Machiavel et Goffman à Byzance
[vendredi 12 février 2016 - 14:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Conseils et récits d'un gentilhomme byzantin
Éditeur : Anacharsis
204 pages
Une lettre adressée à son fils offre l'occasion à cet aristocrate byzantin du XIe siècle de composer un recueil de sagesse.

Paolo Odorico propose ici une nouvelle édition, assortie d’une brève préface et de notes de bas de page de qualité, d’un texte peu connu et qui devrait l’être plus – précisons d’emblée qu’on peut le lire sans bourse délier, car le texte de Kékauménos est disponible gratuitement sur internet, ici, dans une traduction anglaise assortie d’un appareil critique extrêmement complet et une bibliographie.

Sur son auteur, on ne sait que peu de choses : aristocrate byzantin, Kékauménos a du naître vers 1010/1020 environ. Comme souvent, l’auteur ne parle que très peu de lui-même : on sait cependant qu’il a été gouverneur d’une province – stratège de thème, pour reprendre le vocabulaire politique byzantin. Il a donc navigué au plus près du pouvoir impérial pendant plusieurs années. C’est à la fin d’une longue carrière qu’il écrit ce texte, probablement entre 1075 et 1078 : il est visiblement à la retraite, tout aussi visiblement veuf, et ce texte est formulé comme une lettre, dédiée à son fils – même si, comme le note Paolo Odorico, l'adresse peut n’être qu’un artifice littéraire.

Le texte se présente comme une série de conseils pratiques, formulés généralement à l’impératif, et entrecoupés d’anecdotes historiques empruntées soit à des événements bibliques, soit à des événements plus récents, auxquels Kékauménos a pu assister lui-même. Il insiste sur cet aspect : tout ce qu’on lit ici vient de son expérience et de « sa propre pensée des choses »1. L’auteur est cultivé : il a lu la Bible, évidemment, mais aussi des livres d’histoire et surtout des traités militaires – on peut penser, notamment, au Traité sur la Guérilla de Nicéphore Phocas, réédité il y a peu par feu Gilbert Dagron2. Cela dit, Kékauménos affirme également n’être pas un expert en rhétorique, et reconnaît la forme brute, mal dégrossie, de son texte : « mais je n’ai pas composé cet ouvrage comme une œuvre poétique », écrit-il 3. C’est précisément ce qui fait sa valeur et son intérêt pour l’historien.

 

« Lutte pour être le meilleur de tous »4

 

Un ensemble de conseils, donc, qui vont du plus concret au plus subtil. On trouve ainsi, sous la plume de Kékauménos, des remarques comme « ne mange jamais de champignons frais »5 ou encore des conseils sur la meilleure façon de tenir ses comptes. Mais l’auteur s’attache surtout à délivrer des conseils visant à guider et à permettre une carrière politique fructueuse. Le message est profondément ambivalent. D'une part, Kékauménos insiste sur les vertus nécessaires : il faut être juste, charitable, généreux, respecter sa femme et ses amis, donner aux pauvres, ne jamais médire de personne, adorer Dieu, surtout. Mais d'autre part, ces vertus, somme toute très classiques, sont immédiatement contrebalancées par une série de limitations : il ne faut faire confiance à personne, ne jamais se confier, ne jamais prêter de l’argent à quiconque, fût-il un ami ou un parent. En toute chose, il faut faire preuve de mesure : ne pas être trop généreux, trop enthousiaste, trop courageux. Bref, les vertus peuvent devenir des défauts, si elles ne sont pas contrôlées.

