Montrer et dire la misère aux Bosquets, Montfermeil
[mardi 21 février 2017 - 19:00]
Société
Couverture ouvrage
93370. Les Bosquets, un ghetto français
Éditeur : MeltingBook
Plus qu'un « ghetto » ou une « banlieue », la cité des Bosquets, à Montfermeil, est un lieu de misère et de vie.

Donner à voir la cité des Bosquets dans son jour et son obscurité est est une performance collective. JR, photographe mondialement reconnu, a commencé aux Bosquets en photographiant Ladj Ly, caméra au poing, en 2004. Ladj Ly, sélectionnée pour la première fois à Clermont-Ferrand avec Les Misérables, propose une fiction de quinze minutes sur le baptême du feu du jeune Pento qui vient d’intégrer la brigade anti-criminalité de la Seine-Saint-Denis. Jean-Riad Kechaou vient de publier 93370 : Les Bosquets, un ghetto français.

Chacun de ces hommes, avec son style, porte un désir commun : celui de montrer et dire la misère, c’est-à-dire la sortir du ghetto. Le projet ne date pas d’aujourd’hui, et si les faits récents semblent répéter ce qui s’est passé à Montfermeil à ce moment-là, il n’en demeure pas moins que chaque ville porte sa propre histoire, sa singularité. Comment trouver une réponse à cette exclusion, négatif nécessaire des stratégies d’évitement mises en œuvres dans tant d’autres villes qui se protègent des gens pudiquement qualifiés « de banlieue », pour ne pas dire qu’il s’agit des pauvres ? Ces dernier jour, « l’affaire Théo », comme la qualifie tout aussi pudiquement la presse, donne à voir bien plus qu’une bavure policière : en nous interrogeant sur les raisons qui l’on rendue possible, au-delà d’une pathologie de quelques individus, elle dévoile la démesure de l’inhumain qui organise en réalité toute l’exclusion des « quartiers ».

 

Misère de la pensée

Il y a, sur la question de la « ghettoïsation » de certaines cités, une lenteur administrative et politique que les visites électoralistes ne suffisent pas à guérir. Mais il y a aussi tout un vocabulaire admis comme évident, qui élude une pensée réelle. La « banlieue », le « ghetto » : autant de mots qui sont des « fonctionnaires » du vide, au même titre que l’emploi du terme de « justice », usé par son emploi récurrent quand plus rien ne va. La « jeunesse des banlieues » est aussi une de ces formules-valises qui semblent tout ignorer de la singularité de chacun, des diversités sociales dont le seul point commun est la misère en partage. Elle n’est que trop peu nommée, cette misère à laquelle Victor Hugo sut consacrer sa plume, comme le rappelle, par ses références en tête de chaque chapitre, Jean Ryad Kechaou. Par le choix de son titre, ce dernier signe aussi son refus de la généralisation, de ce raccourci bien utile à la pensée paresseuse. 93370 congédie le vide et le danger de certaines désignations telles que le célèbre (et inconnu) « 9-3 », qui fait oublier qu’une ville est un ensemble de liens qui se tissent entre les hommes. On n’habite pas le « 9-3 » : on est d’ici et maintenant, dans un échange qui crée la société. Pas évident de tenir un discours sur la « banlieue » – en réalité sur les banlieues pauvres et marginalisées, puisque ce terme ne désigne que rarement d’autres villes à la périphérie de Paris comme Le Vésinet ou Saint-Germain-en-Laye.

Jean-Riad Kechaou est professeur d’histoire au collège. Il cherche à comprendre ce que d’aucuns nomment « ghetto », d’autres « banlieue », dans un amalgame bien éloigné de leur sens originel. Cette confusion n’est-elle pas une raison supplémentaire pour expliquer les actions violentes, dans ces hors-lieux de la reconnaissance d’un soi ? Ainsi en va-t-il du mot banlieue, étymologiquement issu du « ban », qui donnera aussi « banal », c’est-à-dire commun. Le ban était ce lieu en marge, où les habitants du bourg partageaient le four de cuisson du pain. Le ban, à l’écart des inégalités du centre économique du village, était le lieu de ressources indispensables, possédées et utilisées en commun.

