Stuart Hall, une pensée engagée de l’identité
[mardi 14 novembre 2017 - 10:00]
Société
Couverture ouvrage
Identités et Cultures 1. Politiques des Cultural studies
Éditeur : Amsterdam
576 pages
La réflexion de l’un des maîtres des Cultural Studies reste actuelle pour nous aider à dépasser le simplisme de certaines positions sur l’identité.

Identités et cultures est la réédition d’une sélection et d’une traduction d’un ensemble de textes1 de Stuart Hall réalisée par Maxime Cervulle, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-8. De ce livre, qui mériterait plusieurs lectures au vu de sa consistance théorique, mais aussi au regard de son actualité en lien avec les nombreuses controverses entourant les questions identitaires et culturelles, nous nous bornerons à essayer d’en dégager les points centraux.

 

Une pensée complexe au service de l’émancipation

Développant une pensée dense et complexe qui mobilise l’articulation comme méthode, Stuart Hall nous propose un véritable manuel pour penser des concepts tels que l’identité, l’ethnicité, la nation, le populaire ou encore la culture, là où aujourd’hui nombre de débats publics font l’objet de raccourcis et raisonnements simplistes et essentialisants destinés à appuyer des positions souvent tranchées. Conjuguant une curiosité intellectuelle particulièrement féconde et un refus de s’enfermer dans des cases disciplinaires, ce « père fondateur », avec d’autres, des Études culturelles met en place un système théorique fort et hybride qui mobilise, articule et fait discuter des courants de pensée et concepts tels que : le Marxisme, l’hégémonie Gramscienne, la linguistique de Saussure, la psychanalyse lacanienne, le concept de « différance » de Derrida, l’approche anthropologique de Becker, la « communauté imaginée » d’Anderson, le « rapport à soi » de Foucault, les « mythologies » de Barthes, le « braconnage » de De Certeau ou encore l’analyse des appareils idéologiques d’État d’Althusser.

Ce recours à un savoir complexe vise à déconstruire/reconstruire une série de mots et concepts objectivant et essentialisant certaines réalités. Le chercheur originaire de Jamaïque est animé par une volonté de produire un savoir critique en tant que pratique et de réfléchir aux conditions d’émergence d’une contre hégémonie. Stuart Hall s’est ainsi approprié l’injonction gramscienne selon laquelle « l’intellectuel organique doit s’engager philosophiquement jusqu’au bout de l’entreprise, dotée du savoir le plus pointu possible »2. Pour le chercheur engagé, le but est nécessairement de « transmettre des savoirs, au moyen de la fonction intellectuelle à ceux qui n’appartiennent pas, de profession, à la classe intellectuelle »3.

Cet engagement de Stuart Hall, qui se matérialisera notamment par sa proximité avec la New Left, doit être compris en regard du parcours de Hall. Né en 1932 à Kingston, le chercheur a été particulièrement marqué par l’expérience coloniale britannique qui a imposé le capitalisme en Jamaïque. En 1951, il quitte son pays d’origine pour suivre des études à Oxford où il se joindra notamment aux milieux militants de gauche. Dès lors, celui-ci décidera, au sein du mouvement des Cultural Studies (CS), de se pencher sur les « cultures » méprisées par certaines élites, notamment universitaires. Débute alors une longue carrière en Angleterre où il observera différents mouvements comme l’émergence et l’avènement du Thatchérisme qu'il considère comme un « populisme autoritaire » – les « news times » – où l’arrivée au pouvoir des travaillistes porteurs de la « social-démocratie », le tout dans un contexte postcolonial et néo-libéral d’accélération de la mondialisation qui génère une redéfinition des identités et une érosion des État-Nations.

 

L’aventure des Cultural Studies : la légitimation de la culture populaire

Appelé par Hoggart en 1964, Stuart Hall décide donc de rejoindre l’aventure CS entamée par E. P. Thompson, Richard Hoggart et Raymond Williams. Il prendra d’ailleurs en 1968 la direction du Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS) à Birmingham et sera un promoteur très actif de ce mouvement. Les CS partent notamment d’une critique du « réductionnisme économique » de Marx qui génèrerait un essentialisme de classe et ferait de l’idéologie la simple résultante des rapports de force économiques. Pour les membres de ce mouvement intellectuel, il s’agit de réactualiser la pensée marxiste en insérant des aspects fondamentaux délaissés par cette dernière, à commencer par la culture. Le renouvellement proposé par les CS va permettre de repenser la formation des inégalités « non économiques », notamment celles ayant un fondement culturel, comme le sexe et la race.

