Mort de rire
[mercredi 03 janvier 2018 - 20:00]

Au centre de l’immense pièce, un magnifique bureau sur lequel trône l’outil de travail : une machine à écrire de marque Royal, le modèle Keystone. Avec cette dernière, Goscinny a scénarisé 38 Lucky Luke, 24 Astérix, 3 Dingodossiers, sans oublier tant d’autres albums. Chemin faisant, de nombreux documents inédits provenant des archives Goscinny retracent l’histoire familiale, dans laquelle se lit en creux celle de la diaspora juive d’Europe de l’Est. Ensuite, le parcours professionnel, celui de la révolution scénaristique en bande dessinée, dévoile plus de 200 œuvres, planches et scénarios originaux. Quarante ans après sa mort d’un humour noir - une crise cardiaque lors d’un test d’effort chez son cardiologue -, celui qui aida la bande dessinée dans son passage de « publication destinée à la jeunesse » vers le « neuvième art » reçoit l’honneur des cimaises.

 

Au commencement

Un an après sa naissance à Paris (1926), René Goscinny rejoint Buenos Aires où son père Stanislas travaille pour la Jewish Colonization Association (JCA)1. Le jeune garçon reçoit un enseignement classique, laïc et républicain, au Colegio francés. Dès août 1940, Stanislas adhère au comité de Gaulle, son fils caricature les principaux acteurs du moment (Mussolini, Hitler et Staline). Après le décès brutal du père (1943), René trouve un emploi pour aider sa famille. La guerre à peine finie, il veut devenir dessinateur professionnel et gagne New York. A la suite de multiples refus, il se tourne vers l’illustration jeunesse et travaille avec Harvey Kurtzman2. Durant cette période, il rencontre le dessinateur belge Joseph « Jijé » Gillain, qui lui présente Morris, auteur débutant une série intitulée Lucky Luke.

 

La révolution scénaristique

En 1951, Goscinny débarque à Paris. Embauché à l’antenne parisienne de la World Press3, il sympathise avec Albert Uderzo. Amitié qui débouche sur la création de Oumpah-Pah. Uderzo s’inscrit alors dans l’école franco-belge, son dessin tend vers le réalisme avec le développement de la série Astérix.

 De 1948 à 1954, Maurice de Bevere alias Morris, réside aux États-Unis. Dès son retour, il propose à Goscinny de collaborer à l’écriture d’un scénario pour Lucky Luke (créé en 1946). Le cow-boy devient « l’homme qui tire plus vite que son ombre ». Ce tandem préfigure une vision professionnelle différente de la plupart de leurs collègues européens dans la répartition des rôles. En 1955, Des rails sur la prairie, neuvième épisode de la série, est scénarisé par Goscinny ; pourtant son nom n’apparaît pas sur la couverture. Un an plus tard, Goscinny demande à son employeur la reconnaissance du statut d’auteur de bande dessinée et l’ouverture des droits inhérents. En réponse, il sera licencié de la World Press, proche des éditions Dupuis, propriétaire du journal Spirou. Il intègre le Journal de Tintin, le concurrent, et multiplie les scénarios avec Uderzo, Morris, Sempé. En effet, dans un registre graphique différent, il partage des souvenirs personnels avec Jean-Jacques Sempé sous la forme de feuilleton illustré dans Les aventures du Petit Nicolas. Plus tard, Jean Tabary et Goscinny populariseront la volonté de « devenir calife à la place du calife » dans Iznogoud, grand vizir du calife Haroun El-Poussah (1962).

Le lancement du magazine Pilote lui permet de présenter Astérix (1961). Le petit gaulois s’empare alors de l’histoire de France pour mieux la parodier.

 

« Pilote, mâtin quel journal ! »

René Goscinny, Jean-Michel Charlier, Albert Uderzo et quelques autres créent Pilote en 1959, un hebdomadaire « pour les jeunes » associant bande dessinée et sujets d’actualité. Réussite éditoriale et économique, soutenue par une conjoncture favorable avec l’arrivée massive des baby boomers, la bande dessinée est désormais visible. Dès 1963, Goscinny et Charlier, devenus rédacteurs en chefs, ouvrent leurs portes à la nouvelle génération : Gotlib, Fred, Bretécher, Mandryka, Reiser, Druillet, Giraud « Moebius », Christin, Mézières, jusqu’aux jeunes Bilal et Tardi. Après les turbulences faisant écho aux mouvements de mai 1968, Goscinny prend du recul. Dorénavant, le neuvième art est bien installé. Les modernes Giraud, Mandryka, Brétécher, Gotlib, Alexis, Druillet, volent de leurs propres ailes et fondent Métal hurlant, L’Écho des savanes ou Fluide glacial. Goscinny quitte Pilote en 1974, pour se consacrer à la partie animation autour d’Astérix.

 

Pascal Ory a présenté une biographie complète du grand scénariste : La liberté d’en rire, chez Perrin en 2007. Le catalogue d’exposition reprend l’ensemble du chemin évoqué ci-dessus. De tendres photos de la prime enfance aux dessins à l’adolescence, l’original du bac, option "philo", des souvenirs américains, les courriers administratifs, et surtout une quantité de planches originales impressionnante, témoignent de la suractivité de Goscinny.

Bercé de culture juive, éduqué en Argentine, passant par New York avant de rebondir dans sa ville natale, Goscinny a contribué au passage d’un divertissement cantonné à l’enfance vers la reconnaissance progressive du métier de scénariste et de ce « neuvième art », en délivrant une vision synthétique et tendrement caricaturale de la France des Trente Glorieuses.

 

René Goscinny (1926-1977) Au-delà du rire au mahJ. & Goscinny et le cinéma à la cinémathèque : jusqu’au 4 mars 2018.



rédacteur : William FOIX, Critique à nonfiction.fr
Illustration : ©Dargaud 1967 - Les dingodossiers (numéro 1)

Notes :
1 - Une structure mise en place afin d’aider les familles juives d’Europe orientale, victimes de pogroms, à s’établir en Amérique du sud notamment.
2 - Futur créateur du magazine Mad, rouage essentiel dans l’émergence d’une nouvelle culture populaire
3 - Agence de presse bruxelloise spécialisée dans la bande dessinée. Fondée sur le principe des Syndicates américains, elle fabrique rédactionnel, dessin et scénarii, notamment pour les éditions Dupuis.