Le contremaître de la Terreur soviétique
[mardi 17 octobre 2017 - 16:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Le fonctionnaire de la Grande Terreur : Nikolaï Iejov
Éditeur : Gallimard
656 pages
Une magistrale biographie du chef du NKVD qui organisa la plus mortifère des phases de la répression stalinienne, avant d’y succomber à son tour.

De très nombreuses études ont été consacrées à la Grande Terreur et à Staline. Mais il n’y avait pas jusqu’alors de biographie sérieuse sur son bras armé dans les années 1930, Nikolaï Iejov. En publiant Le fonctionnaire de la grande Terreur, Alexandre Pavlioukov comble avec brio ce vide historiographique. Il livre une biographie minutieuse, palpitante et formidablement bien documentée du chef du Commissariat du peuple aux Affaires intérieures (plus loin, NKVD). Suivre l’itinéraire de Iejov, c’est entrer dans les couloirs du NKVD, c’est s’immiscer dans les rouages bureaucratiques de la plus mortifère des phases de la répression stalinienne. Iejov en a été le principal acteur, jusqu’à ce que, une fois sa tâche effectuée, il en soit progressivement écarté. Arrêté, jugé et condamné à mort, il succomba lui-même aux mécanismes qu’il avait contribué à propager.

 

« Raise and fall » en URSS

La biographie est structurée en cinq parties chronologiques : de la jeunesse à la mort de Iejov, on suit, en cinq actes, son ascension dans les structures étatiques et partisanes, son rôle cardinal dans l’emballement de la répression et sa chute.

Sans préambule, le livre s’ouvre directement sur l’enfance et la jeunesse de Iejov. A son sujet, les informations sont parcellaires et largement mythifiées, dans un sens positif comme négatif. Lorsqu’il est en odeur de sainteté, Iejov s’invente un passé révolutionnaire glorieux, mais dès lors qu’il tombe en disgrâce, tous le vouent aux gémonies. Si bien que démêler le vrai du faux n’est pas chose aisée. Contrairement à ce qu’il a longtemps prétendu, Iejov n’était pas ouvrier dans le bastion révolutionnaire des usines Poutiliov de Petrograd ; il n’a pas plus été enrôlé de force dans l’armée tsariste au début de la Première Guerre mondiale, ni n’a précocement adhéré au Parti. La vérité est probablement moins proche de l’orthodoxie bolchevique. Iejov est né dans une famille de petits fonctionnaires de police dans un bourg lituanien. Apprenti chez divers artisans, il a suivi de loin les grèves et la montée du mouvement révolutionnaire. Il s’est porté volontaire pendant Première Guerre mondiale et n’a rejoint le Parti qu’en août 1917. A partir de cette date cependant, il ne cesse de prouver sa loyauté. Commissaire politique de l’Armée rouge, élu des Soviets, Iejov aurait acquis dès les années de Guerre civile un « fanatisme de la tâche » qui marquera sa future carrière à la tête du NKVD.

L’intérêt de ces premières pages est de cerner les contours d’une construction autobiographique politiquement correcte. Iejov a certes un parcours classique, mais peu prestigieux, qu’il tente de redorer pour le rendre conforme à l’éthique révolutionnaire. Ces premières pages reviennent sur les nombreux quolibets dont Iejov fut victime, entre offenses physiques et mépris social : des stigmates qui ne le quittèrent jamais. Peut-être, pour cette raison, s’est-il senti obligé de s’inventer une biographie idéale ? Quoi qu’il en soit, ses détracteurs (de son vivant et encore plus après sa mort) se sont saisis de basses insultes pour le discréditer. Son inculture a été exagérée : Iejov est un autodidacte, qui a souhaité conforter ses connaissances et sa théorie au point de demander à plusieurs reprises de suivre les cours de l’école du Parti.

A partir de sa deuxième partie, l’étude prend de l’ampleur, la démonstration gagne en cohérence. Ce n’est pas par ses supercheries biographiques, mais par son savant usage des codes administratifs que Iejov grimpe les échelons. La biographie de Iejov est un exemple frappant de trajectoire ascendante dans les structures bolcheviques puis soviétiques, de la Guerre civile à la fin des années 1930. Envoyé dans les régions secouées par des conflits internes (dans la République des Marie, à Semipalatinsk au Kazakhstan), Iejov parfait ses compétences d’encadrement et de dénouement des controverses institutionnelles. De retour à Moscou, sa carrière connaît un bond fulgurant dans l’appareil central du Parti. Cette ascension coïncide avec le Grand tournant stalinien (1929). Soutenu notamment par Kaganovitch, l’un des bras droits de Staline, Iejov occupe désormais des fonctions-clés dans les Commissariats du peuple et au Parti. Il comprend vite l’intérêt de dénoncer la présence de « complots » ou d’« ennemis spécialistes bourgeois » dans les administrations qu’il chapeaute et se saisit tout aussi rapidement de la logique des « quotas » dans l’éviction de subordonnés peu dignes de confiance. 1934 est une année phare autant pour le rythme de la stalinisation que pour la biographie de Iejov. Il est promu au sein du Comité central (désormais soumis à toutes les injonctions staliniennes) et obtient la « direction administrative des cadres » : une fonction-clé de contrôle, de vérification, de promotion et d’épuration dans le Parti.

