Destin d'un Tahitien d'exception
[lundi 09 janvier 2017 - 10:00]
Politique
Couverture ouvrage
A he’e noa i te tau. Mémoires d’une vie partagée
A travers ses mémoires, John Doom retrace un demi-siècle d’histoire de la Polynésie française, de la perliculture aux essais nucléaires.

Eprouvé depuis de longs mois par la maladie, John Doom a pu publier ses mémoires quelques semaines à peine avant de s’éteindre à Tahiti le 25 décembre 2016. Né d’une série d’interviews radiodiffusées par RFO en 2003, l’autobiographie n’aurait pas pu voir le jour sans les efforts de son préfacier Bruno Barillot, le vieux compagnon de route aujourd’hui à la tête de la délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN). Sa lecture est l’occasion de se pencher sur une personnalité politico-religieuse de premier plan de la Polynésie française, le développement du Territoire depuis plus d’un demi-siècle et la renaissance de l’identité ma’ohi.

 

Les Mémoires d’un demi

Le manuscrit mis en page est le condensé d’un destin et d’un parcours d’exception. La présence de très nombreux responsables associatifs, politiques et religieux polynésiens aux obsèques de John Taroanui Doom au cimetière de Papeari a reflété les chemins enchevêtrés d’une vie et l’attachement que l’homme fit naître à Tahiti et au-delà. Jusqu’à l’heure de son inhumation, Papy Doom se sera montré un homme pas tout à fait comme les autres. Ceux qui sont venus lui rendre un dernier hommage se sont en effet couverts d’un chapeau de paille, son attribut fétiche, comme l’avait souhaité publiquement le ministre de la Culture Heremoana Maamaatuaiahutapu. Ce geste singulier d’affection dépeint l’attachement profond de tout un peuple à un homme que nombre de Polynésiens considéraient comme un « père » (Metua). Il est vrai que toute la vie professionnelle de John Taroanui Doom s’est confondue avec celle de la Polynésie française et mérite à ce titre qu’un plus grand nombre de ses compatriotes de métropole l’appréhende.

Le nom John Taroanui Doom restera gravé dans l’histoire car le président de la Polynésie française, M. Edouard Fritch, a décidé fin décembre de dénommer le prix littéraire qu’il remet chaque année du nom du cher disparu. Un honneur sans précédent pour un fils du pays dont les ancêtres étaient des missionnaires de la London Missionary Society mais aussi des femmes et des hommes originaires de Hollande, d’Allemagne, de Californie, de Pennsylvanie, des Australes, de la presqu’île de Tautira à Tahiti, des Tuamotu et des Gambier. Né d’un tel brassage familial, on comprend que John Doom fut si fier de son métissage, de son identité polynésienne et de « Demi »1, même s’il regrettait parfois le sentiment de supériorité que pouvaient exprimer certains de ces derniers.

 

Le parcours d’un homme engagé

Ses convictions affirmées firent connaître John Doom bien au-delà de l’île de Tubai aux Australes où il naquit en 1936. Homme de lettres, de culture, d’églises, journaliste, élu local ou encore membre actif du Conseil économique, social et culturel (CESC), John Taroanui Doom était une personnalité très connue en Polynésie française mais également dans tout le Pacifique. L’ex-Secrétaire exécutif du conseil œcuménique des Églises (COE) pour le Pacifique de 1989 à 2000 était en effet un homme engagé, d’influence et un militant des plus combattifs.

Son autobiographie rend compte avec modestie de ses combats, sans même vraiment les hiérarchiser comme s’ils avaient été tous d’égale importance. La lecture linéaire de son histoire nous fait revivre en toute simplicité les chapitres les moins connus de sa vie et plus d’un demi-siècle de l’histoire du Fenua2. On y chemine au rythme de ses efforts pour exploiter la nacre aux Tuamotu, les débuts de la perliculture des premières greffes à Apataki à la première ferme perlière de Manihi, le début des émissions radiophoniques en langue tahitienne ou encore la mise sur pied de l’administration communale de Pirae.

De cette vie aux multiples facettes, trois séquences rythment la vie d’engagements de John Doom, en résonnance avec les temps forts de la politique française dans le Pacifique. D’une décennie à l’autre, il fut successivement un ardent opposant aux essais nucléaires en Océanie, un acteur clé de la renaissance culturelle tahitienne, et un dirigeant évangéliste écouté sur la scène régionale et internationale.

 

Le militant anti-nucléaire

Au premier rang des combats de la vie de J. Doom, sa lutte contre les essais nucléaires français dans le Pacifique et les exigences de réparations aux victimes des essais français et américains, en particulier aux îles Marshall, fut la première action qui amplifia sa notoriété au-delà des frontières. Il la mena comme homme d’Eglise puis comme un responsable associatif.