Les membres fondateurs des CS, s’appuyant sur les travaux de F. R. Leavis4, décident de travailler en croisant différentes disciplines sur des sujets délaissés voire méprisés, la culture populaire en premier lieu. Regardés avec défiance par l'establishment universitaire, ce choix d’objets scientifiques à la marge de la recherche académique en fera des chercheurs aux marges de l’université. Cette marginalité s’est même matérialisée physiquement puisque ces premiers chercheurs se sont trouvés relégués dans des locaux vétustes de Birmingham, loin des institutions prestigieuses.

Les livres généralement cités comme fondateurs des CS, soit La Formation de la classe ouvrière anglaise5 de Thompson, La Culture du pauvre6 – dont la traduction du titre est largement sujette à discussion – d’Hoggart et Culture et société7 et The Long Revolution8 de Williams, apparaissent comme le résultat d’un travail visant à rendre toute sa légitimité à l’univers des cultures et pratiques populaires, trop souvent opposées aux cultures dites lettrées – on retrouve aussi le terme haute culture – prises dans une perspective de temps long. Il s’agit notamment de prendre certaines distances avec une lecture jugée « simpliste » et « réductrice » de l’approche francfortienne de la culture, vue comme simple lieu d’aliénation, ainsi que le temps de penser le plaisir, l’autonomie et, à terme, l’émancipation. Stuart Hall explique ainsi que « la notion du peuple comme force purement passive est une perspective profondément non socialiste », il existe « une culture populaire échappant aux rapports de pouvoir et de domination culturelle »9.

 

La culture comme lieu de tensions

Rejetant l’idée que les individus seraient en quelque sorte des « pages blanches »10, Stuart Hall voit donc la culture comme un lieu d'affrontement d'idéologies et de tensions entre mécanismes de domination et de résistance. Ainsi, si « la culture dominante mène une lutte continue et nécessairement inégale pour désorganiser et réorganiser la culture populaire », il existe « des points de résistance, des moments de substitution »10. Dès lors, « ce qui compte c’est l’état du jeu du rapport culturel. La signification d’un symbole culturel est donnée d’une part par le champ social dans lequel il est incorporé et d’autre part par les pratiques culturelles avec lesquelles il s’articule et rentre en résonnance »12.

Le fameux modèle codage/décodage proposé par Hall, qui puise dans la sémiologie et la lecture gramscienne de l'idéologie, illustre pleinement cette vision de la culture comme espace de négociations et de tensions. Critiquant la linéarité du modèle émetteur-message-récepteur, pour lui, si « la forme discursive du message occupe une position privilégiée dans l’échange communicationnel »13, les moments de codage et décodage sont séparés et possèdent leur propre logique et structure de sens. Ainsi, quelle que soit la manière dont le diffuseur encode un texte, Stuart Hall définit trois modes de décodage du discours télévisuel à savoir : la lecture dominante hégémonique, la lecture négociée et la lecture oppositionnelle. Cette hétérogénéité de lecture tient de l’identité même des récepteurs et de la variété des conditions dans lesquelles le message est « consommé ».

Notons que l’une des critiques récurrentes faites au CS est que leur intérêt pour le culturel et le refus de tout « réductionnisme économique » risquent de créer une autonomie des objets culturels, une forme de déterminisme culturel minimisant le rôle social des producteurs que des industries culturelles. C’est notamment le débat qu’ouvre Nicholas Garnham dans les années 1990 avec les CS qu’il considère idéalistes, en particulier parce qu’elles sous-estimeraient les déterminations sociales et économiques.

 

L’identité comme processus discursif

Dans la pensée de Hall, la question de l’identité occupe une place centrale. Critiquant le mythe de l’identité comme étant entière, originelle et unifiée, le chercheur britannique définit celle-ci comme n’étant « absolument pas une essence fixe qui reposerait immuablement, à l’extérieur de l’histoire et de la culture. Elle n’est en aucun cas une sorte d’esprit universel et transcendant que nous porterions en nous et sur lequel l’histoire n’aurait pas laissé de marque fondamentale. Elle n’est pas une fois pour toutes. Elle n’est pas une origine fixe vers laquelle nous pourrions de manière absolue et définitive, retourner. Bien entendue, elle n’est pas non plus un simple fantasme. Le passé continue de nous parler »14.

