La bientraitance sans le « care » ?
[mercredi 27 janvier 2016 - 13:00]
Psychologie
Couverture ouvrage
La bientraitance éducative dans l'accueil des jeunes enfants
Éditeur : Dunod
176 pages
Une psychologue devenue assistante maternelle explique les enjeux et les moyens de la bientraitance envers les enfants en bas âge.

Claire Boutillier, psychologue du développement, est aujourd’hui assistante maternelle. Dans son second ouvrage, qui est rédigé à partir de son vécu professionnel, elle propose une approche de la bientraitance visant d’une part à mieux comprendre les enjeux d’agressivité chez le jeune enfant, et d’autre part à développer des réponses éducatives adaptées.  

 

Dans une première partie, elle s’appuie sur son expérience, ses tâtonnements et ses  interrogations qu’elle cherche à conceptualiser par la mobilisation des travaux précurseurs et contemporains sur la théorie de  l’attachement (Bowlby, Ainsworth, Grossmann). Elle s’applique également à cerner les enjeux particuliers des relations conflictuelles et des comportements violents entre les enfants (Montagner, Tremblay). 

 

Dans une seconde partie plus étoffée sont développées des propositions « d’alternatives éducatives » inspirées surtout par les techniques de « communication non violente » et de « discipline positive », en insistant sur l’importance du besoin de sécurité et des risques potentiels de violences éducatives (Rosenberg, Nelsen, Miller). Dans l’optique de l’auteur, les compétences professionnelles requises pour trouver une « bonne place » dans la relation éducative se fondent sur le dépassement des enjeux de pouvoir inhérents à toute relation asymétrique. Ensuite, les préconisations pour prévenir les situations d’agression entre enfants se déclinent dans des programmes éducatifs de type coping 1. Enfin, les outils en faveur des professionnelles sont orientés pour décoder leurs émotions, anticiper les situations potentiellement désagréables et gérer leur stress. 

 

Accueillir la petite enfance

 

De manière générale, Claire Boutillier part du postulat que l’extension des techniques de communication dans le domaine de la petite enfance peut aller dans le sens d’une meilleure prise en compte des besoins spécifiques des différents acteurs d’une relation éducative. Les professionnels de la petite enfance et les parents pourront se retrouver dans quelques-uns des apports pratiques. Néanmoins, plusieurs aspects de l’accueil des jeunes enfants ont été éludés voire déniés, ce qui fait que l’ouvrage ne problématise pas réellement le concept de « bientraitance éducative ». Les références théoriques mobilisées viennent davantage justifier un positionnement éducatif idéalisé qu’aider à penser la complexité de la prise en charge quotidienne des jeunes enfants, finalement restreinte  au seul type d’accueil à domicile. A titre d’exemple, le concept de care 2 dont aurait pu s’inspirer légitimement cet ouvrage, n’est jamais évoqué ! Sa portée heuristique aurait pourtant pu éclairer la compréhension de l’accueil des jeunes enfants dans ses dimensions de travail, d’éthique et de politique. 

 

En effet ici, l’accueil des jeunes enfants se résume aux relations interpersonnelles hors des enjeux de travail. L’approche proposée fait ainsi porter exclusivement aux professionnels et aux parents la responsabilité des risques de violences éducatives, dans une sorte de psychologisation culpabilisante de la bientraitance. Les problèmes d’organisation du travail, les conditions matérielles, le manque de formation et l’absence de qualification des professionnels du care sont ignorés. Les différents registres du concept même de « bientraitance éducative » ne sont donc pas étudiés et l’auteur promeut une forme de normalisation des bonnes pratiques éducatives. Cette conception de la qualité de la relation éducative fondée sur des modalités binaires (bien/mal-traitance, bonne/mauvaise communication, …) donne une vision simple, simplificatrice voire simpliste des enjeux du travail auprès des jeunes enfants. 

 

Dans une perspective de care, la bientraitance des enfants (care-receivers) est articulée à la qualité de travail des professionnels (care-givers). La réponse aux seuls besoins des jeunes enfants dans une forme de corvéabilité peut être dangereuse. Prises dans une injonction paradoxale, entre le désir inatteignable de bien faire et l’impossibilité de  faire le travail, les care-givers oscillent entre la souffrance éthique et la routine déshumanisante, les deux pouvant produire des actes impulsifs voire violents (Dujarier, Molinier, Dejours). Le care, comme qualité de présence à l’autre, attention sensible aux micro-évènements, constitue ce « travail vivant », inestimable qui ne rentre pas dans les catégories formelles de la bientraitance. Se réapproprier le sens de son travail éducatif par la mobilisation de son intelligence rusée, des règles de métier et de l’activité déontique3 constituent des pistes pour appréhender la dimension éthique (Oury, Dejours).   