Ayant assisté en 1966 au premier tir à Mururoa comme journaliste à l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), John Doom fut un combattant inlassable de la cause anti-nucléaire au sein de l’Eglise protestante puis au travers de l’Association Polynésienne des victimes des essais nucléaires (Moruroa e Tatou) qu’il co-fonda en 2001 avec le syndicaliste Roland Oldham et le militant pacifiste hexagonale Bruno Barillot.

Une lutte qui ne fut pas toujours des plus pacifiques, comme le rappellent les quelques lignes consacrées à l’assassinat de l’ex-officier de marine et directeur de l’Air Liquide Pierre d’Anglejean-Chatillon le 27 août 1977. Près de quarante ans après les faits, John Doom exprimait toujours de la mansuétude pour les responsables indépendantistes adeptes de la violence armée du mouvement Te Toto Tupuna (Le sang des ancêtres). Néanmoins, on ne saurait remettre en cause la sincérité du combat dont ses Mémoires retracent les plus grandes étapes et dépeignent les relais locaux, dans le Pacifique et dans l’hexagone. Au fil des pages, on y croise nombre de dirigeants écologistes fondateurs du mouvement associatif polynésien (Ia ora te natura), les leaders de la seule ONG de Polynésie française (Hiti Tau) membre du consortium des ONG océaniennes (PIANGO) et quelques élus de métropole (ex. Marie-Hélène Aubert, Marie-Claude Beaudeau, Michèle Rivasi, Dominique Voynet) dont certains sont encartés au Parti socialiste (Charles Josselin) ou au Parti communiste (Hélène Luc). Toutefois, John Doom ne s’explique guère sur ses liens avec les partis de gauche, son compagnonnage d’origine avec le président Gaston Flosse et l’écologie politique.

Plus généralement, l’homme devenu diacre en 1962 se montre peu disert sur les divergences que fit naître son combat anti-nucléaire avec les instances protestantes de France et au sein même des Eglises polynésiennes3. Il se montre tout aussi taiseux sur ses liens avec les mouvements indépendantistes.

S’il n’a pas masqué sa sympathie pour les causes kanak, Ni-Vanuatu, des insurgés de Bougainville et des indépendantistes de Papouasie Occidentale, J. Doom ne dit presque rien sur ses liens avec la mouvance indépendantiste polynésienne. Pourtant, en 2011, il n’avait pas hésité à répondre à l’appel d’Oscar Temaru en faveur de la réinscription de Mä’ohi Nui, la Polynésie française, sur la liste des territoires non autonomes de l’Organisation des Nations Unies.

 

Un protecteur de la langue ma’ohi

Le combat politique de John Taroanui Doom fut dans la dernière partie de sa vie d’ordre culturel et linguistique. Il demeure connu pour son engagement pour la défense des langues polynésiennes. L’une de ses dernières actions fut d’ailleurs de réunir les académies de la région pour rechercher des termes d’usage commun répondant aux évolutions technologiques et langagières. Fondateur avec Maco Tevane (1937 – 2013) de l’Académie Tahitienne en août 1972, il en était devenu en 2012 le président et ainsi le moteur de nombreux projets du Fare Vana’a notamment au travers de la publication de dictionnaires et de lexiques de références.

Son expérience d’homme d’Eglise fut particulièrement enrichissante pour l’Académie car l’importance de la réflexion biblique chez les protestants (tuaro’i) joue un rôle clé dans la fixation écrite de la langue ma’ohi depuis le début du XIXème siècle.

 

Un homme d’Eglise

La religion est le dernier et premier des fils rouges de la vie de John Taroanui Doom. Ses dix-huit années en tant que Secrétaire général de l’Eglise évangélique de Polynésie française puis ses responsabilités centrales au Conseil œcuménique des Eglises ou encore au sein de la Conférence des Eglises du Pacifique (PCC) depuis son assemblée constituante en mai 1966 à Lifou aux îles Loyautés en Nouvelle-Calédonie ont fait de J. Doom l’un des Français les plus connus du Pacifique mais aussi l’un des hommes les plus influents de la région océanienne, de la Papouasie Nouvelle-Guinée aux Samoa. Son aura s’étendit au-delà du monde protestant comme en a témoigné le témoignage diocésain de l’Eglise catholique à la veille de ses obsèques, saluant en lui « le promoteur d’un rapprochement des Eglises catholique et protestante qui a permis la reconnaissance réciproque des baptêmes conférés dans les deux Eglises ».

