Une région sans histoire
[mercredi 09 avril 2008 - 10:00]
Littérature
Couverture ouvrage
Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes
Éditeur : Actes Sud
55 pages
Que peut éprouver un homme déchu appartenant à une région privée de la cohérence de l'histoire ?

Découvrir le visage des confins dont la Raison se désintéresse

Il y a des régions que l’Histoire ne traverse pas. Toute terre ne peut pas être une station pour la scansion de l’Esprit du monde. C’est ainsi que Hegel, dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, retire de l’Histoire une terre retirée, la Sibérie, appréhendée simplement comme "déclivité septentrionale". Dans son bref "essai philosophique", Földenyi, dramaturge et essayiste hongrois, imagine que c’est précisément cette phrase qui fit pleurer Dostoïevski revenant de quatre ans de bagne et lisant Hegel à Semipalatinsk avec son ami Wrangel, le procureur du lieu. Le texte est ainsi construit sur une hypothèse théorique ne prétendant pas à l’exactitude historique - et pour cause - mais s’efforçant de saisir ce que peut éprouver un homme déchu appartenant à une région privée de la cohérence donnée par l’histoire. Il n’importe pas à l’auteur de retracer les frontières de l’Histoire universelle en montrant que la Raison pourrait couvrir toute la terre mais d’entendre un bruit et une fureur autres que ceux sanctifiés par une philosophie de l’histoire.

Contre la thèse hégélienne que ce sont les périodes de bonheur qui sont "les pages blanches" de l’Histoire, il s’agit de montrer le provincialisme de l’universel et la violence de la page blanche dans l’écriture de l’histoire. Mais l’art de lire les pages blanches implique d’avoir encore un œil sur un texte. Que peut-on lire sur une page blanche ? De plus, le rejet plus général du philosopher hégélien court souvent le risque de pouvoir être repris par ce même philosopher. En effet, les pleurs ne sont pas sans raison : ils ne coulent pas parce qu’ils coulent. Toute la difficulté est alors de ne pas faire de la raison des pleurs un objet possible pour la négativité dialectique, de ne pas réduire la souffrance à un argument pouvant être dépassé comme moment dans l’automouvement de la Raison. C’est cet effort pour retrouver l’épaisseur des pleurs et pour leur donner voix sans dialectique qui fait tout le mérite de l’essai de Földenyi.


Le rien sibérien

La Sibérie n’est pas une simple déclivité. Sur cette terre plus que terrain, des visages confinés peuvent se voir et être vus et pourtant n’entrent pas dans l’histoire. Le rien du bagne ne se dialectise pas dans un devenir et pourtant il n’y a pas rien à en dire. Földenyi veut le dire en destituant l’Histoire universelle comme Histoire et comme universelle. L’écriture hégélienne de l’Histoire reste, selon lui, la marque de l’individu Hegel dans ses préjugés, qui raconte une histoire. Le sublime de la Raison est un leurre et, pour en délivrer, Földenyi oppose les Souvenirs de la maison des morts comme "Bible de la révolte" 1 ou "Bible de l’Enfer" 2. Il est certain que la "minute ineffable" dont parle Dostoïevski concernant son sentiment de liberté à la sortie du bagne ne se laisse pas prendre à la critique hégélienne de l’ineffable ou à sa compréhension de la liberté et que ces souvenirs ne peuvent être entendus comme Erinnerungen au sens où l’accès au savoir absolu passe par le souvenir-intériorisation de moments précédents. En ce sens, le présent du titre de l’ouvrage doit s’entendre dans toute sa force : contre Hegel qui marquait le début de la philosophie dans le vieillissement d’une forme de vie, peignant donc "le gris sur gris", les larmes ont une jeunesse éternelle en ce qu’elles disent une souffrance ne pouvant pas vieillir. Földenyi donne ainsi à penser la note de Dostoïevski : "sans doute la philosophie du crime est-elle plus compliquée qu’on ne le pense" 3  et ce n’est pas dans la théorie hégélienne du droit abstrait qu’elle est à trouver. Néanmoins, Földenyi fait un saut en faisant de l’exclusion de la Sibérie par Hegel la preuve que c’est toute sa philosophie qui est criminelle et complice de la seule violence.


