LE JT DE SOCRATE – Brexit : l’édito du Maître, ou Misère de la démocratie
[vendredi 24 juin 2016 - 16:00]

Coup de chaud, et coup de gueule : au lendemain du Brexit, emporté à l’arraché en plein Euro, le patron du « JT de Socrate » (*) lui-même prend la parole. Dans un dialogue archiposthume, le Maître, qui est à la fois un produit de la démocratie et un aristocrate, intime des chefs de la cité et précepteur des enfants des plus grandes familles, ne cache plus son dégoût du « gouvernement du peuple ». Interview d’Europhila, notre envoyée spéciale en philosophie, en attendant, peut-être, qu’un confrère lui donne la réplique et discute ses propres contradictions.



Europhila – Vendredi 24 juin 2016, 7 heures du matin. Les résultats sont tombés : on sait maintenant que les Anglais ont voté pour sortir de l’Europe. Dans les studios, je croise un Socrate particulièrement remonté, qui arpente les couloirs en maudissant la disparition de son ancien programme : « L’Agora de Socrate », emporté par un sondage d’opinion dominé par les agoraphobes. Depuis, il anime ce JT. « Jusqu’au prochain sondage ! », s’écrie-t-il, « Ou jusqu’au prochain référendum ! ». A ce moment-là, j’ai peut-être commis une erreur : « C’est quoi un référendum ? », lui demandais-je trop naïvement.

Socrate – C’est demander directement l’avis au peuple. Cela m’a valu mon procès et ma condamnation ! Bien sûr, j’ai demandé l’impossible. Etre nourri au Prytanée, tel un Dieu et aux frais de l’Etat, ou la mort. C’est vrai que je ne leur ai pas vraiment laissé le choix. Comme ils m’avaient reconnu coupable, ils étaient dans la nécessité d’aller jusqu’au bout de la logique, et donc de me condamner à mort sans vraiment savoir sous quel chef d’inculpation.

Vois-tu, la foule se laisse séduire par tous les discours : justes ou injustes, vrais ou faux, peu lui importe ! Ce qui lui plaît c’est la force de persuasion de l’orateur. Les démagogues profitent allègrement de cette situation. C’est pour ça que je n’aime pas la démocratie, force du nombre, force de la séduction. Je n’ai pas oublié que c’est un jury populaire, donc de démocrates, qui m’a condamné ! Mais moi je suis resté fidèle au poste, comme j’aime à le répéter. Mes amis avaient  peur pour moi, Criton m’a parlé de fuir, ma femme pleurait... « Philosopher, c’est apprendre à mourir ! », leur disais-je. Cette fidélité à mes idées m’a valu de multiples commentaires. Hegel par exemple,  y a vu le surgissement intempestif de la conscience de soi… J’étais en avance sur mon temps en somme !

Enfin, j’ai toujours pensé que le recours au peuple était inquiétant. Le peuple ? Disons plutôt la foule dominée par les intérêts particuliers des individus qui la composent. Certains savent très bien s’en servir. Mon élève Platon emploie à ce propos une très belle métaphore dans son livre Les Lois – un peu plus réaliste, au passage, que sa République qu’il enseignait à Denis le Tyran : pauvre Platon ! Cette confiance naïve dans la réflexion du tyran lui a valu de frôler la mort, puis d’être  fait prisonnier des pirates quand il a compris qu’il valait mieux déguerpir du palais du tyran dont il voulait faire un « despote éclairé » avant l’heure… Mais enfin, quand je pense que le comique Aristophane, qui me caricature dans Les Nuées en me mettant en scène dans une nacelle au milieu des nuages, me peint comme un de ces démagogues qui utilisent les « éléments de langage » et autres storytellings pour emporter l’adhésion sur tout et n’importe quoi, il n’a vraiment rien compris à l’engagement du philosophe dans la Cité !

Mais revenons à Platon, qui méprisait encore plus que moi la démocratie. Parlant de la foule, il la compare à une grosse bête terrible, qu’un très mauvais dompteur flatterait, plutôt que de la dresser. Quand il s’y attendra le moins, la bête lui sautera dessus et fera sa loi. Il en va de même de la foule quand elle est abandonnée à ses instincts. Un peuple n’est pas une addition de cas individuels qui mettent leurs difficultés – bien trop souvent pécuniaires – au cœur du débat. Il est vrai que lire Kant aurait été utile… Quoique j’ai eu vent que deux russes se sont entretués à son  propos dans une file d’attente...ça change des supporters hooligans russes, ou anglais d'après twitter, cette source d’information de votre modernité que Teuth, le dieu égyptien de l’écriture, aurait probablement autant décriée que les feuilles de papyrus.

