L'âge du capitalisme artiste
[jeudi 07 juillet 2016 - 18:50]
Arts visuels
Couverture ouvrage
L'esthétisation du monde: Vivre à l'âge du capitalisme artiste
Éditeur : Folio
576 pages
Comment le capitalisme est-il devenu artiste ?

La publication en poche de cet ouvrage sorti en 2013, est l’occasion de découvrir ou redécouvrir une thèse originale sur le rapport entre l’hypercapitalisme et l’esthétique, entendue au sens général de vie des sens, et de goût du beau. Selon les auteurs, après l’art pour les dieux, l’art pour les princes, et l’art pour l’art, l’hypercapitalisme moderne a développé un art pour le marché. 

 

Hypercapitalisme et hypersensibilité


La réflexion s’ouvre sur le préfixe - hyper-. Ce dernier caractérise non seulement le système économique et marchand, mais s’applique désormais au registre des émotions, notamment esthétiques. Il ne désigne pas une beauté parfaite et accomplie, mais la généralisation de stratégies esthétiques à des fins marchandes dans tous les secteurs des industries de consommation. Mais comment ce système socio-économique, identifié à la rentabilité et au règne de l’argent, serait-il capable de déployer une vie esthétique ? N’est-il pas voué à atrophier l’esthétique ?1


Le propos des auteurs va à rebours du discours commun qui accuse le capitalisme d’un appauvrissement artistique et esthétique de notre rapport au monde. Car, d’après eux, le capitalisme est moins unidimensionnel qu’on ne le croit. Certes, il y a une indéniable cupidité capitaliste, pour autant on se trompe lorsqu’on accuse le capitalisme d’une déchéance esthétique et d’un enlaidissement du monde. Au contraire, on observe que l’hypertrophie des marchandises va de pair avec un hyperdéveloppement de la vie sensible et des expériences esthétiques. La thèse originale de cet ouvrage consiste donc à montrer, notamment à partir de données sociologiques, que le capitalisme contemporain est devenu un mode de production esthétique. Aujourd’hui, la logique productive du système capitaliste n’est plus la production industrielle, mais le remodelage de la production, de la distribution et de la consommation à l’aune d’opérations esthétiques, des affects et de la sensibilité.

 

Un régime artiste du capitalisme

 

Les auteurs parlent ainsi de « capitalisme artiste » ou de régime artiste du capitalisme, ce qui sonne à première vue comme un oxymore. Mais par cette expression, il n’est pas question d’évaluer les résultats sociaux et politiques obtenus par ce capitalisme en termes de « beauté » (ou de qualité esthétique des réalisations, voire de création artistique), il s’agit seulement de décrire des stratégies entrepreneuriales. Le capitalisme est à la fois un entrepreneur d’art et un moteur esthétique, qui a incorporé la dimension créative et imaginaire dans les secteurs de la consommation marchande. C’est la raison pour laquelle nous vivons dans un monde marqué par une extrême abondance de styles, de design, d’images, de narrations, de paysagismes, de spectacles, de musiques, de musées et d’expositions... Partout, le réel se construit comme une image en y intégrant une dimension esthético-émotionnelle (le virtuel, la 3D, etc.).

 

Par conséquent, le poids des marchés de la sensibilité ne cesse de prendre de l’ampleur. Les auteurs parlent à cet égard d’un « capitalisme créatif transesthétique ». D’après eux, nous sommes en train de vivre la quatrième phase de l’esthétisation du monde depuis les débuts de l’humanité : nous vivons à l’ère du monde esthético-émotionnel. Il s’agit d’un univers nouveau dans lequel les avant-gardes artistiques sont intégrées dans l’ordre économique, acceptées, recherchées même, et soutenues par les institutions officielles. Quatre logiques caractérisent ce passage: l’intégration et la généralisation de l’ordre du style, de la séduction dans les biens de consommation ; la généralisation de la dimension entrepreneuriale des industries culturelles ; une nouvelle surface économique des groupes engagés dans les productions dotées d’une composante esthétique ; un système dans lequel sont déstabilisées les anciennes hiérarchies artistiques et culturelles en même temps que s’interpénètrent les sphères artistique, économique et financière.

 

Avec ce capitalisme artiste, les phénomènes esthétiques ne sont plus marginalisés, mais intégrés dans les univers de la production, de la commercialisation et de la communication des biens matériels. Si parfois, les auteurs préfèrent la notion de « transesthétisme », c’est qu’un monde de surabondance et d’inflation esthétique s’agence sous nos yeux. L’« hyperart » caractérise donc notre époque, où l’art s’infiltre dans les industries, et dans tous les interstices du commerce et de la vie ordinaire. La commercialisation de nos modes de vie s'accompagne donc aussi d'une tendance à l'esthétisation.

 

Le plaisir des sens, nouveau credo capitaliste ?

 

Ce régime artiste du capitalisme se manifeste notamment par une esthétisation de la consommation. Or celle-ci, en plus d’influencer la façon dont on consomme, a également un impact sur les relations entre les individus, et sur la vie quotidienne. On assiste en effet à une véritable mise en scène et en spectacle des éléments de la vie quotidienne. Celle-ci est rythmée à travers la publicité, par toutes les stratégies de séduction et d’émotion mais également de cosmétisation, de divertissement, ainsi que d’artialisation de la marchandise (selon un néologisme récent), dans une logique de l’éphémère, du changement permanent et de la nouveauté systématique. Ce sont là les effets d’un véritable modèle économique qui s’est substitué au modèle de l’âge industriel.