Associant Victor Hugo, l’histoire et des enquêtes de terrain, Jean-Riad Kechaou a pris la question de l’analyse du processus de ghettoïsation à bras le corps. Son lieu d’étude : la cité des Bosquets à Montfermeil. « Montfermeil qui avait été choisie un peu par hasard par Victor Hugo comme le cadre de son roman Les Misérables traîne finalement depuis le XIXème siècle cette réputation de banlieue sordide. » En 1851 Victor Hugo écrit également un discours qu’il ne prononcera pas : Les caves de Lille. On peut déjà y lire un écho de ce qui se passe aujourd’hui :

« Je vous dénonce la misère, qui est le fléau d’une classe et le péril de toutes ! Je vous dénonce la misère qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu, qui est la ruine de la société, la misère qui a fait les jacqueries [...] Je vous dénonce la misère, cette longue agonie du pauvre qui se termine par la mort du riche ! Législateurs, la misère est la plus implacable ennemie des lois ! »

Cependant, au même titre que la banlieue signifiait originellement le contraire de ce à quoi on la réduit aujourd’hui, le terme de ghetto n’a pas toujours signifié ce lieu sans autre loi que celle de la force. En 1516, le Sénat de Venise ordonna que tous les Juifs soient rassemblés dans le ghetto nuovo, une fonderie abandonnée sur un îlot isolé, entourée de deux hauts murs dont les fenêtres et les portes extérieures étaient obstruées. Ces mesures étaient conçues comme une alternative à l’expulsion, de sorte à permettre à la Cité-État de récolter les bénéfices économiques apportés par la présence des juifs (dont les loyers, les taxes spéciales et les prélèvements forcés), tout en protégeant ses habitants chrétiens de contacts « contaminants » avec des corps perçus comme sales, impurs et dangereusement sensuels, porteurs de syphilis et vecteurs d’hérésie, outre la souillure du lucre par l’usure que l’Église catholique assimilait alors à la prostitution1.

On voit donc l’ampleur idéologique de la question, et surtout l’impossible assimilation de la banlieue et du ghetto. La banlieue est lieu de partage et d’échange volontairement investi, alors que ceux qui vivent le ghetto le subissent. Lui tient à l’écart une communauté, à la manière des léproseries analysées par Michel Foucault dans Surveiller et Punir : il est un principe de séparation, et un refus de reconnaître l’individu. Sa signification déborde le cadre fixé par un terme proche, celui d’apartheid, qui renvoie à un imaginaire sud-africain n’ayant rien à voir avec la situation française, tout en permettant de souligner la forte dimension « raciale » (au sens socio-culturel et américain du terme) des exclusions territoriales contemporaines.

 

Reconnaissance du sujet « banlieusard »

Le livre de Jean-Riad Kechaou présente un certain nombre de photos qui donne ainsi de la chair aux différents interlocuteurs de Montfermeil, les faisant sortir pour certains de l’anonymat dans le but de former le regard du public à une autre vision. La force du ghetto est dans cette absence de communication, de passerelle, dans la disparition de toute singularité ; ces singularités qui ne peuvent alors être reconquises que dans la révolte. Aussi au moment des émeutes de 2005, Ladj Ly, habitant de la cité des Bosquets à Clichy-Montfermeil, décide de filmer de l’intérieur de l’insurrection. Cela donnera 365 jours à Clichy Montfermeil.

 

(365 jours à Clichy Montfermeil - 1/3 : octobre 2007. Un documentaire de Ladj Ly signé Kourtrajmé.)

 

Jean-Riad Kechaou raconte aussi. Film, photos ou récit narratif ont ceci de commun : donner l’existence et la reconnaissance à une parole étouffée.

 

A qui la faute ?

