Les Français et le marché, histoire d'un divorce annoncé ?
[mercredi 09 avril 2008 - 11:00]
Economie
Couverture ouvrage
Le grand méchant marché. Décryptage d'un fantasme français
Éditeur : Flammarion
181 pages
Une réédition d’un livre intéressant à maints égards mais péchant parfois par son caractère de prêche dans le désert.

Avec Le grand méchant marché, Augustin Landier et David Thesmar se proposent d’analyser dans le détail la pertinence des craintes exprimées – selon de nombreux sondages – à l’encontre du phénomène du "marché" par les Français. Le projet affiché est alors d’examiner "à la loupe des données statistiques, la part de mal-être économique qui peut être attribuée au capitalisme financier"1.

À sa première sortie courant 2007, le livre a bénéficié d’un bon accueil et d’une bonne publicité, et ce d’autant plus que l’un de ses auteurs, David Thesmar, s’est vu récompensé du Prix du meilleur jeune économiste 2007. Les récents événements sur les marchés financiers américains et leur propagation latente dans l’ensemble des marchés mondiaux renouvellent l’actualité de ce livre et de son projet ambitieux.

Ce projet se compose de trois parties principales. La première se consacre à vulgariser les recherches économiques portant sur l’efficacité du marché financier et plus précisément des bourses mondiales. La deuxième adopte une perspective d’histoire économique et montre les différentes attitudes qu’ont pu avoir les Français à l’égard du "marché" et de la "concurrence" au courant des XIXe et XXe siècles. La troisième propose enfin de dresser le constat du fonctionnement des grandes entreprises et du marché financier français à l’heure actuelle pour en démontrer les carences.


Le marché, c’est cool !

Dans un premier temps, Augustin Landier et David Thesmar cherchent à montrer par leurs trois premiers chapitres que les marchés financiers ne disposent pas des trois tares qu’on leur attribue souvent, c'est-à-dire : 1. Les besoins de court terme des marchés financiers sacrifient la croissance de long terme des entreprises ; 2. Les Offres Publiques d’Achat (OPA) sont une forme de barbarie qui coûte autant en emplois qu’en ressources financières ; 3. Le développement des marchés financiers profite aux actionnaires aux dépens des salariés. Une même précaution méthodologique inspire ces trois chapitres. Elle invite à dépasser le "petit jeu des exemples et des contre-exemples"2 au profit d’analyses économétriques – dans l’ensemble très récentes – portant sur les différents thèmes abordés et renvoyant finalement tous à la question de l’efficacité des marchés financiers.

Ces trois chapitres, d’une lecture agréable, permettent de bien comprendre les nombreux enjeux qui entourent les marchés financiers. Ils conviendront ainsi tant au novice qu’au spécialiste de ces questions. On saluera également la tentative de (presque) toujours illustrer les arguments théoriques par une preuve économétrique fiable. L’objectif principal de montrer que les marchés financiers ne sont pas nocifs en soi pour l’activité économique est ainsi rempli dans l’ensemble. Il n’en demeure pas moins que certains éléments de la démonstration sont critiquables et rendent le propos moins convaincant, faisant de cette partie l'équivalent d'un prêche qui ne convaincra malheureusement que les convertis au "marché".

En effet, on peut premièrement noter que les preuves empiriques apportées concernent uniquement les marchés financiers aux États-Unis. Or, l’un des arguments tenus par les anti-libéraux – mais également par de nombreux spécialistes des questions financières3 – est de faire remarquer que les structures de marché varient entre les pays et entraînent des différences d’efficacité. Dire que le marché états-unien est efficace ne risque pas en soi de convaincre ceux qui mettent en avant les déterminants culturels face aux formes économiques et conviendra bien plus à ceux qui croient déjà en l’efficacité du marché.