 

On ne produit d’ailleurs plus en masse et en indifférenciation, mais en innovation et en distinction. La règle est celle de la stratégie focalisée sur les goûts esthétiques et affectifs. Par rapport aux conditions antérieures du capitalisme, il s’agit plutôt d’un approfondissement de la mise en marché de toutes choses, d’une maximisation du profit et d’une rationalisation esthétique des opérations économiques. Le plaisir esthétique est donc devenu la règle de toute vie en régime capitaliste et parallèlement le type d’art développé intègre les principes que sont la logique économique, le marché de masse, le marketing, la série, le multiple, l’obsolescence programmée et le renouvellement permanent.


Les nouveaux « artistes » du capitalisme 

 

Du point de vue des forces productives, les auteurs relèvent que les nouvelles entreprises de ce capitalisme s’organisent autour de personnels tertiaires qui adhèrent à la dématérialisation numérique, et se rêvent, en artistes (innovateurs, imaginatifs, coopérateurs, demandeurs de liberté créatrice), au cœur de l’entreprise, ainsi que le précise par ailleurs P.-M. Menger, en montrant comment les arts servent de laboratoire du marché du travail (free lance, intermittent, flexibilité, forme atypique).

 

Le paradigme hypercapitaliste intègre l’essor de la nouvelle culture individualiste – selon les termes d’Alexis de Tocqueville. Celle-ci donne la priorité aux désirs d’autonomie, de réalisation et d’expression de soi. C’est pourquoi on assiste à une dissolution toujours plus revendiquée des anciennes hiérarchies (entre êtres vivants, entre humains, entre genres, entre objectifs). Ce désir d’épanouissement individuel libre de toutes entraves, qui est à l’ordre du jour, favorise donc les désirs artistiques de masse car chacun veut exprimer sa singularité. Le capitalisme artiste contribue ainsi à démocratiser largement l’ambition de créer, de plus en plus d’individus exprimant le désir d’exercer une activité artistique (par la multiplication des instituts de formation aux métiers des arts), que ce soit dans ou à côté de leur travail professionnel.


Généalogie du capitalisme artiste

 

Les deux chercheurs racontent alors comment ce capitalisme s’est instauré. Déjà avec le premier capitalisme moderne de consommation a débuté un processus de stylisation du monde industriel et commercial. Puis différentes phases de déploiement prennent vigueur. La première recouvre le premier siècle du capitalisme de consommation : grands magasins (on se souvient des analyses de Walter Benjamin) ou le commerce poussant au désir de consommer (par vitrines magiques interposées).

 

La deuxième nous renvoie aux Trente Glorieuses européennes, mariant le fordisme technicien au système de la mode, la logique artiste gagnant en puissance économique, et déployant les arts de consommation de masse, à partir d’une massification homogène et de séries répétitives (la question des rapports intermondiaux n’étant pas prise en compte).


La troisième phase, la nôtre, correspond à l’excroissance des mondes de l’art, des multinationales de la culture, et de la planétarisation du système artiste. Le développement des technologies d’information et de communication a donné lieu à une troisième révolution industrielle, qui s’accompagne d'une politique ultralibérale, mettant en pièce les anciennes limites de certains secteurs afin de réaliser l’hyperéconomie généralisée (traversée cependant par un souci écologique apparent). Dans le domaine culturel, la postmodernité, par conséquent aussi l’hybridation, la variété et la différenciation à outrance, prend le pas sur les avant-gardes.


À l’heure où l’on rediscute des orientations du capitalisme, des mutations de la marchandise, des fonctions du libéralisme et des options politiques gouvernementales, cet ouvrage apporte donc une analyse originale. Il faut reconnaître aux auteurs leur pédagogie grâce aux multiples exemples (parfois un peu répétitifs) qui appuient leur démonstration. Cependant, ils sont moins convaincants lorsqu’ils s’inquiètent de la nouvelle place de l’art dans le capitalisme artiste, c’est-à-dire de l’art contemporain, à moins d’identifier celui-ci aux produits du marché de l’art, ce qui n’est qu’une des possibilités dans ce genre de considérations.

 

En cela, le discours sur l’absence de transgression dans ces pratiques contemporaines est un peu rapide. Même si la réalité de l’impact du marché dans ce domaine est indéniable, l’idée d’une intégration complète au marché manque certainement tout un pan des pratiques nouvelles, notamment celles qui ne cessent de tenter d’y échapper sans tomber dans l’individualisme. D’ailleurs, les auteurs ne peuvent se dispenser de quelques indications faisant signe vers d’autres conceptions possibles de l’art, dès lors qu’ils affirment que plus l’art s’infiltre dans le quotidien et l’économie, moins il est chargé de haute valeur spirituelle. L’esthétique n’est plus qu’un accessoire de la vie, elle anime, décore, sensualise la vie ordinaire. Plus s’exerce la ruse esthétique de la raison marchande, plus ses limites s’imposent cruellement à nos sensibilités..

 



rédacteur : Christian RUBY

Notes :
1 - entendue comme vie sensible et non au sens d’une an-esthésie à la manière de Jean-François Lyotard par exemple
Titre du livre : L'esthétisation du monde: Vivre à l'âge du capitalisme artiste
Auteur : Gilles Lipovetsky, Jean Serroy
Éditeur : Folio
Collection : Folio essais
Date de publication : 11/05/16
N° ISBN : 978-2070469192