 

Kékauménos retrouve ici la notion classique, venue de la Grèce antique, de l’arétê, l’excellence en toute choses : que l’on soit un général ou un artisan, un évêque ou un empereur, il faut être le meilleur, aller au bout de soi-même, faire le plus qu’on peut. Nul doute que les responsables des pôles de Nonfiction apprécieront en particulier cette remarque de Kékauménos : « s’il t’incombe quelque travail, comme rédiger des comptes rendus, accomplis-le sans différer. Temporiser n’est pas une solution convenable »1. Ce qui se dégage ici, c’est l’image d’une société byzantine hautement compétitive, articulée autour de la notion d’agôn, cette émulation de tous à chaque instant7. Il y a toujours un profit à tirer de toutes les situations... mais aussi, toujours, un risque, et l’homme prudent ne cesse de marcher sur la corde.

 

Le risque de tomber

 

L’empire byzantin du XIe siècle traverse une période compliquée, marquée notamment par l’invasion des Turcs Seldjoukides, qui écrasent les Byzantins à la bataille de Mantzikert. Le pouvoir impérial, fragilisé, voit se multiplier les révoltes et les oppositions internes : Michel VII Doukas ne s’empare du pouvoir impérial que pour mieux le perdre, quelques années plus tard, au profit d’un jeune général ambitieux, Alexis Comnène. Le texte de Kékauménos s’insère dans ce climat agité et plusieurs de ses conseils ne font sens que s’ils sont replacés dans ce contexte-là : ainsi du quatrième chapitre, « les révoltes contre l’empereur », dans lequel l’auteur met en garde son lecteur et souligne qu’il faut toujours rester fidèle à l’empereur, au risque d’être « broyé »8. Car les punitions sont féroces : énucléation, mutilation, exécution, exil, attendent celui qui fera un faux pas.

 

Le texte de Kékauménos donne une version très réaliste des jeux du pouvoir et des relations sociales. Que l’on soit à la cour impériale ou dans sa forteresse familiale, on est toujours, à chaque instant, observé, épié : les paroles peuvent toujours être rapportées, les actions mal interprétées. D’où l’insistance de l’auteur : il ne faut jamais faire confiance à personne. Kékauménos revient souvent sur cette idée : « que personne ne sache ce que tu as en tête », « ton secret, ne le révèle à personne », « prends garde davantage à tes amis qu’à tes ennemis »9. Vision sombre, grinçante, désenchantée, qui par bien des côtés nous parle avec force – ainsi lorsque Kékauménos souligne qu’une parole prononcée ne peut plus être reprise : comment ne pas penser à la vitesse à laquelle se diffusent les rumeurs, les contre-vérités ou les bourdes sur les réseaux sociaux ? Le byzantin du XIe siècle sait ainsi être d’une actualité surprenante par bien des côtés – un actuel Moyen Âge en effet... Mais Kékauménos livre aussi des conseils qui nous semblent ahurissants, et qui soulignent l’immense décalage qui existe entre son époque et la nôtre : ainsi note-t-il qu’il ne faut jamais héberger chez soi un ami ou une connaissance, car celui-ci cherchera forcément à coucher avec notre femme et nos filles pour nous déshonorer – couchsurfeurs, vous êtes prévenus ! Cette méfiance envers l’ami nous rappelle que le Moyen Âge n’attache pas les mêmes sens à ce mot, ni aux émotions que nous lui associons – on lira le beau livre de Damien Boquet et Piroska Nagy sur les émotions médiévales.

 

Le cynisme, maître mot du texte, est en fait sous-tendu par une vision ambivalente de la nature humaine : « la nature des hommes est fluctuante et instable, et tantôt passe du bien au mal, tantôt tourne du mal au bien »10. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas se fier à quelqu’un : non pas parce que tous sont mauvais, mais parce que personne ne reste jamais le même. Paolo Odorico écrit sans doute à contre sens que Kékauménos révèle « la permanence de l’individu saisie dans les variables de ses constructions sociales »11 : au contraire, ce que montre le noble byzantin, c’est que la seule chose qui soit permanente, c’est précisément la variation constante des choses et des hommes.