 

Iejov, contremaître de la Grande Terreur

Viennent ensuite les périodes de répression – progressive d’abord (1934-1937), enragée ensuite (1937-1938). L’auteur s’y attarde longuement. Ce n’est plus année après année que l’on suit Iejov, mais mois après mois, voire semaine après semaine. La décélération du rythme de la narration permet de comprendre la mise en place des logiques de la Grande Terreur. Alexandre Pavlioukov confirme ses talents de narrateur, mais aussi sa rigueur d’historien. Rares sont les sources qui ne sont pas commentées. Ces dernières sont d’ailleurs riches et pour la plupart inédites : la biographie se nourrit des douze tomes du procès de Iejov, conservés au FSB (les actuels services secrets russes). De longues descriptions alternent avec des pauses contextuelles tout à fait appropriées. C’est notamment le cas pour l’assassinat de Kirov, secrétaire du Parti de Leningrad, en 1934. Iejov a joué un rôle non négligeable et dans l’enquête et dans la propagation de l’interprétation officielle. Rappelons en effet que Kirov fut assassiné par un communiste dépressif, sans doute un peu déséquilibré, qui a agi seul par vengeance contre le Parti. Staline y voit la main d’un vaste complot d’essence trotskiste contre l’appareil d’Etat et, en dernier chef, contre lui-même. Le NKVD est moins enclin à partager ses vues et les enquêtes préliminaires ne soutiennent pas la thèse conspirationniste. Pour Staline, cette réticence du NKVD montre que les tchékistes doivent être épurés et matés. Iejov, du fait de sa double casquette (porte-parole de l’interprétation de Staline et spécialiste des cadres), se voit confier la restructuration des réseaux de renseignement et, plus tard, du NKVD tout entier. L’asservissement du NKVD continue les années suivantes et s’achèvera avec l’éviction et la condamnation de son chef, Iagoda.

Iejov le remplace alors à la tête du NKVD en 1936. Depuis l’assassinat de Kirov (et même avant, depuis le procès contre les « saboteurs spécialistes bourgeois » de 1928), la logique complotiste s’est répandue et s’est étoffée. Plus les mois passent, plus les « réseaux terroristes » se ramifient dans une complexité de plus en plus tarabiscotée, mais bientôt fatale à plusieurs millions de communistes et de citoyens soviétiques. La conjonction des complots des « zinoviévistes-trotskistes » et de l’« opposition de droite » (sic) mène aux Grands procès de Moscou et à la Grande Terreur contre les anciens koulaks, les minorités nationales, de très nombreux cadres, mais aussi de simples citoyens accusés de vouloir la perte de l’URSS et la mort de Staline.

L’emballement du processus répressif est dû à plusieurs phénomènes combinés et profondément imbriqués. L’institutionnalisation de la torture pour extorquer les confessions des prévenus est désormais assumée. Iejov lui-même préconise la généralisation des « interrogatoires actifs ». Les dénonciations se multiplient alors, suivent des codes langagiers stables et répétitifs. En découle une inflation des ennemis : tout dysfonctionnement – y compris à l’intérieur du NKVD – est le fait d’un traître caché et de son réseau, activement combattus par Iejov. Avec l’ordre 00447, la répression s’élargit de certains cercles restreints à tout le pays. La logique des quotas l’emporte (par région, par groupe visé). On comprend que chacun de ces éléments, s’il croît, entraîne nécessairement la progression de tous les autres. Les dénonciations entraînent de nouvelles arrestations et donc la révision à la hausse des quotas, qui amènent à de nouvelles incarcérations, de nouveaux aveux, de nouveaux ennemis… sans que l’on sache vraiment lequel des ces critères, le premier, a enclenché les suivants. Iejov joue un rôle certain dans ce processus. Il nourrit les discours complotistes, il incite à extorquer des aveux et à fusiller les ennemis et il a lui-même, à quelques reprises, participé à des exécutions.