L’architecture est souvent invoquée. Jean-Riad Kechaou rappelle que les Bosquets sont le fruit du travail de Bernard Zehrfuss qui n’en était pas à son coup d’essai : il fut en effet à l’origine des deux gigantesques barres du Haut-du-Lièvre à Nancy, dont les travaux ont débuté en 1959, et mesurant respectivement 300 et 400 mètres de long. S’inspirant du rationalisme américain et de sa modernité, le rival du Corbusier, architecte entre autres du Centre des Nouvelles Industries et Technologies (CNIT) de la Défense et du palais de l’UNESCO à Paris, sera vivement critiqué pour cette utilisation intensive du béton pour des bâtiments sans charme se dégradant beaucoup trop rapidement. Il reconnaîtra d’une manière laconique, en 1980, qu’« à l’époque, on cherchait surtout à réduire les coûts ». Le béton est rigide, ses structures ne sont pas modifiables. Privé de mouvement, comment pourrait-il introduire de la souplesse dans les rapports humains ? Symbole du mur par métonymie, il contribue à enfermer.

La fuite des classes moyennes a aussi été soulignée, ainsi que la responsabilité politique. Pierre Bernard, proche de la droite villiériste, est élu comme maire de Montfermeil en 1983, succédant à une Union de la gauche désunie. Il est célèbre pour ses opérations médiatiques. Rappelons-en une pour exemple : en 1988, il défraie la chronique en interdisant l’inscription d’enfants à l’école maternelle et à la cantine, au motif que leurs parents étaient en situation irrégulière, ou tout simplement parce que le nombre d’étrangers présents sur la commune était jugé trop élevé. En 2002, il passe le relais à Xavier Lemoine, adhérant UMP depuis 2005, toujours en fonction à ce jour. À lire le récit de sont interview, il a mis en œuvre la décision d’abattre les tours, ce qui sera achevé en 2020.

Le problème est moins dans la division droite-gauche des partis, que dans la démagogie dont fait tout aussi bien preuve un Bernard Tapie venant, à la manière d’un Jean Valjean, délivrer Cosette des griffes des Thénardier… Amad s’en souvient. « Voir un match au stade vélodrome, tout le monde en rêvait au quartier comme partout ailleurs. J’avais 13 ans. C’était l’époque de Basile Boli, Abédi Pelé et Didier Deschamps. La grande époque de Marseille. Et le rêve nous est tombé dessus. Sans s’y attendre. Un rêve rendu possible par Bernard Tapie. Il nous a offert à moi et autres petits du club deux jours de bonheur à Marseille entre la plage et le vélodrome. (...) Le clou du spectacle : le match Valencienne OM dans les tribunes… ».

 

De l’assimilation au ghetto, du ghetto à l’individu

Jean-Riad Kechaou pointe par son récit des esquisses de solutions. Le ghetto peut se dissoudre à partir du moment où on sort de l’assimilation des individus à un groupe. Les artistes, historiens, romanciers ont ici toute leur responsabilité. Même si la notion d’individu soulève des difficultés et donne lieu à une critique de la société dite de consommation, l’individu ne trouve du sens à sa vie que s’il existe comme être désirant. A Montfermeil, ce désir passe par le développement d’activités sportives ou autres. Peu importe d’ailleurs. Comme le montrent les photos dans ce livre, ce qui porte l’existence, c’est le désir d’accomplir son être. L’exclusion, comme l’assimilation, tuent le désir en construisant un modèle d’appartenance interchangeable.

Le ghetto est le nom de la misère ; il porte cependant les conditions de sa disparition. Après l’insurrection, la résurrection, écrivait Victor Hugo, cité par Jean Ryad Kechaou. Son livre porte un désir, celui de dire. De la même façon, les hommes et les femmes qui le peuplent déploient eux-aussi leur désir de développer du désir pour sortir du ghetto : Mohamed Mecmache, Françoise Fritz, Manel, Abdelaziz Kaddour, Pierre Wadoux…

 



rédacteur : Maryse EMEL

Notes :
1 - Pour aller plus loin : Wacquant Loïc, « Repenser le ghetto. Du sens commun au concept sociologique », Idées économiques et sociales, 1/2012 (N° 167), p. 14-25. URL : http://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2012-1-page-14.htm DOI : 10.3917/idee.167.0014
Titre du livre : 93370. Les Bosquets, un ghetto français
Auteur : Jean-Riad Kechaou
Éditeur : MeltingBook
Date de publication : 01/01/17