« Sujette au jeu continu de l’histoire, de la culture et du pouvoir »15, l’identité est donc un processus éternellement reproduit et complexe où s’articulent une série de dimensions telles que la classe, la nationalité, le genre, la sexualité, l’ethnicité et la race. À l’image de sa pensée, la conception de l’identité de Hall est fondamentalement hybride et mouvante en fonction des différentes expériences vécues. Jamais unifiées, dans un « contexte de profonde crise de l’identité et de la culture nationale »16 qui caractérise notre « modernité », les identités apparaissent de plus en plus fragmentées et fracturées.

S’arrêtant notamment sur le cas des diasporas, en particulier l’Afro-Caribéenne qu’il connaît bien, et les immigrants de seconde et troisième génération, Stuart Hall tente de saisir la manière dont se forment les identités culturelles en mettant en lumière la manière dont elles sont représentées – la question du racisme occupe chez lui une place centrale – et dont elles-mêmes se représentent. Pour celui-ci, la « marginalisation de la culture noire dans l’expérience britannique »17 a fait de celle-ci « une culture politiquement et culturellement construite »18. Dès lors la « marginalité dans la culture, si elle reste à la périphérie du courant majoritaire, n’a jamais, autant qu’aujourd’hui, constitué un espace productif »19. Il montre par exemple comment les immigrants et les générations suivantes négocient le sens de leur propre identité entre pays d’origine ou celui de leurs parents et pays d’accueil.

Les diasporas nous poussent donc « à reconsidérer nos modes de compréhension de l’identité culturelle »20 dans un contexte particulièrement complexe et mouvant où les « États Nations imposent des frontières rigides à l’intérieur desquelles les cultures sont supposées s’épanouir »20. Notons au passage que la perspective de Stuart Hall prend le contrepied des tenants du choc des civilisations et de leur vision univoque de l’identité culturelle.

 

La question multiculturelle dans un contexte postcolonial d’explosion de la mondialisation

Prolongement des travaux sur la formation des identités et l’intérêt de Hall pour les diasporas, la question multiculturelle s’impose dans les travaux de celui-ci. En premier lieu, il précise qu’à l’image de l’Empire britannique qui s’est constitué au fur et mesure de conquêtes, d’invasions et d’établissements de population, les « sociétés multiculticulturelles » existaient bien avant l’expansion européenne du XVe siècle. Cette idée de sociétés culturellement hétérogènes tranche toutefois avec le projet moderne d’« États Nations occidentaux modernes libéraux et constitutionnels, qui fondés sur le présupposé d’une homogénéité culturelle organisée autour de valeurs séculaires « universelles » libérales et individualistes »22, une vision d’autant plus difficile à réaliser dans le contexte des années 1970. En effet, l’indépendance des colonies marquant le passage au post-colonialisme, la fin de la guerre froide et l’accélération des processus de mondialisation marquent « l’affaiblissement de la souveraineté nationale » et « l’érosion de la portée des vieux États nations occidentaux, sans entièrement les remplacer »23. Là encore pour Hall, on observe une série de mouvements qui ne sont pas linéaires et dont les effets sont particulièrement complexes, notamment si on pense à la mondialisation – souvent décrite comme un rouleau compresseur uniformisant. En effet, « à côté des tendances homogénéisantes de la mondialisation, on observe la « profilération sulbaterne de la différence » »24, le local n’ayant « pas de caractère stable et transhistorique »22.

Aujourd’hui, « la visibilité croissante des communautés ethniques et l’évolution des modes de gouvernances décentralisées ont soulevé un certain nombre de questions sur l’ « homogénéité » de la culture britannique et l’ « anglicité » comme ethnicité, précipitant la question multiculturelle au centre d’une crise de l’identité nationale »26. Parallèlement à ces tendances, dans les années 1980, venant se combiner au « racisme biologique », on assiste à la montée d’un « racisme culturel » qui stigmatise ceux qui en sont victimes « sur des fondements ethniques parce qu’ils sont « culturellement différents », et donc inférieur »27.

