SAC de nœuds
[lundi 23 mai 2016 - 16:30]

La bande dessinée de reportage fait florès. Dès 2001, Étienne Davodeau met la fiction de côté1 pour s'intéresser à la non-fiction2 en développant le genre et en affirmant son style, comme en témoigne l'entretien que nous avions réalisé en 2013. Benoît Collombat est un grand reporter dont l’attrait pour les affaires délicates se confirme : JPK3, Boulin et le SAC, ce groupuscule au rôle suspect dans la mort du juge Renaud et le « suicide » de Pierre Boulin. Au-delà d'une enquête sur l'obscure garde prétorienne du général de Gaulle et ses ramifications au sein de l’État républicain, Cher pays de notre enfance pose la question du financement des partis politiques avant que la loi du 11 mars 1988 ne s’en charge.


Chicago-sur-Rhône

Le juge Renaud est mort le 3 juillet 1975, assassiné devant son domicile lyonnais. L’occasion pour le tandem Davodeau-Collombat de présenter le SAC, le service d’action civique (1960-1981), créé autour de Charles de Gaulle pour éviter les coups fourrés et les coups d’États, avant qu’il ne dérive vers la droite extrême durant les années 1970. L’ouvrage est construit à partir d’entretiens réalisés à deux et mis en scène sans artifices, parfois même sur fond blanc pour en renforcer le propos.

Robert Daranc était journaliste à RTL en 1975. Il restitue l’époque, présente le détonnant juge Renaud, chemises colorées et méthodes musclées, bientôt qualifié de shérif. En face, les malfrats de Lyon, alias Chicago-sur-Rhône, dont le principal Jean Schnaebelé, dit « Jeannot la cuillère », torture en énucléant à l’aide de l’ustensile domestique, une habitude prise en Algérie. Peu avant sa mort, Renaud travaillait sur l’affaire du « hold-up de Strasbourg » réalisé en 1971. Un coup réussi4 lors d’un transfert de fonds. Daranc donne la clé de l’enquête à la page seize : Renaud a été victime d’un attentat politique. La rencontre avec l’ancienne assistante, Nicole Renck, étaye cette piste. Crescendo, elle révèle que Schnaebelé était un voyou protégé par la police. Le commissaire Richard, lors d’un entretien cordial, propose sa vision du braquage de Strasbourg et donne une autre version. Pas de mobile politique, seul une montagne de ressentiments de la part des truands contre le « shérif » peut expliquer cet acte. 

Direction la Sologne bourbonnaise à la rencontre de François Colcombet. Issu de la bourgeoisie lyonnaise, cofondateur du syndicat de la magistrature (après mai 1968), magistrat puis membre de la cour de justice de la République, député socialiste de l’Allier, Colcombet confirme les amitiés entre le SAC et la justice à Lyon : « Dès que vous arrêtez un gros truand, il vous sort une carte bleue blanc rouge du SAC (…) ça vous échappe complètement. » Habile orateur, l’ancien magistrat démontre sa connaissance du fond de l’affaire, le blanchiment d’argent, et de la forme, la violence armée, avant de conclure cette séquence vérité par une judicieuse remarque : « le grand phénomène des années soixante-dix, c’est l’installation de la paix. »

Cette première partie se clôt par la rencontre avec Francis Renaud, l’un des deux fils du juge. Bien au fait de la situation, son livre5 et un reportage pour France 3 en juillet 2015 (Le juge Renaud, un homme à abattre) dénoncent le total manque de reconnaissance de l’État français, en particulier de la justice, pour son père. D’après lui, la bonne marche de l’enquête aurait été entravée à dessein. Le dernier des six juges d’instruction, Georges Fenech – par ailleurs député LR du Rhône –, signe un non-lieu (1992), la prescription est prononcée en 2004. En 2011, Vidal, le chef du gang des Lyonnais confirme la redistribution du butin « à un parti politique »6.