Europhila – Et que dit Kant, Socrate ? Ne t’éloignerais-tu pas du sujet ? Nous parlions de peuple et te voilà parti du côté de Kant…

Socrate – C’est que tu es jeune et que ton esprit n’est pas assez vif pour lier entre eux les arguments. Comment veux-tu qu’un peuple européen soit pensable, si déjà dans leur propre nation les hommes sont incapables de se constituer en peuple ? Je t’explique selon l’art de la maïeutique qui m’est cher : tu sais que ma mère était sage-femme et que j’ai hérité d’elle cet art d’accoucher les âmes. Ainsi les hommes aussi sont capables d’enfanter de beaux discours. Tu n’es pas sans savoir, non plus, que l’Etat d’une nation donnée est là pour assurer la sureté des citoyens, en instituant des lois qui leur sont communes, et que de même l’ensemble des nations réunies a pour but d’assurer la sureté de ces dernières par des lois. La loi seule réduit les affections humaines en les ramenant à la rationalité juridique. On ne peut pas en dire autant du référendum qui se joue des affects et de la spontanéité bien souvent irréfléchie de ceux qui votent.

Europhila – Etranges propos, Socrate. Les forces de l’ordre sont censées concourir à cette sureté commune et cependant les derniers faits ont montré qu’elles aussi pouvaient perdre leur juste mesure, pour parler comme ton élève Platon.

Socrate – Tu es bien jeune, mon amie, et tu n’as pas manifestement lu Max Weber. Il y a un monopole légitime de la violence par l’Etat qui explique le recours à cette dernière lorsque sa sécurité est menacée. C’est d’ailleurs étonnant qu’à part la constitution de 1789, le droit ne définisse  jamais le rôle précis des forces de l’ordre. Où est la limite entre la bavure policière et la fonction protectrice de l’Etat ? La frontière est mince car ce sont toutefois des hommes qui incarnent cette violence légitime. Et là je te vois venir : tu vas me demander ce qu’est cette violence légitime. Je t’en ai soufflé quelques mots tout à l’heure à propos de mon procès. Vois-tu, la loi est faible et rien ne nous oblige à lui obéir, sauf notre propre autonomie – ce qui n’est pas gagné pour tout le monde – ou la peur de la sanction.

En conséquence, l’Etat, pour durer, n’a parfois pas d’autre choix que de recourir à la violence. Rousseau disait à ce propos qu’il faut forcer le peuple à être libre… Pour être plus précis, il ne parle pas du peuple, mais des individus qui le composent. En fait la nuance est de taille, puisque, comme je te le disais tout à l’heure, un véritable « peuple » n’est pas une simple « foule », par définition indisciplinée, qu’aucun lien ne rassemble en un tout qui soit autre chose qu’une pure addition d’intérêts particuliers. Bref, quand un Etat s’appuie non pas sur un peuple, mais sur une foule – comme c’est le cas en Europe en général et dans les nations qui la composent en particulier – eh bien dire « oui » ou « non » par référendum à une question politique, c’est en simplifier excessivement l’approche. L’Europe n’est pas qu’une question à laquelle on répond par « oui » ou par « non » ! De la même façon, à propos de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, pour une question qui en réalité nous concerne tous, il va y avoir aussi un référendum, mais à l’échelle locale. Bientôt on va faire un référendum au niveau communal pour régler l’horaire des coqs !

D’ailleurs au sujet de ces simplifications perpétuelles qui nous empoisonnent et qui rendent si difficile notre « amour de la sagesse », tu dois bien comprendre que je ne suis pas du tout, non plus, un technocrate. Bien au contraire : les « spécialistes » ont l’art de nous faire taire au nom de leurs compétences, et moi je ne veux jamais me taire – et là, il faut bien dire que je trouve un certain avantage à la démocratie... Ma position est la suivante, et Platon l’a écrite mieux que moi (lui qui sut si bien se faire une renommée de cette parole que je tiens, sans jamais en faire un best-seller) : « seul celui qui a vu le vrai, et n’est pas intéressé par le pouvoir, doit exercer ce pouvoir ».

Europhila – Mais enfin patron, le « vrai » me semble être un pied d’argile bien friable, pour supporter un Etat ou un gouvernement ? Tout le monde ne pense-t-il pas le détenir ? N’est-ce pas justement quand l’Etat a commencé à s’appuyer sur « la vérité », unique et exclusive, qu’il a pu définitivement évacuer la politique (je pense au moment où l’Empire romain a adopté le christianisme) ? Et en 1789, en 1945 ou en 1990, quand on a renoncé au monopole de la vérité pour le pluralisme, ne trouves-tu pas qu’on y a quand même gagné un surcroît de vie politique ?

Socrate – C’est parce que ta jeune cervelle lis trop vite Platon, et que tu ne parviens pas à comprendre cette maxime qui est aussi la mienne. Mais je vois arriver Aristote dans le lointain qui se démène et en appelle non au savoir, mais à la délibération prudente du politique : celui qui ne cherche pas à savoir, mais au contraire à agir. Laissons là le débat autour de ces questions.

