont. Mais peu ont insisté aussi sur le fait qu’un langage dépouillé de la construction avec sujet se présente d’abord comme un langage dans lequel tous les verbes désignent de purs événements (si ce n’est Nietzsche lorsqu’il suggère que la métaphysique du sujet pensant s’enracine dans des routines acquises à l’école élémentaire). Ces langages sans sujet, ces langages du pur événement, peuvent être aussi des langages dans lesquels on ne peut parler d’une affaire telle que quelqu’un la comprend et la ressent. Phrases impersonnelles (il pleut), sans sujet logique, par exemple. C’est le cas de tout ce qui nous submerge. Encore faudrait-il insister aussi sur les phrases narratives. Et sur celles qui concernent un procès qui se déroule dans la nature sans que nous puissions concevoir un actant qui en soit l’origine.

Qui parle, qui fait ceci ou cela ? Ces questions sont dépouillées au long de l’ouvrage. La référence à soi, le parler à la première personne, la question du souci de soi-même, celle de l’autorité sur soi ou du sujet de droit, parmi de nombreuses autres, sont examinées à partir des principes ici décrits. Le lecteur peut d’ailleurs aborder l’ouvrage par tel ou tel biais : il en retrouvera rapidement la logique d’ensemble.

 



rédacteur : Christian RUBY
Titre du livre : Le complément de sujet. Enquête sur le fait d'agir de soi-même
Auteur : Vincent Descombes
Éditeur : Gallimard
Collection : Tel
Date de publication : 30/11/99
N° ISBN : 978-2072765476