Deuxièmement, certaines preuves avancées ont peu de pertinence épistémologique. Pour prouver l’efficacité du marché et des ses anticipations, Augustin Landier et David Thesmar vont, par exemple, parler de l’expérience de Jean-Marie Messier4. En 2000, ce dernier était incité à vendre pour la somme de trente milliards d’euros Vivendi Environnement au groupe allemand RWE. Contre l’incitation du marché, Jean-Marie Messier a maintenu l’activité Vivendi Environnement dans son giron et l’a finalement vendue en 2006 pour la somme de dix-sept milliards d’euros. Les auteurs en concluent que la certitude de Jean-Marie Messier "de pouvoir détromper les anticipations du marché était infondée", ce qui revient à prouver la qualité des anticipations du marché par les actes du marché lui-même, et donc à tourner en rond. En effet, rien ne permet de dire dans cet exemple que la valorisation de dix-sept milliards était "meilleure" que celle à trente milliards d’euros. À nouveau, ceux qui ne croient pas en l’efficacité possible du marché risquent de ne pas laisser passer ces étapes de l’argumentation.


Y a-t-il une culture française de l’anti-libéralisme ?

Dans un deuxième temps, les auteurs reviennent au cœur de leur sujet et s’attaquent à la compréhension du "mal-être économique" des Français à l’époque actuelle. Plutôt que d’accepter le discours doxique selon lequel les Français seraient profondément contre le marché, l’objectif est alors de montrer, d’une part que les comportements culturels à l’égard de l’économie peuvent varier dans le temps, et d’autre part que l’ambiance anti-libérale de notre époque est le cadeau empoisonné de la Libération et des trente glorieuses. Les auteurs sont en cela en phase avec leur temps et proposent un complément concordant à l’étude de Yann Algan et de Pierre Cahuc – déjà chroniquée sur notre site ici et – sur le sentiment de défiance des Français entre eux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. 

Le chapitre quatre propose plus précisément d’analyser, dans une perspective historique et d’économie politique, les attitudes à l’égard de l’économie véhiculées par la haute administration et les partis politiques français sous la IIIe République. De manière convaincante, Augustin Landier et David Thesmar dressent ainsi le portrait du consensus politique français de cette période. Ce consensus se caractérisait alors par la défense de la propriété privée foncière et financière, par le désir du minimum d’interventions étatiques possibles, par la recherche de conditions monétaires stables et enfin par la crainte d’une trop grande concurrence entre les entreprises. Ils montrent ainsi que le comportement anti-libéral des Français n’est pas un invariant historique.

Le chapitre cinq se charge d’expliquer les conditions de naissance de l’esprit anti-libéral qui caractériserait notre époque. Le paradoxe de la Libération fut la naissance d’une doctrine économique anti-libérale alors même que le diagnostic des maux français d’avant-guerre accablait déjà, à l’époque, le manque de concurrence de l’économie française. Ce paradoxe se dénoue cependant quand on comprend la pertinence du dirigisme économique dans des situations de pénurie telles que celle caractérisant la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'objectif des auteurs est alors de montrer, avec une grande précision, que les mécanismes du Plan mis en place notamment par Jean Monnet reposaient sur une culture anti-étatiste importante, qui a perdu de son poids au fil des ans pour se muer en anti-libéralisme. Au départ, le rôle du Plan était essentiellement indicatif plutôt que coercitif et le rôle de l’administration en son sein était mineur. Des raisons d’économie politique telles que la mutation des carrières des hauts fonctionnaires et le maintien de l’habitude du consensus aux dépens de la concurrence vont par contre conduire la majorité des acteurs à adopter une posture anti-libérale et plutôt étatiste qui perdurera jusqu’à nos jours.


Les carences contemporaines de l’économie française

Après avoir montré dans une première partie que le marché pouvait être efficace – pour le moins aux États-Unis – et montré dans une deuxième partie que la culture étatiste et anti-libérale française est le produit d’une histoire spécifique qui n’interdit en rien des mutations à venir, les auteurs cherchent de manière éparse, au sein des deux derniers chapitres de l’ouvrage, à identifier les raisons contemporaines des dysfonctionnements de l’économie française et des désajustements des Français dans la perception de leur économie.