Ce qui est sûr, c’est que la décision politique n’est pas qu’une affaire de vague opinion. Une opinion se construit par le dialogue, et l’Europe comme « Etat », pour y revenir, n’est à ce jour qu’une ploutocratie, un régime gouverné par la richesse. Elle n’a aucun projet politique : j’ai même expliqué, un jour, que ce type de régime est au contraire la gangrène de tout régime politique. La mort du politique, c’est quand le souci des intérêts économiques particuliers se substitue à l’intérêt de tous. Dans de tels régimes, on tend à dire qu’il suffit de laisser libre cours aux passions, de laisser faire cette sorte de main invisible qui oriente malgré tout les passions vers l’intérêt de tous – c’est l’option libérale. Ou alors, on considère que les hommes ne changeront rien à l’ordre du monde, qu’il faut les  tromper pour les gouverner, ou pire les effrayer… C’est l’option technocratique. Mais l’une comme l’autre piétine le corps à l’agonie de la politique, et je n’en demeure pas moins sûr d’une chose : seule la loi nous sortira de cette pathologie.

Pourquoi la loi ? Parce qu’elle est rationalité froide. La loi produite par le droit  n’est que régulation des relations des hommes entre eux, à condition de ne pas perdre la liberté. Kant, avec qui je suis souvent d’accord, écrivait à ce sujet : « Le droit est donc le concept de l’ensemble des conditions auxquelles l’arbitre de l’un peut être accordé avec l’arbitre de l’autre d’après une loi universelle de la liberté. »

Europhila – Mais enfin patron, n’est-ce pas exactement ce qu’est l’Europe aujourd’hui, qui produit du droit sans vie politique réelle ? Et ce gouvernement invisible des experts, qui comprennent Kant ou le Code des marchés européens, n’est-ce pas précisément ce que refuse la majorité des Anglais, pourtant assez légalistes d’ordinaire ? Et puis par ailleurs, n’y a-t-il pas des gens qui aujourd’hui contestent que le droit soit si neutre, qu’il soit un simple instrument de régulation des intérêts respectifs des uns et des autres ? En tout cas, les lobbyistes et les avocats fiscalistes ont l’air de le penser, et même d’en vivre…

Socrate – Nous en reparlerons, car je n’ai plus beaucoup de temps. Pour aujourd’hui, retiens seulement qu’il y a un impératif auquel les hommes doivent se soumettre : la  liberté. Le référendum, pour y revenir, garantit-il cela ? Pour y parvenir, le seul acte démocratique que je conçois est le dialogue et la réflexion. Là où on s’égare, c’est quand on croit qu’un peuple est une donnée. C’est une construction au contraire ! Un référendum, quand il n’est pas cadré, peut tourner au plébiscite, et il y a même des questions fondamentales qui ne peuvent se satisfaire d’un « oui » ou d’un « non ».

Pour Rousseau, qui m’a bien compris et qui a la tête moins dure que toi, le référendum est un acte de démocratie directe, mais il n’est pas dupe : il faut éduquer à cette pratique. Pour le dire autrement, le problème n’est pas tant la démocratie directe que le fait d’improviser un acte de démocratie directe à une foule qu’on s’est acharné à dépolitiser. Les questions trop affectives comme l’institution de la peine de mort, ou encore le mariage pour tous, doivent échapper à cette loi du nombre. La Croatie, au nom de la démocratie a appliqué une loi discriminatoire en interdisant l’équivalent du « mariage pour tous » suite à un référendum, porté par une pétition.

Hume, qui n’était aucunement idéaliste, doit se retourner dans sa tombe d’outre-Manche, lui qui avait si bien perçu les limites du pouvoir populaire. Comme il disait, le consentement populaire est sans doute la meilleure façon de fonder un gouvernement, mais il a fort rarement eu lieu : dans tous les autres cas, il faut donc bien reconnaître un autre fondement du gouvernement. La démocratie a su contribuer au développement du populisme. Nous baignons dedans.

Europhila – J’ai compris Socrate. Enfin presque, car une question me taraude encore : en attendant de pouvoir vivre librement sous la puissance d’une Commission européenne de droit divin et imprégnée de cette sagesse, crois tu vraiment que les Anglais vivront moins libres et moins politiquement dans un Etat dont ils connaissent les règles, auxquelles ils peuvent d’ailleurs participer réellement ?

Socrate – Tu n’as décidément rien compris…


* « Le JT de Socrate », à horaires irréguliers, c’est un regard philosophique porté sur l’actualité. Pour prendre du champ devant l’information d’abord, et tout autant pour raccorder le ciel des idées à la hauteur du quotidien.


 



rédacteurs : Maryse EMEL ; LE JT DE SOCRATE
Illustration : D.R. The Guardian