L'exigence de résistance
[jeudi 11 février 2016 - 14:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
L'esprit de résistance : textes inédits, 1943-1983
Éditeur : Albin Michel
368 pages
Un recueil de textes de circonstance qui rappellent combien Jankélévitch plaçait la philosophie au coeur de l'existence.

Ce recueil de textes de Vladimir Jankélévitch a une double importance. D’une part il permet de connaître un peu mieux, dans des circonstances précises, comment se manifestait, humainement et personnellement, la réflexion du philosophe sur des cas particuliers. D’autre part, il offre des textes philosophiques qui permettent d’insister sur certains points de sa pensée philosophique.

Comme elles sont particulièrement bien recontextualisées, ses prises de positions et de parole éclairent sous un jour plus discontinu et anecdotique les grandes lignes de sa philosophie. Par ailleurs, le soin que Françoise Schwab met toujours à la publication de textes de Jankélévitch rend l’ouvrage très accessible même à ceux qui ne seraient pas pétris par l’enseignement du philosophe d’exception qu’a été à bien des égards Vladimir Jankélévitch. Même si le titre met l’accent sur la notion de  « résistance », celle-ci n’est pas la seule qu’explore la série des interventions du philosophe. En effet, le recueil est groupé autour de quatre chapitres ayant chacun pour thème une notion fondamentale de la pensée de Jankélévitch, après un avant-propos éclairant de Françoise Schwab remettant en perspective l’importance de ces textes eu égard aux écrits proprement philosophiques déjà publiés du philosophe. Car les interventions ici réunies donnent à connaître l’importance de l’engagement sociopolitique du citoyen Jankélévitch, fidèle à ses valeurs et à un projet politique qui n’apparaît jamais explicitement dans ses œuvres, même s’il s’y laisse parfois deviner. Comme l’écrit F. Schwab : « Vladimir Jankélévitch n’a pas écrit d’ouvrage politique mais toute son œuvre morale y conduit en ce sens qu’elle ne cesse d’explorer le lien ontologique aux autres » (p.10). De même, mettre au centre la notion de résistance est pertinent, puisque la vertu jankélévitchienne accorde au courage un rôle crucial dans l’édifice de la morale, et que c’est bien de courage et de vertu que doit – ou qu’a dû – faire preuve le résistant 1.

 

Phénoménologie de la résistance
 


Le premier chapitre consacré à la Résistance et utilement introduit par F. Schwab qui rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances V. Jankélévitch y a participé, est constitué d'un entretien où le philosophe revient sur les raisons de son engagement personnel, et de discours de commémoration.

Jankélévitch n’a jamais voulu édifier les autres pour se dispenser, grâce à ses paroles, de prendre ses responsabilités2 : d’où son insistance sur le courage et la vaillance de ceux qui ont refusé l’Occupation et ses conséquences, et, après la guerre, sur la mémoire courte des survivants, qui oublient bien vite ces héros, dont l’existence a été interrompue avant l’heure pour que d’autres puissent vivre une vie décente.

Il montre que personne n’avait égoïstement intérêt à risquer de mourir pour le bien de tous, mais que certains ont eu la générosité de ne pas s’enfermer dans leurs propres soucis particuliers, ils ont eu besoin de s’engager dans un combat qui avait du sens pour eux. En réalité, ils n’étaient pas complètement libres de résister : ils ne pouvaient pas faire autrement pour pouvoir vivre dignement à leurs propres yeux. Après la guerre, ils continuent à lutter, en critiquant ouvertement ceux qui, pour des intérêts économiques, sont prêts  à reprendre rapidement les affaires avec l’Allemagne ou à la réarmer3).
Pour Jankélévitch, le Résistant a donné un sens à son existence, même s’il en est mort, car c'est pour qu'une vie en liberté soit possible qu'il a risqué la sienne4. C’est notre devoir d’être fidèle à sa mémoire, de maintenir vivant le sens qu'il a rendu possible, face au nihilisme, par son combat, par sa passion5.

