Les trompettes de la guerre
[lundi 12 juin 2017 - 09:00]
Littérature
Couverture ouvrage
Complainte de la paix
Éditeur : Gallimard
112 pages
Un opuscule à lire en ces temps de tensions mondiales pour créer un argumentaire nécessaire à la paix.

On ne peut qu’espérer voir le lecteur se précipiter sur cet ouvrage, compte tenu des problèmes devant lesquels nous place notre époque. Non pas que nous cherchions à évoquer une quelconque continuité dans l’histoire qui nous conduirait à parler de la guerre, comme d’une essence qui insisterait à toute époque. La perspective ouverte par cette lecture est plus subtile, parce que l’ouvrage, qui n’est pas sans présupposés métaphysiques et religieux, a tout de même l’avantage d’ordonner des arguments contre la guerre dont nos contemporains pourraient avoir besoin afin de discuter de cette question en public ou en privé.

En l’occurrence, s’agissant de l’auteur, Érasme, nous voici propulsés dans le milieu des humanistes du xvie siècle. D’ailleurs, en lisant cet ouvrage de près, on retrouve constamment les vocables et les tournures conceptuelles de ce milieu (de Pic de la Mirandole à du Bellay, en particulier). Pour en terminer avec Érasme, son Éloge de la folie est bien connu, comme son Traité de la puérilité civile. Ce qui n’est encore pas grand-chose de la quantité d’écrits rédigés par cet auteur.

Attachons-nous ici simplement à restaurer très brièvement la logique d’un raisonnement proposé, en 1516, au Prince (certainement à tous les princes, mais aussi à Philippe, évêque d’Utrecht, fils naturel de Philippe Le Bon, demi-frères de Charles le Téméraire, etc.). Cette logique, pour ceux qui voudraient prolonger leur lecture, sert de référence aux ouvrages sur la paix rédigés jusqu’au xviiie siècle. Sans doute, par la suite, la teneur de la guerre change-t-elle un peu.

 

Complainte

Le texte est rédigé sous forme de complainte, c’est-à-dire d’abord comme une plainte, mais surtout comme une pièce poétique. En elle, la paix prend la parole, sujet du discours, à la manière d’une prosopopée. L’écrivain y fait donc parler la paix. Elle ne se contente pas de se plaindre, elle explicite les raisons pour lesquelles les humains préfèrent la guerre à la paix. Elle ironise sur les « avantages » qu’elle offrirait si on lui faisait confiance, mais qui ne sont pas reconnus. Elle cherche à comprendre pourquoi les humains cèdent au débordement des « pires malheurs », et aiment cela. Elle exprime sa compassion pour des êtres qui ne sont pas capables de discerner les voies par lesquelles ils pourraient vivre en bonne intelligence.

 

Les deux gouvernements

Dans son discours, la paix joue donc d’une opposition malheurs/bonheurs qui est une constante de la littérature de l’époque, mais surtout de la peinture à fresque. Songeons à l’allégorie des effets du bon et du mauvais gouvernement, peinte par Ambrogio Lorenzetti (1338-1339) dans le Palazzo Pubblico de Sienne (Italie). Le propos de la paix se construit de la même manière, à partir des mêmes oppositions. D’un côté, la tyrannie qui s’est soumise la justice, la guerre, le vol, le dol, les vices, le pillage et la ruine ; de l’autre, la justice qui se soumet à la tyrannie, la concorde équipée d’un rabot pour aplanir les disputes, le bien commun et les vertus théologales (foi, espérance et charité). Laissons la religion de côté, elle traverse aussi entièrement la Complainte d’Érasme. Homme de son temps, il demeure croyant, néanmoins pas tout à fait aveugle à l’intérêt de l’approche protestante, puisqu’il refusera toujours de condamner Luther.

Nul besoin de chercher de fausses causes

Le raisonnement procède d’une idée simple, mais qui résonne encore à nos oreilles. Il convient de cesser d’invoquer telle ou telle cause surnaturelle pour justifier la guerre. Les humains sont seuls responsables de ces difficultés et des difficultés qu’ils se créent. La paix ne cesse de le répéter : « Seuls les hommes… » Ils devraient être enclins à l’union, mais ils demeurent sourds à toutes les voix de la raison. L’entente ne leur dit rien, elle ne les attache pas les uns aux autres. Et même, ils ne sont pas sensibles à l’expérience. La triste vie qu’ils mènent dans la guerre est sans influence sur leur choix : ils persévèrent à se battre.

Comment comprendre cette attitude ? Car la nature a tout de même donné à l’humain la raison, il est même le seul être qui soit capable de concevoir la paix contre la guerre.

Si l’on regarde l’univers, les sphères célestes, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas plus incluses dans le débat que le divin. L’univers présente depuis toujours une harmonie inébranlable. Ce n’est pas lui la source de la guerre. Et Érasme joue comme Shakespeare de cette figure en soulignant que dans cet univers les forces peuvent être en lutte les unes contre les autres – il faut tenir compte des découvertes physiques en cours –, le tout se maintient pourtant dans un équilibre constant.

