Les arts rebelles de Staline
[vendredi 30 juin 2017 - 08:00]
Arts visuels
Couverture ouvrage
Le triomphe de l'artiste
Éditeur : Flammarion
336 pages
Maïakovski, Pasternak, Chostakovitch... Le pouvoir soviétique a disparu, les œuvres de ceux qu’il a voulu écraser restent.

S’agissant des artistes qui ont œuvré en Russie entre 1917 et 1941, que peut bien signifier l’idée de Triomphe, puisque, on le sait, ils ont été pour beaucoup soumis à la force brute de l’appareil directeur de l’État-parti-police du communisme soviétique ? Béatrice Joyeux-Prunel, dans son excellent ouvrage Les avant-gardes artistiques 1918-1945, le souligne avec pertinence : en Union soviétique, les avant-gardes pensaient pouvoir jouer un rôle dans le projet de société nouvelle. Les artistes se sont emparés, eux aussi, du thème de la rééducation nécessaire des masses, même s’ils ne pensaient pas à la même éducation. Mais le retour sur les ouvertures promises aux plasticiens d’avant-garde, cette fois après la révolution (au sens des seuls événements), ne s’est pas fait attendre. Dès 1922-1923, la dénégation s’intensifie. Les artistes, explique-t-elle, furent d’autant plus soupçonnés qu’ils cultivaient le silence, le « formalisme » (au sens des autorités) ou la liberté intérieure. En 1932, le Comité central du Parti communiste promulgua une résolution restructurant les organisations artistiques. Staline devenait le seul héros à glorifier. Il fallait que les arts s’y plient. Certes, la mainmise du pouvoir sur la culture n’empêchait pas des poches de résistances. Mais le pli de la réaction était pris. Les têtes de l’avant-garde des années 1920 subirent de front l’acharnement antimoderniste.

Tzvetan Todorov, cette fois dans un essai (qui n’exclut donc ni les appréciations, ni des allusions à sa propre existence ou à celle de son père), reprend cette question mais pour la traiter autrement : en soulignant cette fois que des artistes, notamment les plus connus, ont évidemment été écrasés par l’énorme machine soviétique « totalitaire » (même si la définition donnée – remplacer la pluralité par l’unité – est un peu courte), mais que cet écrasement étant désormais reconnu, il convient d’en saisir les formes différentes selon les cas et les choix de voie ou de voix. Car cela conduit à constater que les artistes en question ont remporté une autre confrontation, victorieuse : celle du présent et de l’avenir. Ces artistes ont fini par faire triompher leurs idées dans le monde, de là l’expression paradoxale de « triomphe des héros fragiles ».

 

Un malentendu au cœur des événements inauguraux

La révolution soviétique – d’abord moyen de s’emparer du pouvoir, puis instauration de nouveaux rapports sociaux – n’a nul besoin d’être racontée. D’autant moins que le propos de Todorov est ici de soutenir une thèse sur les rapports idéologiques conflictuels entre les artistes le pouvoir. Cet essai veut, par conséquent, éclairer l’un des aspects du régime issu de la révolution des soviets : les rapports qui s’établissent entre les créateurs et les dirigeants politiques du pays, en prenant pour témoins non pas ceux qui se contentent d’exécuter docilement les consignes du parti – au demeurant, ils mériteraient un ouvrage afin de permettre de comprendre aussi ces démarches –, mais ceux ont d’abord adhéré à l’idée de la révolution, avant de se trouver, par leurs œuvres, pris dans l’étau de la discipline du pouvoir.

S’agissant de littérature, d’arts plastiques, de cinéma… les créateurs mentionnés, qui sont aussi les artistes les plus connus, se rallient d’abord à un mouvement qui achève de détruire un monde entré en décomposition, alors qu’eux-mêmes se battent contre les règles académiques de l’art. Ils conjuguent leurs efforts avec ceux des forces qui promettent une vie nouvelle. Balayer l’ancien monde, tel est le mot d’ordre, même si chacun ne pense pas au même monde. Ce mot d’ordre a du sens, bien sûr, dans les domaines de la création, et se trouve illustré depuis 1905 par Maxime Gorki (L’annonciateur des tempêtes). Le grondement du futur circule largement dans des œuvres que l’auteur répertorie (n’oublions pas Lénine lisant Que faire ? de Tchernychevski).

Lorsque vient le temps des avant-gardes – ces artistes qui se perçoivent d’emblée comme « révolutionnaires » –, ces mouvements éprouvent une vive sympathie pour la révolution sociale et politique, quoiqu’ils n’y participent pas toujours ou pleinement. Parallélisme plutôt que fusion. Au passage, Todorov remarque qu’à l’inverse, les révolutionnaires s’intéressent peu aux arts en révolution. Les politiques demeurent de formation et de goût classiques : l’alliance des deux avant-gardes n’est qu’un malentendu.