La lecture de ces pages est vertigineuse car on se demande comment il fut possible de sortir de ce cercle vicieux. La clôture de la phase de la Grande Terreur, qui passe nécessairement par l’écartement de Iejov, est l’objet de la dernière partie du livre. La Grande Terreur est conçue comme provisoire, même par Staline. Fin 1938, les estimations initiales de condamnation à mort et aux travaux forcés ont plus que décuplé, les citoyens envoient des milliers de lettres de protestation aux autorités. Staline cherche à mettre un terme à la répression qu’il a lui-même enclenchée, sans se dédire… Iejov sera, comme bon nombre de ses subordonnés, le responsable de ces « excès ». A partir de 1938, le chef du NKVD voit avec effroi se resserrer les griffes d’une répression qu’il ne connaît que trop – car si les motifs et l’ampleur ont changé, les méthodes d’accusation et de condamnation restent les mêmes. Isolé, révoqué, arrêté, incarcéré, il écrit une confession qui, semble-t-il, vise à présenter ses torts comme des « tares » ou des « vices » plus que comme des fautes politiques : ainsi se repend-il de son alcoolisme et de son homosexualité (jamais avérée), mais jamais il ne renie le zèle qu’il a manifesté pour honorer sa fonction. Il est fusillé le 6 février 1940 et ne sera jamais réhabilité.

 

La banalité de la violence policière : facteurs internes et structures externes

La lecture de ces 661 pages est une entreprise qui mérite amplement d’être menée à son terme. Aux lecteurs qui se sentiraient intimidés par ce pavé, on répondra : c’est justement la longueur de cette biographie qui en fait son intérêt et sa force. Seul un livre d’une telle précision peut rendre compte de la construction d’une logique complotiste imparable (entre 1934 et 1937). Seul un tel nombre de pages permet de suivre pas à pas l’ébauche et le triomphe de mécanismes répressifs profondément imbriqués aux phénomènes bureaucratiques (1937-1938). Pavlioukov apporte aux études historiques plus synthétiques, et tout aussi fondamentales, consacrées à la question, une compréhension de la Grande Terreur telle qu’on peut la voir de l’intérieur. Rendons également hommage à Alexandre Pavlioukov pour son écriture dénuée d’emphase ou de jugement de valeur et au traducteur pour ses efforts de clarification.

L’ampleur de la tâche est telle que Le fonctionnaire de la grande Terreur assume des choix difficiles, et sans doute critiquables. Ainsi il ne cite jamais la littérature secondaire, alors même que son propos se nourrit – autant qu’elle éclaire – des mécanismes socio-politiques mis en lumière par de nombreux chercheurs russes depuis la Perestroïka. Il en découle une contextualisation globale qu’on pourrait souhaiter plus approfondie, une prise en compte parfois trop limitée des phénomènes exogènes expliquant la Grande Terreur. L’observation à la loupe du NKVD grossit nécessairement le facteur bureaucratique au détriment de tous les autres – ce que le sous-titre de l’ouvrage indique d’ailleurs sans détour. En présentant « le fonctionnaire de la Grande Terreur », Pavlioukov assume d’étudier Iejov au prisme des méandres d’une institution en voie de bureaucratisation, tout en mettant en évidence la désorganisation interne et le flou des objectifs. A ce titre, l’ouvrage remplit sa mission. Mais les contextes international et économique accélèrent pourtant l’épuration du pays de toute potentielle cinquième colonne, de tout obstacle au développement industriel. Or si Pavlioukov revient un peu sur le premier aspect, il laisse totalement de côté les questions économiques. Pourtant en 1936, quand se profile la Terreur, le plan quinquennal patine et l’élimination des « saboteurs » alimente le processus répressif. L’image globale de la répression aurait ainsi sans doute été plus juste avec une focale élargie à ces questions, qui rendent compte des causalités multiples et concomitantes de la répression des années 1930.

Les grandes qualités de la biographie de Iejov lui donnent cependant une puissance évocatrice qui dépasse la seule analyse des années 1930. L’étude dénonce la force mortifère de la routinisation et l’intériorisation de normes violentes qui finissent par s’imposer comme principes quotidiens de contrôle et de répression. Elle illustre les conséquences néfastes et imprévisibles de la mise en place d’un Etat d’exception permanent, du fichage généralisé, de l'institutionnalisation de la paranoïa. Cette histoire invite ainsi à une réflexion globale sur la traque obsessionnelle des « terroristes » et des « traîtres », dont les effets instaurent une violence d’Etat plus implacable que les risques sécuritaires combattus.



rédacteur : Juliette DENIS
Titre du livre : Le fonctionnaire de la Grande Terreur : Nikolaï Iejov
Auteur : Alexeï Pavlioukov
Éditeur : Gallimard
Date de publication : 30/11/99
N° ISBN : 978-2070126095