 

« Je suis partout »


L’ancien journaliste et député socialiste de l’Eure, François Loncle, (membre de la commission) relie à son tour le SAC et le politique : « Le fric (de Strasbourg) est parti à l’UDR7 ». Collombat détaille alors une organisation secrète, amalgamée à l’État, infiltrée parmi les RG, avec Jacques Foccart à sa tête. Pierre Debizet, son lieutenant et véritable organisateur, est détaché auprès de la présidence du… Gabon de 1968 à 1981. Le financement occulte voisine avec la Françafrique.

James Sarazin, ancien journaliste au Monde et à L’Express, évoque son ouvrage M comme Milieu, devenu le Who’s Who des malfaiteurs, et utilisé comme référence par ces derniers. D’un autre côté, il opère le lien entre SAC et pègre. Dans un autre registre, Sarazin relate les fouilles opérées par la 3ème section des RG dans les poubelles de la CFDT, organisation syndicale davantage redoutée que la CGT. En effet, dans sa lutte contre le communisme, le syndicalisme (« gauchiste »), contre l’après mai 1968, le SAC infiltre le monde de l’entreprise, par l’intermédiaire de la Confédération des Syndicats Libres (1977), une organisation patronale..


Davodeau propose alors une longue séquence au cours de laquelle interviennent J.-C. Taillandier, J. Tréhel et H. Rollin, trois anciens cégétistes du secteur automobile. Une proximité de pensée laisse apparaître une ambiance conviviale, laquelle contraste totalement avec la description des méthodes employées par la CSL dans l’usine Peugeot à Poissy. La narration monte en gamme, depuis le simple mouchard, qui renseigne sur l’appartenance syndicale, on passe au coup de pression avec des nervis, lesquels n’hésitent pas à faire le coup de poing quand nécessaire. Les trois témoins confirment : la totalité des sbires de Poissy appartenait au SAC. Ces trois anciens syndicalistes soulignent la disparition de cette violence politique avant de tempérer, un brin nostalgique, « comme les idéologies ? ». Plus surprenant, ils précisent : « De nos jours, l’ambiance est pacifiée. Mais avec la crise, c’est bien plus dur… »


Un mystère Boulin?


Durant une dizaine de pages, « l’affaire Boulin » est présentée de façon objective. Une pause dans le récit graphique signale l’ouvrage de Colombat qui s’y consacre 8. Robert Boulin est un ancien résistant, gaulliste de gauche. Un parcours régulier sous la Ve laisse entrevoir un poste conséquent. Encarté au récent RPR9, celui qu’on surnomme le « Colbert de la Ve République » disparaît le 29 octobre 1979. Le matin du 30, son corps est retrouvé dans un étang, au sud de Paris.


Collombat critique l’inertie du président Giscard, et l’utilisation du terme « suicide » avant que l’autopsie ne soit pratiquée. Quelques bisbilles pour une histoire de terrain acheté à Ramatuelle (Var) auraient servi de mobile. Lorsque Chaban Delmas, président de l’Assemblée nationale et challenger de Jacques Chirac à droite, parle d’assassinat, il se reprend, brouille les pistes en désignant un quelconque tueur et non le commanditaire supposé.

Michel Collobert, chef d’état-major des RG des Yvelines (1974-1993), signale l’omniprésence de membres du SAC dans le suivi de l’instruction (en particulier Chalbret, le patron local des RG, collègue de Collobert). Des preuves attestant que Boulin n’est pas mort noyé, tels que les prélèvements pulmonaires, ont disparu. Pour marteler leur point de vue, les auteurs développent l’argument de la « lividité cadavérique ». Variable selon la position et l’endroit, celle de Boulin ne correspond pas au lieu indiqué. La justice décide de passer outre.