 

Valoriser l’expérience

 

Inscrire l’accueil des jeunes enfants sur le plan d’une éthique du care rompt avec les formes d’évaluation et d’expertise chiffrées des  bonnes pratiques ou des référentiels de compétences. Le care donne la primauté à l’expérience, aux dilemmes moraux, aux enjeux de délibération collective dont la négociation est ancrée dans la pratique éducative quotidienne. L’intérêt pour accéder à une sensibilité éthique vis-à-vis des jeunes enfants aurait permis de réinterroger le risque d’essentialisation de la « bonne relation bientraitante », à la fois adossée aux logiques dominantes du capitalisme émotionnel et fondée sur le seul paradigme de la relation d’attachement mère-enfant. « La scène éducative » est constituée par un réseau de relations interdépendantes dont l’ensemble des acteurs est à prendre en compte.4 

 

Depuis la Loi 2002.2 sur la rénovation de l’action sociale, la bientraitance est devenue un axe majeur des politiques publiques à travers notamment le droit des usagers. Malgré cette injonction, le secteur de la petite enfance connaît de fortes restrictions budgétaires, laissant se développer une forme de déréglementation, de privatisation des modes d’accueil et de déqualification des professionnels de terrain. Le champ de la petite enfance est traversé actuellement à la fois par des enjeux économiques liés à l’inclusion des modes d’accueil dans la directive européenne « Services » et des luttes idéologiques sur la conception de l’enfant, et ce depuis le rapport controversé de l’Inserm sur les troubles de conduites de l’enfant de moins de trois ans. Ce rapport d’expertise médicale préconisait notamment des carnets de comportement pour les jeunes enfants, censés dépister les futurs délinquants. 

 

A l’époque, une mobilisation collective de nombreux acteurs, validée par le comité consultatif national d’éthique, avait permis l’expression d’un risque de confusion entre prévention et prédiction. Bien que Claire Boutillier indique ne pas s’inscrire dans cette perspective prédictive, nous constatons qu’elle mobilise plusieurs des auteurs ayant participé à ces travaux scientifiques ! L’écueil majeur d’une approche par les « bonnes pratiques » est de proposer des modalités de traitement de la violence ordinaire par de nouvelles formes de disciplinarisation et de contrôle social. 

 

Au final, plutôt que de souffrir une tentative de vulgarisation, peut-être le concept de bientraitance aurait-il gagné à être tiré vers le haut d'une réflexion philosophique, éthique, politique. N'est-il pas temps de dégonfler l'étouffante baudruche d'un devoir de bien faire qui ne se soucie jamais des conditions du faire ?. 

 

 

Pour aller plus loin :

DELIOT Catherine et GARRAU Marie, Les ambivalences de la bientraitance. Rapport de recherches sur l’émergence, la signification et les effets de la notion de bientraitance dans les secteurs sanitaires et médico-sociaux, 2014

  



rédacteur : François NDJAPOU
Illustration : Flickr

Notes :
1 - Ensemble des efforts cognitifs et comportementaux destinés à maîtriser, réduire ou tolérer des demandes spécifiques internes et/ou externes, vécues par le sujet comme menaçant, épuisant ou dépassant ses ressources (R. Lazarus et R. Saunier, 1978).
2 - Le care désigne indissociablement une pratique, un processus et une perspective : comme pratique, le care décline l’ensemble des activités qui participent des liens d’humanisation ; comme processus, le care est une élaboration collective et éthique des affects orientés pour et  vers autrui ; et comme perspective, le care propose un projet politique visant à dépasser les rapports de domination.
3 - La modalité déontique exprime l'ordre du devoir, en termes d'obligation, d'interdit ou de permission.
4 - L’éthique du care apparaît donc, in fine, comme un processus social et politique (Hochschild, Tronto, Molinier).
Titre du livre : La bientraitance éducative dans l'accueil des jeunes enfants
Auteur : Claire Boutillier
Éditeur : Dunod
Date de publication : 01/05/15
N° ISBN : 978-2-10-072646-2