Au niveau des perceptions, les auteurs constatent que les mutations amorcées par Pierre Bérégovoy dans les marchés financiers ont suscité une confiance croissante dans le "marché" jusqu’à la période de crise de 1987. Le constat, dans le courant des années 1990, est alors triple, selon les sondages cités par les auteurs : 1. La confiance des Français dans le dirigisme économique n’est pas aussi importante qu’on pourrait le penser puisque la majorité d’entre eux récuse la nécessité des nationalisations ; 2. Cette faible confiance ne se traduit cependant pas par une confiance croissante à l’égard des grandes entreprises ; 3. Pas plus qu’elle ne se traduit par une confiance croissante dans les mécanismes de concurrence.

L’analyse proposée ensuite par Augustin Landier et David Thesmar dévoile empiriquement les raisonnements qui soutiennent ces perceptions. C’est au cours de cette recherche que le livre devient, dans le même temps, un manifeste politique en faveur de différentes réformes. Les auteurs constatent que les Français emploient une plus faible part de leur épargne que les Américains dans des actifs risqués, et contribuent donc moins au financement des entreprises françaises par le marché des actions qu’ils ne pourraient le faire. On comprend cette faible part d’actifs risqués dans le portefeuille d’actifs des Français en remarquant que le portefeuille d’actifs se compose des droits futurs à la retraite qui semblent aux yeux des auteurs – à partir de sondages – équivalents à des actifs risqués en bourse en raison de l’incertitude du système par répartition sur lequel ils reposent. La faible part d’actions se comprend donc en raison de la grande part des droits futurs à la retraite dans le portefeuille d’actifs des Français. La conséquence de cette répartition est essentiellement politique : "une fraction très importante de ceux qui financent nos grandes entreprises n’a aucune légitimité ni aucun soutien politique dans notre communauté démocratique nationale"5. Les auteurs voient ainsi dans le système français des retraites une des causes principales du maintien de l’anti-libéralisme contemporain, en concurrence avec d’autres causes – abordées plus rapidement – comme la trop faible mutation des règles sur le marché du travail, règles qui empêchent une allocation efficace des ressources, ou le fonctionnement encore imparfait des nominations au sein des grandes entreprises françaises.

Ainsi, par cette réédition, Augustin Landier et David Thesmar contribuent-ils à la diffusion de thèses intéressantes et accessibles au plus grand nombre. Mais elles ne convaincront pas les plus réticents au libéralisme économique et risqueront de renforcer dans leurs convictions ceux qui s’opposent aux projets politiques contemporains et qui pourront voir dans ce livre un pamphlet plutôt qu’une étude claire et pleinement pertinente sur de nombreux points.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- l'article d'Éric Monnet "Faut-il brûler Alan Greenspan ?", qui  revient sur la question des responsabilités de l'ancien président du conseil de la Banque centrale américaine.

- la critique du livre de Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil

- la critique du livre de Solveig Godeluck et Philippe Escande, Les pirates du capitalisme (Albin Michel), par Luc Goupil.

- la critique du livre d'Olivier Godechot, Working Rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière (La découverte), par Luc Goupil.

- la critique du livre de Jacques Hamon, Bertrand Jacquillat et Christian Saint-Etienne, Consolidation mondiale des bourses (Conseil d'Analyse Economique), par Mahdi Ben Jelloul.

- la critique de l'ouvrage collectif Comprendre la finance contemporaine (La découverte), par Jérémie Cohen-Setton.

 


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Crédit photo : tangi_bertin / Flickr.com



rédacteur : Patrick COTELETTE, Critique à nonfiction.fr
Illustration : flickr.com CC/ @boetter

Notes :
1 - p.9
2 - p.39
3 - Différents travaux montrent ainsi que la microstructure des marchés financiers a un impact sur l'efficacité des marchés, notamment dans les pays en transition. On pourra à cet égard lire le travail très précis de Crawford et alii (2004) sur l'effet de différents mécanismes de cotation sur la liquidité du Warsaw Stock Exchange
4 - pp. 22-23
5 - p.156
Titre du livre : Le grand méchant marché. Décryptage d'un fantasme français
Auteur : Augustin Landier, David Thesmar
Éditeur : Flammarion
Date de publication : 24/02/08