Parmi les proches questionnés, Jean Lalande, le beau-frère de Robert Boulin, précise en préambule que sa dernière prise de parole relative à « l’affaire » lui a coûté un bâtiment d’exploitation (vinicole), incendié… en 2011. Jacques Douté, ami du Ministre, indique quant à lui avoir écouté une conversation surprenante entre Boulin et Alain Peyrefitte, (alors Garde des sceaux) : « Retire ton idée, car le grand est prêt à tout ! ». Colombat démontre en trois cases. Les dossiers de Boulin, à la carrière ministérielle bien remplie, lui ont permis de se faire une idée précise du financement des partis. Il est question de Foccart, de président du RPR et d’un Boulin premier ministrable devenu gênant.
Changement de décor et direction Ramatuelle. Les auteurs sont reçus par Fabienne Boulin, la fille de Robert Boulin, et son mari. Elle souligne le danger contrôlé : les enfants de ministre étaient protégés, par peur d’actions de l’OAS ou d’un enlèvement. Une anecdote de jeunesse, avec la présence de garde du corps à la piscine en maillot de bain, allège le propos tout en illustrant le climat de tension subi (et assumé) des protagonistes.


Au bout de 200 pages, le binôme rencontre Lætitia Sanguinetti, fille d’Alexandre Sanguinetti, le cofondateur du SAC. Femme de caractère, cette fidèle amie de Fabienne Boulin avoue. Robert Boulin a été tué, il menaçait de sortir le dossier de financement du RPR avec l’argent sale de la françafrique. Alexandre Sanguinetti s’est « confessé » à sa fille sur son lit de mort. Peu après, la jeune femme subit diverses pressions (visite de barbouzes, appartement cambriolé). Davodeau utilise l’outil bande dessinée pour démasquer Charles Pasqua en six cases. Il joue de l’ellipse pour zoomer sur le sourire affiché par le vieux loufiat de la politique, face à une jeune Sanguinetti désireuse de savoir : « Compte tenu de mon amitié pour ton père, on va faire comme si je n’avais rien entendu, le sujet est clos. » Pasqua décède le 29 juin 2015. Fin de l’acte II.


Récompensé à Angoulême10, Cher pays… mène l’enquête. Construite autour du SAC, la thèse de Collombat sert de pilier. Davodeau utilise un simple gaufrier (3 bandes horizontales divisées chacune en 2 cases) pour construire ses planches. Un agencement strict, peu de décor, une épure dans laquelle seule la parole compte. Cette sobriété bonifie la compréhension. Il n’y a pas d’effets sonores, comme à l’écran, pour déstabiliser. L’image fixe concentre plusieurs informations qu’une description classique délivrerait en plusieurs paragraphes.


À la façon d’Holmes et Watson, les auteurs nous rappellent combien la décennie 70 fut cruelle pour la République française. Affaires, scandales, meurtres, des grouillements contenus sans relâche.

 

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Notre entretien avec Etienne Davodeau

 

 



rédacteur : William FOIX, Critique à nonfiction.fr
Illustration : © Futuropolis

Notes :
1 - Le constat, Dargaud, 1996
2 - Rural, Delcourt, 2001, Les ignorants, Futuropolis, 2011
3 - Tahiti, Polynésie française. Jean-Pascal Couraud, ancien journaliste, opposant de Gaston Flosse – alors à la tête de la collectivité d’Outre-Mer – disparaît le 15 décembre 1997. Son corps n’a jamais été retrouvé. Bien que la thèse de l’homicide prévale, dix-neuf ans après, « l’affaire JPK » n’est toujours pas apurée.
4 - 1,8 millions d’euros, la somme la plus importante dérobée en France au xxe siècle
5 - Justice pour le juge Renaud, Éditions du Rocher, 2011
6 - Il l’a fait publiquement chez Drucker, Vivement Dimanche, invité de O. Marchal, dans une indifférence ouatée par l’heure de diffusion (extrait du reportage (45’23’’) réalisé par Francis Renaud, diffusé sur France 3 – juillet 2015).
7 - Union pour la Défense de la République, appellation électorale adoptée le 23 juin 1968 adopté par le mouvement gaulliste et ses proches alliés en réaction aux événements de Mai 68
8 - Un homme à abattre, B. Collombat, Fayard, 2007
9 - 1976 – Jacques Chirac
10 - Fauve d’Angoulême, prix du public Cultura