Cette tranche de vie est particulièrement instructive pour tous ceux qui s’intéressent à la construction de l’espace politique régional et à l’absence de séparation des Eglises et du politique en Océanie. On y voit, exemples à l’appui, le rôle de catalyseur du Collège théologique du Pacifique installé à Suva (Fidji), les solidarités particulières entre l’Eglise protestante ma’ohi et celle des îles Cook, les aides au développement conséquentes apportées par l’ONG néerlandaise ICCO (Organisation inter-églises de coopération au développement) et ses interactions avec le Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (CDRPC) de Lyon4 ou encore l’association japonaise Gensukin, qui regroupe les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki.

Toute l’autobiographie nous démontre ô combien le monde politique océanien est imbriqué avec les espaces et les organisations religieuses. Ainsi le parcours de J. Doom nous rappelle que le Secrétaire général de l’Eglise presbytérienne du Vanuatu devint ministre de l’Intérieur à l’heure de l’indépendance5, que le chef de l’Eglise samoane Sir Eti Tofilau Eti Alesana fut à plusieurs reprises premier ministre de son pays (1982–1985, 1988–1998) et que l’épouse de l’un de ses prédécesseurs, Mme Fetaui Mata’afa, présida la Conférence des Eglises du Pacifique du 1971 à 1976.

Parmi les nombreux leaders côtoyés par John Doom, on est frappé par le nombre de femmes exerçant ou ayant exercé les plus hautes responsabilités politico-religieuses ces trente dernières années dans les îles du Pacifique6. En Océanie, contrairement à bien d’autres régions du monde, des femmes exercent aujourd’hui les plus hautes fonctions, telles Hilda Heine la présidente de la République des îles Marshall, la docteure Jiko Luveni, la présidente du parlement fidjien ou encore Dame Merg Taylor, la secrétaire générale papou-néo-guinéenne du Forum des îles du Pacifique. Une réalité qui aurait mérité à elle seule de plus amples développements pour mieux comprendre les particularismes océaniens.

 

Un responsable océanien influent

Le « petit polynésien » comme plaisait à se décrire John Taroannui Doom n’a pas seulement croisé des personnalités du Pacifique. La description de ses rencontres avec Nelson Mandela, Mgr. Desmond Tutu, Uhuru Kenyatta, Sa Sainteté copte Shenouda III montre combien il fut au cœur des combats politiques de son temps. Ses anecdotes sur les manœuvres du KGB au sein du Conseil œcuménique des Eglises et l’emprise des services de renseignement soviétiques sur l’Eglise orthodoxe d’URSS ne sont pas les moins intéressantes. Quant à sa soirée d’un nouvel an orthodoxe passé avec Bob Marley en janvier 1978 à la Jamaïque en étonnera plus d’un.

L’autobiographie de John Taroannui s’avère instructive pour tous ceux qui s’intéressent au Pacifique, à la Polynésie française et à la France en Océanie. Elle est écrite avec pudeur, avec révérence vis-à-vis de ses guides7, distanciée des arcanes politiciennes locales et exprimée avec un ton modéré, y compris vis-à-vis des hommes politiques et d’Eglise8 qui ne partagent pas les valeurs et les engagements de l’auteur. Elle est celle d’un homme qui a consacré sa vie à défendre les Polynésiens et son pays et mérite, à ce titre, une lecture attentive.

 



rédacteur : François DANGLIN

Notes :
1 - En Polynésie française, les Demis (Hafas) se sentent profondément polynésiens. Ce sont des familles issues d’alliances entre Européens, Américains, Asiatiques et Polynésiens.
2 - La terre, le pays en langue reo ma’ohi. Ce terme est si profondément ancré dans la conscience collective qu’il est dorénavant communément utilisé comme synonyme de Polynésie française. Sur tous les produits de fabrication locales, on trouve l’étiquette « Made in Fenua ».
3 - Ces divergences donnèrent lieu à la création du mouvement Te E’a Porotetani.
4 - cf. le réseau Solidarité Europe – Pacifique.
5 - Le premier ministre était alors le prêtre anglican Walter Lini (1942 – 1999). Quelques années plus tard, Fred Timataka devint chef de l’Etat (1989 – 1994) après avoir déjà exercé par intérim les fonctions de président de la République en 1984.
6 - ex. Mmes Buloka (Tonga), Lorini Tevi (Fidji), Palu Valamotu (Samoa), Darlène Keju Johnson (Marshall), Céline Hoiore (Polynésie française
7 - Notamment le pasteur Samuel Raapoto (1921 – 1976) ou l’écrivain et cinéaste Henri Hiro (1944 – 1990).
8 - Ainsi des approches d’inspiration marxiste du théologien Samuel Raapoto (1948 – 2014).
Titre du livre : A he’e noa i te tau. Mémoires d’une vie partagée
Auteur : John Taroanui Doom
Date de publication : 15/11/16