Si l’on regarde maintenant les animaux, on s’aperçoit que, dépourvus de réflexion, ils vivent en bonne intelligence, « comme il convient à des citoyens paisibles ». Ils se groupent en espèces, vivent en troupeaux, paissent l’herbe en commun ou volent en compagnies. La liste des animaux cités donne aussi une idée du savoir de l’époque. Mais peu importe cette liste, la leçon à tirer est celle-ci : partout règne l’amitié. Les lions ne combattent jamais entre eux. Au pire, rappelle la paix, même dans une œuvre de destruction, les animaux s’entendent et se protègent par espèce.

Si l’on regarde enfin la nature, on ne peut que conclure qu’elle enseigne la paix et la concorde.

 

L’humain

Au cœur de ce monde, l’humain, différent en cela des autres êtres, jouit d’avantages extrêmes. Il jouit du don de la parole, il jouit de la faculté de raisonner, il est susceptible de vertus et dispose de connaissances, voire de la capacité à en élaborer. Les individus, pris un à un, ont un caractère tendre, et sont plutôt portés à jouir du charme de se faire aimer.

Pourquoi deviennent-ils donc des bêtes féroces ? La paix le répète, cela ne résulte ni de Dieu, ni du monde, ni de la nature. Cette dernière encore une fois porterait plutôt l’humain à exercer sa sensibilité à l’égard d’autrui, à abandonner et à oublier les offenses qui peuvent l’atteindre, etc. En somme, elle leur donne les moyens de s’entendre, de se lier les uns aux autres, de se rendre des services réciproques.

Alors ? Eh bien, restent les mœurs, les puissances, les propriétés et les intérêts ! La paix sait de quoi elle parle. De la manière dont les humains perturbent les rapports entre eux, lesquels devraient être pacifiques. Mais chez eux, en fin de compte, on ne trouve que mensonge et fausseté dès lors qu’ils se comparent ou qu’ils se jalousent. Alors, ils divisent tout. Ils ont pour maîtresse la discorde et la corruption. Ils sont donc eux-mêmes et seuls la cause de la guerre.

 

Qui convaincre ?

Et la paix de se demander pour finir qui convaincre de la nécessité d’agir pour sa réalisation, pour la restaurer sans doute, et pour l’entretenir surtout.

Faut-il se tourner vers les politiques ? Sans doute pas. Ils sont célèbres, mais ne sont pas instruits. Faut-il se tourner vers les savants ? Sans doute pas non plus. Apparemment, ils cultivent la paix, mais en parole, car dans leurs mœurs, ils sont cruels et déraisonnables. Dans le champ intellectuel règne la guerre et elle est entretenue dès lors que les savants passent de l’étude de faux objets à l’outrage à l’égard de l’autre, de celui-ci à la violence verbale, et de cette dernière à l’indécence par laquelle on s’attaque aux réputations de son adversaire plus qu’à ses idées.

Que reste-t-il ? La religion. Pas vraiment non plus. On s’y querelle, on se massacre, on se hait. Les congrégations s’opposent entre elles, les influences déclassent les prétendants, les luttes intestines pour le pouvoir ne cessent pas. À quoi tout cela est-il du ? Au fait que les Églises ont commencé à posséder des terres et à revendiquer des titres de propriété. Et ne croyons pas qu’une retraite dans un monastère pourrait aider à guider vers la paix. Les monastères sont des lieux aussi infestés de haine qu’ailleurs.

Au mieux, il « me » reste (c’est la paix qui parle) le cœur de l’homme. Et encore. Ce cœur est pris entre passions et raison et par conséquent n’est plus disponible pour la paix.

Seule solution : en s’adressant au prince, espérer que ce dernier saura gouverner en établissant une paix solide grâce à la purification de la source même du mal : les mœurs dissolues et les désordres sociaux et politiques. Pour qu’une cité sorte de la souffrance imposée par la guerre, il faut que le gouvernement acquière la sagesse et que la cité soit composée d’hommes libres.

C’est maintenant un ouvrage de philosophie politique qu’il faut rédiger : apprendre à mettre l’intérêt public avant l’intérêt privé ; apprendre à conduire la guerre, dès lors qu’elle est imposée par d’autres, en faisant retomber ses maux sur celui qui la déclenche ; empêcher les souverains et les armées de s’établir sur d’autres territoires ; apprendre à fixer des frontières qui ne relèvent pas d’un principe généalogique ; apprendre à rendre libres les citoyens en supprimant l’esclavage ; bref, apprendre à supprimer les causes de la guerre dès qu’elles se manifestent.

La paix a ainsi énoncé l’essentiel. Elle peut croire avoir donné à chacun des raisons d’être appelée au gouvernement, et de ne plus subir d’outrages. Elle peut envisager d’établir de bonnes mœurs et de restaurer la discipline publique.

 



rédacteur : Christian RUBY
Illustration : D.R.
Titre du livre : Complainte de la paix
Auteur : Érasme
Éditeur : Gallimard
Nom du traducteur : Jean-Claude Margolin
Collection : Folio Sagesses
Date de publication : 06/04/17
N° ISBN : 978-2072716645