Aussi est-ce bien à une véritable phénoménologie que se livre Jankélévitch, remarquant qu’il doit exister dans le Résistant une ouverture à ce qui est plus grand que lui, qui dépasse son propre confort bourgeois et sa propre existence. Le geste de résistance est pratique, non théorique et obéit à des motifs passionnels, non issus d’une délibération mesquine et calculatrice : « C’était la passion qui définit la Résistance elle-même, c’était le refus. Il y a des choses qu’on ne peut supporter d’aucune manière, en aucun cas, sous aucune forme, à aucun degré, qui sont abominables, dont la pensée elle-même nous répugne, on ne peut les admettre, mieux vaut mourir, et cette chose-là, c’était l’occupation allemande. Beaucoup de jeunes gens l’ont compris : plutôt la mort. La passion du combattant, le refus, est la définition même de la Résistance ; résister, c’est d’abord dire "non" et, en cela, c’est la morale (…). Si on n’aboutit pas à la morale, ce n’est pas la peine de se réunir ni d’en parler, ni de chanter les louanges de quelqu’un. La morale est donc inséparable du refus, du non, N-O-N, de ces trois lettres. (…) Dans l’ensemble, le langage courant le confirme, la morale, d’accord avec la Résistance, consiste à dire non », écrit Jankélévitch (p.95-96).

 

Contre l’intolérance et son érection en système
 


Dans le deuxième chapitre, « Face à l’antisémitisme, au racisme et au totalitarisme », sont regroupés des textes de Jankélévitch mettant en évidence les mécanismes par lesquels procède le rejet de l’autre, aussi bien dans les figures de l’antisémitisme et du racisme, que dans le totalitarisme qui fait de l’exclusion et de la discrimination sa méthode de gouvernement. L’introduction de J.-M. Brohm rappelle quelques données sur l’interprétation psychanalytique de l’antisémitisme et de l’autoritarisme (chez des théoriciens de l’École de Francfort et dans les travaux de Rudolph Loewenstein, auteur d’une Psychanalyse de l’antisémitisme notamment). Reprenant le geste de l’interprétation psychanalytique, plus que ses concepts freudiens, Jankélévitch se livre à une « psycho-analyse de l’antisémitisme », publiée illégalement pendant la guerre à Toulouse. Dans ce texte il lit l’antisémitisme contemporain comme un remède ponctuel utilisé par les régimes « bourgeois » pour concentrer sur les Juifs le ressentiment populaire6.

En éjectant les juifs des domaines où ils exerçaient, les fascistes ont pu, très provisoirement et ponctuellement, améliorer la vie de certains qui ont pris leur place. Les bourgeois veulent  éliminer des concurrents dans l’ordre socio-économique : les dentistes compétents, les bons médecins, les commerçants ingénieux, etc. Cette satisfaction, nécessairement brève, a pu faire illusion un moment, mais elle ne supprime fondamentalement rien au besoin de justice sociale qui gagne les démocraties7. Ce qui fait l’unicité de ce qu’on appellera la Shoah, c’est, écrit le philosophe, que « pour la première fois peut-être des hommes sont traqués officiellement non pas pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont ; ils expient leur "être" et non leur "avoir", non pas des actes, une opinion politique ou une profession de foi comme les cathares, les francs-maçons et les nihilistes, mais la fatalité d’une naissance » (p.128).

Dans un autre texte très important –  un entretien avec J. Houbart pour le numéro de juin-juillet de la revue Paradoxes à l’occasion de la mort de M. Heidegger – V. Jankélévitch montre l’importance et l’omniprésence de l’un des grands axes de la pensée : la morale. Et il explique en effet que malgré un amoralisme affiché ou revendiqué, une doctrine ou un penseur ne peut pas faire l’économie d’un positionnement moral. Il écrit ainsi : « Tout le monde fait de la morale, et surtout ceux qui prétendent ne pas en faire, et qui la traînent dans la boue. Ceux qui attaquent la morale portent volontiers des jugements de valeur, taxant notamment leurs adversaires d’hypocrisie » (p.163). Pour illustrer son propos, Jankélévitch reprend la tradition marxiste et la pensée de Trotski, qui, quoiqu’affichant un amoralisme, critiquent en réalité moralement la morale bourgeoise8.