Hegel et la peur

Plutôt que d’opposer le pathos au logos, Földenyi s’efforce de dire le logos des larmes ainsi que le pathos du logos : Hegel comme ayant "peur de ceux dont l’audace est infinie et qui sont capables de consumer leur vie avec passion", "peur de sa propre peur", "peur de tout ce qu’il ne peut pas saisir par l’esprit" et "surtout peur de Dieu" 4. En somme, Hegel l’impitoyable pitoyable a et fait peur et fait pleurer. Toutefois, ce portrait uniquement à charge peut ne pas pleinement convaincre. Certes, ces passages indignants de Hegel sur l’Afrique ou la Sibérie existent bel et bien mais on peut juger qu’ils ne sont pas la meilleure introduction à sa philosophie et que jouer la capitulation de toute sa pensée dans sa diversité et sa complexité sur ces textes manque de probité.

Faut-il pareillement proscrire Kant pour avoir écrit des pages douteuses sur les femmes ou Montesquieu, l’auteur de la séparation des pouvoirs, pour avoir, au chapitre 11 du livre XVIII de De l’Esprit des lois, analysé les peuples sibériens comme "peuples sauvages" ou posé, au chapitre 2 du livre XIV, qu’en raison de la constitution de ses fibres, l’âme d’un homme du Nord est "moins sensible à la douleur" et qu’ "il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment" ? De plus, il peut sembler partial que Földenyi n’ait pas le même souci - s’il faut l’avoir - dans ses références à Nietzsche ou à Carl Schmitt. Cet essai donne ainsi parfois l’impression d’être une gigantomachie ne faisant pas tous les efforts pour l’être et rejetant d’une main trop leste la pensée hégélienne. Écrire, par exemple, que Hegel se tenait "à la bouée de la raison à cause de refoulements, de peurs superstitieuses et de frayeurs  des plus irrationnelles comme s’il avait craint d’être emporté" 5 oublie la compréhension hégélienne de l’activité philosophique comme vacillement de toute chose, se fait un concept trop étroit de la Raison et psychanalyse à bon compte Hegel. Autant lire Le Sous-Sol comme les mémoires du président Schreber. Il y a bien un différend entre Hegel et Dostoïevski mais ce qui est plus difficile est d’être pertinent  dans le repérage du différend.


Une existence inexistante

L’essai de Földenyi n’est pas Glas  de Derrida et à la place de Genet, il ne s’agit pas de mettre Dostoïevski dans les marges d’un texte pesant le lourd héritage hégélien afin de tenter la possibilité d’en déshériter. Hegel, ici, prête plus son nom que sa pensée effectivement pensée pour organiser la révolte contre le rationnel comme ennui et cruauté. Laissons donc de côté la voie des objections textuelles. Sans autre forme de procès, le "tribunal de l’Histoire" fait d’un lieu un non-lieu. Un homme lit et pleure de voir tue son existence blessée et ne laissant nulle trace comme événement dans l’Histoire. Pour donc ne pas conclure sur une réconciliation dialectique, lisons deux vers du poète russe Ossip Mandelstam, qui en sait long sur la violence du silence auquel être réduit : "Mon souffle, ma chaleur ont embué / Déjà la vitre de l’éternité" 6. Ignorant ce qui est à voir à travers cette vitre qui n’est pas transparente,l’homme comme buée peut s’interroger sur ce qu’il voit dans la buée et ce qu’il peut y dessiner. Si le "gris sur gris" ne semble plus notre affaire, la buée sur la buée saisira-t-elle son souffle et sa couleur ?


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Crédit photo : Tempête / flickr.com



rédacteur : Philippe GUERRE, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - p.22
2 - p.41
3 - p.21
4 - p.37
5 - p.24
6 - Tristia et autres poèmes, trad.Kérel, nrf gallimard, p.29
Titre du livre : Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes
Auteur : Laszlo F. Földényi
Éditeur : Actes Sud