Cannes 2017 - "120 battements par minute" de Robin Campillo
[mercredi 23 août 2017 - 01:00]

Un film musical

120 battements par minute, c'est le tempo de la musique house qui, au gré de scènes de club ponctuelles et du sound design du compositeur electro Arnaud Rebotini, compose la texture sonore du film de Robin Campillo. On tient là, d’ailleurs, une des rares œuvres cinématographiques ayant su restituer l'ambivalence émotionnelle de cette musique à la fois hédoniste et mélancolique, tout en en faisant le principe fondateur d'une pulsation en forme de basse continue accompagnant le parcours dramatique de ses personnages. Située au début des années 90 et centrée sur le militantisme spectaculaire de l’association de lutte contre le sida Act Up, l'action du film baigne donc dans l'atmosphère nocturne et élégiaque de ce courant musical et culturel (alors émergeant), et permet de saisir les significations existentielles informulées dont il pouvait être le vecteur, tout particulièrement pour des individus marginalisé(e)s par leur orientation sexuelle et en lutte permanente contre une maladie incurable. La manifestation de cette sensibilité musico-visuelle, qui témoigne d'un accord profond avec un sujet traité dans ses multiples dimensions, ne constitue pas le moindre mérite de ce film particulièrement poignant et abouti.

Ce qui en ressort au premier chef – et les scènes de club sus-mentionnées y participent activement (notamment celle où les danseurs, réduits à des silhouettes lumineuses, évanescentes dans l’obscurité, ressemblent à des fantômes ou des feux follets) –, c'est l'équilibre stylistique trouvé par le film, entre un naturalisme « brut de décoffrage » très empathique (caméra portée, montage court, images semblant captées en direct, dans l'énergie du moment), et une recherche plastique plus abstraite, impliquant la composition en surface des plans, des jeux de focales, de lumières, sur les vitesses de l'image, etc. Plus rares dans le film, ces moments de pure poésie visuelle n'entrent jamais en contradiction avec l'approche naturaliste d'ensemble. Au contraire, c'est comme si les deux tendances se complétaient, chacune se nourrissant de l'autre (les moments tendant vers l'abstraction bénéficiant de l'énergie et du rythme des moments naturalistes, eux-mêmes chargés de poésie et de mystère par les premiers). L’effet produit par cette symbiose est parfois superbe, et si le film émeut à ce point, c'est d'abord à cause de cela.

Mais c'est aussi, évidemment, en raison de la force de son matériau historique et de sa construction dramatique. Même s’il comporte de nombreux flash-backs et montages alternés, 120 Battements… se compose essentiellement de deux « mouvements » narratifs principaux, distincts mais parfaitement arrimés l'un à l'autre.

 

Un brûlot politique en mode majeur

Il y a d’abord le mouvement « positif » : celui de l’association Act Up-Paris, fondée au moment culminant de l’épidémie de sida pour dénoncer la passivité des pouvoirs publics, la corruption morale des laboratoires pharmaceutiques (un peu caricaturalement figurée dans le film par un personnage de boss antipathique en jean-veston) et le silence général entourant la maladie. À travers Act Up, ce qui est en train de s’inventer en France (sur un modèle importé des États-Unis), c’est quasiment une nouvelle forme d’activisme politique, fondée sur des opérations offensives, à l’impact visuel-médiatique marquant – le faux sang, notamment, y coule à flots, avec des effets graphiques dignes d’un giallo. Cette dimension-là prédomine dans la première moitié du film, qui accompagne le groupe au cœur de ses actions coup-de-poing tout en témoignant de ses tiraillements internes.

À cet égard, le « mode d’emploi » est fourni dès les premières séquences. Placé au même niveau que Nathan (Arnaud Valois) et quelques autres nouveaux venus dans l’association, le spectateur prend connaissance des codes de communication qui régleront les débats houleux au cours des réunions de l’association. La restitution de l’énergie singulière de ces débats, reflets des contradictions entre les membres d’Act Up sur des problèmes cruciaux (par exemple, comment réclamer un châtiment pénal contre les responsables de l’affaire du sang contaminé si l’on est par ailleurs politiquement opposé au principe de l’incarcération ?), est d’ailleurs un autre aspect sur lequel le film insiste beaucoup.

Dans cet amphi qui en constitue le décor principal, et qui sert de théâtre à la structuration d’une véritable communauté politique, l’architecture verticale commande la dynamique des échanges, entre des « Girondins » placés en bas à proximité de l’estrade, et des « Montagnards » intervenant de façon souvent avec fracas depuis leur position en haut de l’édifice. Les codes instaurés pour permettre aux participants de manifester leurs réactions sans recouvrir la parole de l’orateur (claquements de doigts répétés pour marquer l’approbation, susurrement continu pour exprimer la désapprobation) donnent à l’assemblée une incarnation sonore très organique. En fermant les yeux, on pourrait imaginer une sorte de grand serpent à sonnette : les claquements de doigt en figureraient le frottement d'écailles caractéristique, tandis que le susurrement de désapprobation en figurerait le sifflement. Or, au niveau métaphorique, les opérations coup-de-poing d’Act Up peuvent tout à fait entretenir la comparaison avec la soudaineté et la précision de la détente de cet animal – à la différence bien sûr que ces actions ont pour but d’enrayer le poison, et non de l’inoculer. Cette métaphore organique participe en tout cas puissamment à la compréhension de la dynamique particulière qui a porté Act Up dans son contexte historique.