 

Zakhor !9
 


Dans le troisième chapitre, « L’oubli interdit », Jankélévitch exige de chacun qu’il lutte contre l’oubli. Cet oubli concerne, dans ce chapitre, plus spécifiquement la Shoah. Navré par la politique de son époque et par l’effet du temps qui tend à effacer la blessure inguérissable du judaïsme européen, il souligne la valeur et l’importance de ceux qui luttent contre cet oubli. En Allemagne, tout d’abord – où la clémence des tribunaux qui ont jugé les nazis le désole et participe de son refus de prendre en compte, après la guerre, ce pays et sa culture – il prend parti fermement et ouvertement pour Beate Klarsfeld, emprisonnée à cause de certaines manifestations visant à rappeler l’horreur des crimes nazis et l’oubli trop rapide de l’état fédéral10. Il la qualifie de « mauvaise conscience d’un peuple abruti par la dérision de son enrichissement immérité, de ses marks et de sa dégénérescence adipeuse » (p.191), et il écrit : « Dans les actions de cette courageuse jeune femme nous reconnaissons la fonction hautement morale de la violence telle qu’elle s’exprime chez les jeunes gens d’aujourd’hui : les violences souvent répréhensibles de la jeunesse servent à faire éclater une autre violence – la violence latente et quiescente, la violence bien-pensante, la violence légale et parfaitement viable d’un ordre injuste et d’une société pourrie. Et de même : gifler un chancelier mal repenti, créer un esclandre au Parlement, s’enchaîner dans les rues pour témoigner devant les indifférents et attester l’identité de l’antisionisme et de l’antisémitisme – ce sont là assurément des actes « scandaleux ». Mais ces actes scandaleux, dérangeant la bonne conscience des passants, mettent en lumière un autre scandale, un scandale infiniment plus grave caché au fond de l’ordre légal, et qui est le scandale du crime impuni dans la prospérité triomphante » (p.192).

De plus, il reconnaît comme très important le travail sur le Mémorial de la déportation des Juifs de France (1978) de Serge Klarsfeld, qui « perpétu[e] le souvenir de 75000 déportés juifs de France » (p.209), en plus d’être un ouvrage sérieusement et rigoureusement conçu. Son principal mérite, peut-être, est moral, dans la mesure où il rend leur nom à ceux qui ont été écrasés dans l’anonymat terrifiant de la machine nazie11.

 

Fidélités
 


Dans le quatrième chapitre, les textes rassemblés montrent un homme déchiré sur la question de l’État d’Israël. Bien que soutenant sans conditions l’existence de l’État hébreu12, Jankélévitch sait aussi, au prix d’une grande souffrance, manifester contre sa politique, comme lorsque, par exemple, il manifeste contre un possible massacre de population au Liban en 1982. Sa fidélité indéfectible au peuple juif ne l’empêche pas de rester vigilant et défendre l’opprimé contre l’agresseur – quel que soit ce dernier. Comme le problématise très bien l’introduction de J.-F. Rey, la problématique sur cette question est de vivre à la fois dans l’Israël historique (tel qu’il est) et dans l’Israël « normatif » (tel qu’il devrait être). Jankélévitch, comme aussi à sa façon le philosophe E. Levinas, est pris dans l’ambiguïté : Israël est un nouvel État dont on espère beaucoup, on le souhaite juste, conforme aux exigences éthiques du judaïsme. À ce titre, Jankélévitch peut écrire : « Israël est la conscience du monde d’aujourd’hui. Et d’abord sa mauvaise conscience, c’est-à-dire sa conscience morale » (p.245). Mais chez ces philosophes l’exigence de justice est telle  qu’ils ne peuvent que désapprouver ce qui, dans la politique israélienne réelle, vient heurter leurs convictions les plus profondes : la nécessité de s’opposer à tout massacre d’innocents. Ainsi Jankélévitch justifie-t-il sa participation à la manifestation pour la paix au Liban de 1982 en écrivant : « je précise qu’il s’agissait pour moi uniquement de mettre fin à la tuerie, dont la seule idée fait horreur aux survivants de l’extermination massive et systématique machinée par le nazisme. » (p.257) Cette fidélité à l’État d’Israël qui ne va pas jusqu’à en rendre impossible la critique, ou à émousser l'acuité de celle-ci, trouve un écho dans son engagement politique de gauche (il écrit ainsi : « un Juif pour moi est nécessairement de gauche. Il est né ainsi. »), engagement qui ne l’empêche pas de critiquer certains points de la politique soviétique ou communiste.