La vie sociale comme spectacle

 

Ce qui ressort clairement du texte de Kékauménos, c’est l’importance de l’honneur, de la réputation, la nécessité de tout faire pour ne pas prêter le flanc aux critiques. Il faut entretenir des espions pour être au courant de tout, séquestrer sa femme et ses filles pour ne pas risquer d’être déshonoré par elles. S’il faut pratiquer les vertus, pour parler comme Machiavel, référence convoquée par l’éditeur à la fin de sa préface, c’est surtout pour éviter les critiques et les antagonismes : l’auteur écrit ainsi qu’un officier ne devrait jamais accepter de pots-de-vin, non pas parce que la corruption est mauvaise d’un point de vue moral ou éthique, mais parce que ceux qui paient en garde toujours rancune, et ceux qui ne paient pas sont toujours jaloux. Kékauménos note que le bon stratège doit chercher à être aimé plutôt qu’à être craint, une réponse qu’apportera également Machiavel quelques siècles plus tard. Mais on retrouve toujours cette ambivalence qui caractérise l’auteur, car il note quelques pages plus loin qu’il faut se faire craindre de ses inférieurs, et craindre ses supérieurs, car « la peur est un bien précieux » et ceux qui éprouvent de la crainte « se tiendront bien »12. Dans le Moyen Âge byzantin, la peur est déjà le ciment de l’ordre social, un phénomène dont Patrick Boucheron et Robin Corey soulignaient récemment la permanence dans le monde contemporain.

 

La vie de cour est clairement pensée comme un spectacle : Kékauménos note que les courtisans sont des comédiens, et conseille au général de ne pas participer à ce jeu s’il veut pouvoir rester concentré sur la guerre. Le terme traduit ici par courtisan est politikos (πολιτικός) que l’on aurait aussi pu choisi de rendre par « homme politique », un terme qui fait pleinement sens au Moyen Âge malgré les réticences de certains historiens, comme Thomas Bisson. Pour ces hommes « politiques », la principale qualité est l’oikonomia, le fait de savoir se gouverner soi-même, que Paolo Odorico rend ici très habilement par « compromis ». Il faut intervenir en faveur d’un ami injustement accusé, mais il ne faut pas le faire publiquement ; il faut « aimer tous les êtres humains »13 mais ne se fier à aucun.

 

Plus encore que Machiavel, Kékauménos annonce ici Erving Goffman et sa vision de l’ordre social comme une pièce de théâtre ou une danse, une série de rencontres autocontrôlées mettant en jeu la « face » de chacun des participants14. Et c’est en cela que Kékauménos est précieux : son cynisme n’est jamais découragement, mais au contraire invitation, sans cesse renouvelée, à prendre soin de soi-même, à « faire attention »15, pour respecter toujours les règles du jeu social. Une invitation à allier le vertige de la chute et l'ivresse de la danse.

 



rédacteur : Florian BESSON
Illustration : CC

Notes :
1 - p. 86
2 - Gilbert DAGRON et Haralambie MIHAUESCU, Le Traité sur la guérilla (De velitatione) de l’empereur Nicéphore Phocas (963 - 969), Paris, CNRS Éditions, 2011.
3 - p. 172
4 - p. 110
5 - p. 128
6 - p. 86
7 - François BOUGARD, Régine LE JAN et Thomas LIENHARD (dir.), Agôn  : la compétition, Ve-XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2012.
8 - p. 121
9 - citations p. 74, p. 125, et p. 180
10 - p. 141
11 - p. 21
12 - p. 148
13 - p. 125
14 - Erving GOFFMAN, Les Rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011 ; voir aussi Pascal LARDELLIER, Actualité d’Erving Goffman, de l’interaction à l’institution, Paris, L’Harmattan, 2015
15 - p. 59
Titre du livre : Conseils et récits d'un gentilhomme byzantin
Auteur : Kékauménos, Paolo Odorico
Éditeur : Anacharsis
Date de publication : 22/09/15
N° ISBN : 979-1092011173