Sans rien renier de cette singularité, 120 Battements… est aussi, par sa maîtrise du rythme et de la scénographie, un beau film sur ce sujet universel : l’énergie d’un groupe. Nous faire sentir ce phénomène impalpable, comportant ses propres instants d’épiphanie (comme cette séquence au ralenti où Nathan observe ses camarades au cœur d’une Gay Pride et semble soudain prendre la pleine mesure de leur action collective), c’est ce à quoi la mise en scène et le montage de Campillo travaillent avec le plus d’insistance au cœur de ce premier « mouvement ».

 

Un Requiem en mode mineur

Mais il y a un second grand mouvement, davantage en « négatif », qui prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure que le film avance. Il s’agit de l’histoire du couple formé par Nathan et Sean, un des membres les plus radicaux d’Act Up (incarné de façon irradiante par l’acteur Nahuel Pérez Biscayart), séropositif dont l’état de santé se dégrade rapidement. En privilégiant la relation entre ces deux personnages, le film devient de plus en plus nocturne, se transformant peu à peu en un mélodrame mature et funèbre. L’épreuve de l’accompagnement de l’être aimé vers l’abîme est l’occasion pour Nathan de trouver une forme de rédemption (quelques années plus tôt, il avait abandonné un amant contaminé), en s’efforçant de conjurer l’effroi suscité par la mort au travail, telle qu’elle s’incarne dans le corps de Sean. C’est qu’on se trouve là au cœur de l’autre grand sujet pris en charge par le film : autant que de l’énergie d’un groupe, 120 Battements… parle aussi de l’évolution d’un corps.

Cela commence avec l’éclat juvénile d'un personnage peu marqué physiquement par la maladie, et dont le corps est avant tout un instrument de lutte politique dans les scénographies frappantes inventées par l’association - au cœur desquelles son bagout, son humour et sa radicalité font merveille. Deux heures de film plus tard, au terme d’une lente agonie et d’un amaigrissement spectaculaire, le parcours s’achève avec l’aspect terne, vieilli et rabougri de la dépouille de Sean sur son lit de mort. On soulignera la justesse avec laquelle le film de Campillo rend compte de la défiguration entraînée par la rigidité cadavérique, rarement éprouvée de façon aussi concrète au cinéma. C’est en effet une grande préoccupation du film, comme cela l’était pour l’association Act Up elle-même, que de témoigner avec franchise de ce que le virus du sida fait aux corps, concrètement, sans détour ni enjolivement romanesque.

« Ce qui arrive au(x) corps » est ici un enjeu de première importance, car c’est celui où les deux « mouvements » principaux du film (la lutte collective et le drame individuel) se rejoignent. Ce n’est donc pas un hasard si l’on voit resurgir dans la scène finale les membres principaux de l’association, pour une veillée funèbre dans laquelle les « réflexes d’AG » ne tardent pas à reprendre le dessus (on vote pour savoir quoi faire des cendres du défunt), non sans que les personnages en manifestent eux-mêmes la conscience amusée.

 

Humour, urgence, énergie

Cela nous permet également de souligner que le film de Campillo est parsemé de fréquentes touches de cet humour noir et absurde, petits éclats qui, tout en prenant souvent le spectateur au dépourvu (les plaisanteries fusent volontiers sur des thèmes graves), saisissent par leur justesse de ton et la richesse de ce qu’ils révèlent sur les personnages. Certains aspects de leur engagement politique et de leur rapport à la maladie nous sont ainsi communiqués, qui ne pourraient être exprimées autrement. Ce n’est pas la moindre finesse d’écriture de ce film qui donne l’impression d’évoluer en permanence sur la corde raide, menaçant parfois de « déraper » dans le mauvais goût (le soliloque grandiloquent de Sean sur la nouvelle perception du monde que lui confère la maladie) mais retombant toujours sur ses pieds (le personnage admet aussitôt après qu’il était en train de déconner).

À la fois mélodrame poignant et ode galvanisante au militantisme collectif (dont il n’évacue pas pour autant certaines zones d’ombre), 120 Battements… véhicule un véritable sentiment d’urgence et de nécessité en prenant comme matériau un épisode historique que l’on pourrait supposer (à tort) appartenant à une époque révolue. Cet épisode, la mise en scène de Campillo est donc loin de le « reconstituer » de façon patrimoniale ; au contraire, elle en restitue l’énergie vive et en extrait les structures universelles de compréhension du monde : qu’est-ce que cela veut dire, appartenir à un groupe ? se définir comme un sujet (et un corps) politique ? se confronter à la finitude des autres et à la nôtre propre ? etc. Autant de questions qui ne sont évidemment ni d’un seul temps ni d’un seul lieu, mais dont il n'est pas si fréquent qu’elles coexistent avec autant de puissance et d’harmonie dans un film de cinéma..



rédacteur : Antoine GAUDIN, Critique à Nonfiction.fr
Illustration : filmosaure.com