 

Pardonner ?
 


Le dernier chapitre rassemble des textes autour de la question du pardon. En particulier, on peut lire divers textes philosophiques liés à cette question et ceux justifiant la prise de position décisive qui a donné lieu à deux textes publiés dans L’imprescriptible (1986), dans lesquels le philosophe explique pourquoi les crimes des nazis sont imprescriptibles : d’une part, le temps ne peut ni ne doit effacer leur atrocité, d’autre part, pour qu’il y ait pardon, il faut que les victimes acceptent la demande des coupables. Or, résume Jankélévitch, non seulement les Allemands n’ont jamais demandé pardon pour leurs actes, mais surtout, ceux qui auraient pu leur pardonner sont morts. De quel droit, ceux qui n’ont été des victimes du nazisme que « partiellement », dans la mesure où ils n’en sont pas morts, pourraient-ils, à la place des morts, pardonner à leurs bourreaux ?
On lit également dans l’introduction de F. Schwab l’histoire de la lettre adressée au philosophe de la part d’un jeune allemand, lui-même innocent des crimes de la guerre et dont les parents, à ce qu’il assure, n’ont pas été tortionnaires de juifs. Il lui écrit pour demander pardon. V. Jankélévitch répond qu’il a attendu une telle démarche. Il ne veut pas aller en Allemagne, mais il invite le jeune allemand chez lui.

Enfin, presque en philosophe du soupçon, il lit dans la propension à pardonner aux Allemands de la part de certains l’avidité des bourgeois – car ce sont eux qui pardonnent vite – lequels, n’ayant pas réellement souffert de la guerre, veulent que les affaires avec le partenaire allemand reprennent, quitte à biffer d’un trait son sombre passé. Ces hommes appellent au pardon pour se donner bonne conscience et loin de faire sur eux le travail coutant et quasi surhumain qui permet de passer outre le crime, ils bradent cette notion13.

Comme le résume dans sa postface J.-M. Brohm, pour Jankélévitch, l’essentiel c’est l’action : il faut faire ce qu’on veut qu’il soit fait. Il en donne personnellement l’exemple – et les nombreux et riches textes que cet ouvrage donne à lire en sont comme les multiples illustrations. À travers ces textes, on voit que V. Jankélévitch s’est « engagé », non en superficie ou par ses seules productions littéraires comme il critique certains de le faire, mais dans la résistance, dans la lutte contre l’oubli, dans déligitimation d’un pseudo-pardon qui fausse les relations, dans un compagnonnage fidèle et loyal, mais exigeant et critique, à l’égard de l’État d’Israël – dans une attitude résolument morale, conforme à ce que, philosophe, il avait à cœur d’enseigner.