Ce qui ne signifie pas que ces créateurs n’aient pas été écoutés à d’autres égards : notamment sur le thème de la souveraineté du créateur. Artistes et révolutionnaires se pensent à ce niveau en démiurges. Et c’est un cas d’influence notoire des artistes, en marge de leurs productions.

 

Modeler la matière humaine

Todorov relève un trait majeur du rapport du pouvoir soviétique aux arts : c’est qu’à côté des artistes, au sens classique du terme, les dirigeants se pensent eux aussi comme des artistes. Ils se voient comme les artistes du peuple, des artistes pour lesquels les foules ne sont plus que « matière humaine » à modeler, à laquelle donner figure. Le dirigeant politique se fait prométhéen, artiste au surnom d’outil : Molotov adopte le pseudonyme de « marteau ». Sous cet angle il existe deux espèces d’artistes passablement différentes.

On n’oubliera pas que cette idée est commune, à l’époque, à plusieurs idéologies totalitaires, et l’ouvrage d’Eric Michaud, Un art de l’éternité, en décrit les développements dans le cadre du nazisme, textes à l’appui. L’identité des cheminements est ici un trait caractéristique du XXe siècle, dont il conviendrait d’analyser plus profondément les sources.

De toute manière, simultanément, les artistes constituent différents groupes et mouvements – d’adhésion ou de rejet, d’insertion ou de fuite – qui cherchent à s’adapter à la nouvelle situation créée par la révolution. En tout cas, ceux qui n’ont pas émigré (Diaghilev, Stravinsky, Prokofiev, Gorki, Kandinsky), ou ceux qui n’ont pas été expulsés – les cas d’Ivan Bounine ou de Maxime Gorki appellent quant à eux de plus amples développements...

Vladimir Maïakovski, le poète, peintre et animateur du futurisme (groupe auquel adhère aussi Boris Pasternak), ne se contente pas de rejeter les formes existantes de l’art : il sympathise avec ceux qui veulent changer la société ; il fait du Kerenski de la révolution de février un futuriste ; il apprécie l’abolition de la censure, intervient dans des meetings, et d’une certaine manière, il espère que les futuristes seront chargés de diriger la vie culturelle du nouvel État. Mais se replie finalement assez vite sur ses seules œuvres, et sur un mode de vie non-conformiste. Il participe à des happenings, mais il refuse de confondre art et politique : « dans l’art, il n’y a pas de place pour la politique », écrit-il. Cela étant, l’art « utilitaire » gagne du terrain du côté du régime.

En fond de débat historique, le « peuple » est perçu, tantôt comme une source de menaces, tantôt comme une source de promesses. Mais quel est ce « peuple » auquel se réfèrent politiques et artistes, quoiqu’à des titres différents ? Ce « peuple » que certains appellent la « plèbe », non par mépris, mais pour désigner un « peuple » muselé et encadré par les fonctionnaires du Parti ? Une idée sans doute, mais pas la réalité que l’on prétend lui donner. Un peuple artiste ?

 

Un combat inégal

Il n’en reste pas moins vrai que les tensions entre ces créateurs (citons encore Boris Pilniak, Isaac Babel, Abram Lejnev, Ossip Mandelstam...) et les pouvoirs nouveaux se multiplient. Au début de la révolution, Todorov montre que quatre groupes de créateurs se forment. (1) Les constructivistes, issus du groupe futuriste, se regroupent autour de la revue LEF, et souhaitent conquérir une position dominante. (2) Les « prolétariens », dont beaucoup de membres sont issus du milieu ouvrier, refusent les recherches formelles des précédents, car « le peuple n’y comprend rien ». (3) Les « compagnons de route » acceptent le nouveau pouvoir mais ne cherchent pas à le servir. (4) Enfin certains sont tout simplement isolés (ainsi Kasimir Malevitch). Mais ces groupes s’opposent surtout sur la question des rapports arts et pouvoir.

Ceci jusqu’en 1932 : une décision du bureau politique annonce alors la dissolution de tous les groupes d’artistes. Ils n’ont plus le choix : ils doivent servir le gouvernement sous couvert de servir l’éducation du « peuple ». Ingénieurs des âmes, désormais, ils doivent adhérer à partir de 1934 au « réalisme socialiste ». C’est là que le commentaire de Todorov se précise. Les réactions des uns et des autres ne sont pas identiques. Il détaille les stratégies des uns et des autres. Zamiatine, arrêté et interrogé, n’est pas puni par une expulsion mais maintenu sous étroite surveillance. Babel s’enferme dans le dilemme : doit-il suivre sa conscience singulière ou les attentes de la société ? Pasternak ne veut pas finir comme Maïakovski. Chostakovitch finit pas conduire deux existences (officielle et créative). Etc.