Ainsi, alors que les États occidentaux tentent de forger une forme unifiée d’identification autour d’une communauté imaginée via la mise en place d’un système de représentation culturelle, nous avons a vu que les identités sont fondamentalement hybrides et les sociétés culturellement hétérogènes. Ce type de processus représente donc une profonde violence en ne reconnaissant pas, voire en voulant gommer, la multiplicité des identités. Comme l’explique Stuart Hall en s’appuyant sur le cas de l’Angleterre qui a essayé d’imposer une « anglicité » à l’ensemble de la Grande-Bretagne, il existe différentes façons d’être britannique. Ainsi, « il est possible d’être noir et britannique, asiatique et britannique (et même britannique et gay) »28. On retrouve ici une thèse portée par Amartya Sen dans Identité et violence29. En effet, dans une perspective proche de celle Hall, l’économiste soutient qu’aujourd’hui une des plus fortes formes de violence est celle qui consiste à réduire l’identité des individus à une seule appartenance, souvent ethnique ou religieuse, dans une logique déterministe refusant à l’individu toute liberté de choix.

 

Une pensée actuelle et nécessaire

Pour Stuart Hall, qui a toujours refusé la dichotomie académique/politique, il s’agit de « proposer des outils de pensée, des stratégies de survie et des moyens de résistance à tous ceux qui aujourd’hui – en termes économique, politique, culturel – exclus de ce que l’on peut appeler l’accès à la culture nationale de la communauté nationale »30. À la lecture des textes proposés par Cervulle, se pose naturellement la question : comment rendre accessible une pensée aussi riche et complexe ? En effet, pour que celle-ci soit mobilisée par les « exclus », il faut que ces derniers puissent la saisir, l’intégrer et se la réapproprier pour pouvoir penser et mettre en œuvre leur émancipation.

Deuxième remarque, il semble aujourd’hui que dans l’immense magma que sont les Cultural Studies, cet objectif politique tend par moment à se diluer, en particulier autour du discours dépolitisant et acritique des CS étatsuniennes. Alors que s’ouvrent un peu partout dans le monde des départements de CS, la réintroduction de cette vocation politique, comme on la trouve dans certains travaux féministes ou sur le post-colonialisme, apparait plus que jamais d’actualité au regard des tensions qui existent autour des questions d’identité et de culture.

Dans un contexte où « nombre des vieux États-Nations, profondément attachés aux formes les plus pures de la conscience nationale, sont rendus littéralement fous pour leur érosion »31, Stuart Hall nous offre des armes intellectuelles pour répondre à certaines violences idéologiques et épistémiques qui refusent de reconnaitre l’autre comme un sujet à part entière. On peut citer une pléthore de cas illustrant ce type de violences : les dérives liées aux débats sur le mariage des personnes de même sexe, le sort réservé aux migrants et aux populations autochtones, l’objectivation de la femme, la stéréotypisation des « Roms » – un terme profondément essentialisant et homogénéisant une réalité plurielle et complexe –, la déconsidération des personnes transsexuelles, ou encore les amalgames dont sont victimes les musulmans. Dans ce contexte, penser l’identité, la culture et le vivre ensemble en prenant en compte la diversité des postures comme les possibilités d’un vivre ensemble pluriel est plus que jamais urgent.



rédacteur : Simon CLAUS
Illustration : The Stuart Hall Project (c) Smoking Dogs Films 2013

Notes :
1 - 14 rassemblés dans 4 chapitres.
2 - p.178
3 - p.59
4 - Critique littéraire britannique.
5 - 1963
6 - 1957
7 - 1958
8 - 1961
9 - p.188
10 - p.189
11 - p.189
12 - p.196
13 - p.251
14 - p.434
15 - p.433
16 - p.180
17 - p.400
18 - p.403
19 - p.417
20 - p.452
21 - p.452
22 - p.511
23 - p.509
24 - p.510
25 - p.511
26 - p.530
27 - p.533
28 - p.557
29 - Odile Jacob, 2010
30 - p.183
31 - p.475
Titre du livre : Identités et Cultures 1. Politiques des Cultural studies
Auteur : Stuart Hall
Éditeur : Amsterdam
Date de publication : 23/05/17
N° ISBN : 9782354801564