 



rédacteur : Yoann COLIN, Critique à nonfiction.fr
Illustration : La guerre, Marc Chagall (1964)

Notes :
1 - « le courage résistant est le prélude à l’action de celui qui s’engage avec "l’âme toute entière " » écrit F. Schwab p.14
2 - Dans ces textes, il oppose des figures réelles de résistants morts à des intellectuels – sans doute Sartre en particulier – dont le seul engagement est un thème d’œuvres littéraires. Voir par exemple : « Ces hommes luttaient contre les ténèbres de l’oppression sans se demander s’ils verraient eux-mêmes l’aurore. L’engagement est devenu aujourd’hui un sujet de dissertation philosophique et un thème littéraire ; les écrivains à la mode conjuguent volontiers le verbe s’engager. Pour les héros de la Résistance, c’est la vie quotidienne au milieu des périls mortels qui était tout entière un acte et une lutte. Eux qui ne faisaient pas de discours sur l’engagement, qui n’ont pas participé à la brillante république des lettres de l’Occupation, qui n’ont pas fait jouer des pièces de théâtre dans le Paris occupé, ils nous donnent le seul exemple absolument persuasif, exaltant, impérissable qu’un homme puisse donner à un autre : l’exemple d’une vie donnée à la patrie non en paroles mais en fait. » p64.
3 - Ainsi le texte « La Résistance a son mot à dire » commence ainsi : « L’assemblée nationale doit être appelée à ratifier les accords dits contractuels qui, signés à Bonn par le gouvernement français, consacrent le réarmement de la République fédérale allemande. Sept ans auront donc suffi pour que l’Allemagne réhabilitée ayant obtenu un quitus se voit accorder le pouvoir de réarmer ». (p61
4 - « Puisque une telle mort existe, Jacques Decour comprend que cette mort donne un sens à la vie. Mourir d’un accident d’automobile ne donne pas de sens à la vie. C’est une fin stupide. Mais tomber sous le feu d’un peloton allemand pour avoir dit non à la honte, cela veut dire qu’on a vécu quelque chose, que cela valait la peine de vivre.
Nous comprenons maintenant à quoi Jacques Decour devait penser pendant les trois mois d’angoisse. Il ne pensait pas à la mort, n’étant pas chrétien. Il est mort au mois de mai, quand tout parle de renouveau, de joyeuses vacances, quand la lumière du printemps nous invite à la danse et aux jeux et au sourire. Il est mort en pensant à la vie, au monde de demain, qui sera un monde de lumière, un monde sans tortionnaires, sans fours crématoires. Et sans bourreaux allemands. Il a vérifié par son exemple la parole de Spinoza : la sagesse n’est pas une méditation de la mort mais une méditation de la vie. » (p85-86
5 - « Oui, notre mémoire est bonne et fidèle, et nos souvenirs sont indélébiles ; indélébiles comme le tatouage que les rescapés des camps d’extermination portent encore sur le bras », écrit-il dans une allocution en hommage à la Résistance universitaire (p74).
6 - « Depuis 1933, la bourgeoisie internationale a su manier l’antisémitisme comme une géniale diversion aux dangers qui la menacent ; l’antisémitisme est ce qui permet aux fascistes internationaux de dériver à leur profit, en le tournant contre les Juifs le potentiel de légitime ressentiment que l’injustice sociale accumule depuis des siècles dans les classes misérables. En sorte que si les Juifs n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer. », p123
7 - « Le dessein de la vraie révolution est de supprimer définitivement le scandale de l’inégalité, et non pas de changer de riches ; d’extirper le principe même de l’exploitation, et non pas d’ « aryaniser » le personnel exploitant. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer l’attrait d’une solution qui paye comptant et qui, par l’éviction de quelques citoyens, produit un soulagement immédiat. L’antisémitisme c’est la révolution à bon marché » (p124). En France, d’après Jankélévitch, « l’élément concurrentiel était évident » avant la guerre par exemple pour les médecins