Todorov examine ainsi l’existence de six personnes qui figurent en bonne place dans la liste des victimes prises dans le milieu artistique, et qui ont péri à la veille ou au début de la Seconde Guerre mondiale. Leur point commun : être décédé dans des circonstances liées au régime. Et le commentaire de l’auteur s’ensuit : l’État soviétique est infiniment plus puissant qu’un seul individu, il n’a aucun mal à mettre à mort ou condamner à une forme d’inexistence sociale les personnes qui ne lui conviennent pas. De là la formule utilisée ici : le combat est inégal. Souvent la survie physique est le point central de l’adaptation face au pouvoir, non la « libre expression » du créateur.

 

Euphorie, utopie, exclusion

Afin de concrétiser sa thèse, Todorov examine avec plus de précision encore le cas du peintre Kasimir Malevitch, chef de file du suprématisme. En 1917, il rejoint Maïakovski à Moscou. Il s’adonne alors à l’effervescence en cours, dans la présupposition d’un parallélisme entre la révolution picturale entamée par lui et la révolution politique. Cas exemplaire par conséquent, du propos de l’auteur. Le peintre participe à la décoration de défilés. Il donne son temps à la révolution, dans laquelle il est immergé. Il est nommé commissaire à la protection des trésors artistiques du Kremlin…

C’est évidemment le parallélisme fondateur qu’il importe de détailler : Malevitch voit une unité fondamentale entre les mouvements qui transforment l’art et la vie sociale. Chacun cherche des formes de vie nouvelles. Ce qui importe, c’est la valeur absolue de l’innovation. L’ancien doit obligatoirement céder sa place au nouveau. Ressemblance dans les perspectives, par conséquent – ce qui explique les mêmes mots ou les mêmes phrases des deux côtés – mais autonomie des domaines : telle est sa ligne directrice.

Mais cet « affirmateur de l’art nouveau », si prompt à condamner telle ou telle institution (l’académie, le figuratif...) et à vouloir maintenir l’autonomie de l’art, impose rapidement des formules qui débordent ce parallélisme. L’art doit investir les autres formes de vie. L’art suprématiste veut avoir une dimension totale. C’est justement dans cette requête d’un débordement que se trouve la source du conflit qui le fera plier. Car le pouvoir, de son côté, s’il se veut aussi autonome, se sait légitime à s’investir aussi dans toutes les ressources de l’existence. On ne dira pas « rivalité », puisque les deux autorités ont des poids différents.

Il n’en reste pas moins vrai, raconte Todorov, que le désenchantement est rapidement à l’ordre du jour. L’hostilité réciproque gagne. Les critiques internes au milieu de l’art pleuvent aussi. Le peintre est attaqué aussi bien par ceux qui lui reprochent de pratiquer un art trop moderne que par ceux qui jugent qu’il ne met pas assez son art au service de la société. On sait que ces reproches peuvent se multiplier à l’infini, quelle que soit la réalité. Mais, pour un temps, Malevitch est encore protégé et son art « contemporain » – l’expression est utilisée par Todorov pour traduire certains écrits du peintre – demeure, pour un temps, une valeur de référence pour les protecteurs (Anatoli Lounatcharski). Néanmoins, l’évasion et l’enfermement viendront rapidement, alors que les travaux du peintre se répandent dans le monde (notamment par Bauhaus interposé).

De toutes ces considérations – ici trop rapidement décrites dans leur objectif et leurs limites (encore une fois, on ne parle que des écrivains et artistes les plus connus) – on tirera moins une histoire précise des existences brisées par le pouvoir soviétique qu’une réflexion sur la manière dont Todorov pense les rapports entre les artistes et le pouvoir, dans des conditions données, et sur fond de notre actualité. On y trouve aussi une réflexion sur ce qui survit d’un travail patient de créateur malgré les avanies du pouvoir. La thèse prime sur la relation des existences, mais c’est l’objectif d’un tel essai, du reste conduit à partir d’une documentation assez abondante et diversifiée.

 



rédacteur : Christian RUBY
Titre du livre : Le triomphe de l'artiste
Auteur : Tzvetan Todorov
Éditeur : Flammarion
Date de publication : 30/11/99
N° ISBN : 978-2081404731