8 - « Je cite toujours à cet égard le livre de Trotski Leur morale et la nôtre – la morale bourgeoise « et la nôtre ». Donc il y en a une. « Notre morale à nous », c’est de condamner la vôtre qui est hypocrite. Quand on dit que la morale bourgeoise est l’expression de la classe dominante, qu’elle se contente de fonder sur de prétendues valeurs la domination de la bourgeoisie, que fait-on, sinon de la morale ? Dénoncer l’hypocrisie, c’est porter un jugement de valeur qui suppose la sincérité, qui suppose une pureté possible, même si personne ne la possède. Cette pureté « normative » guide nos jugements. Sinon on ne s’expliquerait pas nos colères. Le marxisme tout le premier se réfère à la morale. Que signifierait Le Capital s’il n’avait à l’arrière-plan la notion de justice et d’injustice ? Ce ne serait que la description d’un mécanisme social, on ne pourrait pas démontrer que la bourgeoisie a tort d’exploiter les classes misérables. Si elle a tort, c’est parce qu’elle est intéressée, qu’elle est mercenaire, c’est parce qu’elle n’attache d’importance qu’à l’argent. » (p.163-164
9 - Injonction biblique qu’on pourrait traduire par « Souviens-toi ! ». Cf. notamment Zakhor : histoire juive et mémoire juive de Yosef Hayim Yerushalmi. Et le dossier sur nonfiction
10 - « Beate Klarsfeld est en prison, mais le chef de la Gestapo en France, Knochen, docteur en philosophie, continue sans doute de vaquer à ses grandes occupations philosophiques et de mener la vie d’un bon bourgeois sans plus penser aux centaines de milliers de victimes misérables dont les ossements pourrissent sous terre. » p.190
11 - « Ce travail particulièrement aride revêt une importance morale exceptionnelle. La personne humaine porte un nom, et elle est un être humain par ce nom qui la désigne ; elle ne se perd pas dans l’anonymat de l’espèce, comme des chiens abandonnés. Mais les tortionnaires-bureaucrates, s’acharnant à déshumaniser le plus complètement possible les « sous-hommes », commençaient par anéantir leur état civil. (…) Le Mémorial de Serge Klarsfeld fait sortir de la nuit et de la nuée, en les appelant par leur nom, les innombrables fantômes anonymes annihilés par leurs bourreaux. Nommer ces ombres pâles, c’est déjà les convoquer à la lumière du jour.» (p.210-211
12 - Il écrit ainsi dans un manuscrit : « La fidélité à Israël s’accommode des motivations les plus variées : on peut être fidèle à Israël parce que son existence semble favorable à la stabilité du Proche-Orient, ou pour faire contrepoids à l’expansionnisme soviétique (…) Nous, les amis de toujours, (…) nous sommes fidèles au jeune État comme l’époux à l’épouse. La fidélité n’a pas peur de se répéter. La fidélité ne craint pas d’être monotone, voire lassante ; et je dirais même que c’est sa vocation. (…) Notre attachement est indéfectible. Notre amitié est invariable. Invariable comme le cauchemar de l’extermination massive qui a failli détruire un peuple entier. » (p.242-243
13 - « En appeler au soi-disant pardon, c’est employer un mot noble et même sublime, qui devrait être réservé à des choses très rares, parce que le pardon (…) est vraiment aussi héroïque et aussi sublime que le dévouement ou que le sacrifice de la vie. Il implique un déchirement, le dépassement de tous ses instincts. (…) Or, en général, les gens qui prononcent ce mot, qui l’emploient, sont des gens tout à fait frivoles, tout à fait superficiels, chez qui le besoin de pardon ou l’appel au pardon traduit tout simplement des intérêts sordides, mesquins, très terre à terre : le désir de reprendre des relations fructueuses avec d’anciens ennemis ; le désir de se disculper  quand ils voyagent ou vont aux eaux thermales en Allemagne, etc. » p.307
Titre du livre : L'esprit de résistance : textes inédits, 1943-1983
Auteur : Vladimir Jankélévitch
Éditeur : Albin Michel
Date de publication : 30/09/16
N° ISBN : 978-2226319364