Simone Weil au travail
[lundi 11 janvier 2016 - 14:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
Simone Weil, l'altissime
Éditeur : Lemieux Éditeur
118 pages
Repenser le sens de la biographie à partir de celle de  la philosophe Simone Weil à la lumière de Deleuze.

Pour qui ne connaît pas la philosophe Simone Weil (1909-1943) – à ne pas confondre avec son homophone Simone Veil, ancienne ministre, auteure de la loi sur l'IVG- le livre de François L’Yvonnet a le mérite d’être clair et surtout de susciter des interrogations sur le sens de la rédaction de la biographie d’un philosophe. Il est souvent malvenu philosophiquement de s’y risquer. Faire un portrait  d’un philosophe, mettant en relation ses thèses et sa vie n’a rien de bien pertinent, à moins de cultiver l’anecdote. On pourrait, précise François L’Yvonnet,  en plagiant Heidegger parlant d’Aristote, dire de Simone Weil : elle naquit, elle travailla, elle mourut. Mais ce serait passer à côté d’une philosophie qu’il est impossible de désolidariser d’un engagement dans la réalité sociale et politique de son époque, donnant par là même, sens à la nôtre. Les élèves ne s’y trompent pas en associant la personne qu’est Simone Weil à leurs propres préoccupations. Ils ont besoin d’incarner les thèses philosophiques, sous peine de n’y voir que pure abstraction.

Parler de la société en s’en tenant à l’écart n’est pas le parti-pris de la philosophe : elle veut en parler de l’intérieur. Elle se tient en marge de la vision synoptique du philosophe de La République de Platon, ne se tient pas à l’écart de la Cité comme Epicure dans son Jardin. Si Descartes s’installe au coin de la cheminée, à distance du bruit du monde pour écrire les Méditations Métaphysiques, Simone Weil s’installe dans le bruit des machines.

Ainsi le peu d’intérêt de Simone Weil pour le Surréalisme ne signifie pas tant une fermeture de son esprit à un mouvement esthétique nouveau, ou une réponse aux propos assez outranciers de Georges Bataille la qualifiant de laide et de sale, qu’une tout autre conception de la réalité et la volonté de se rapprocher de la souffrance du travail, sans se distancier par un jeu de représentation. La plupart de ses œuvres seront éditées après sa mort. Elle n’aime  pas non plus l’humour, proche en cela de Cioran pour qui l’humour fait manquer l’absolu1. Mais cet engagement ne l’empêche pas de rester sur le seuil, comme l’écrit François L’Yvonnet. Elle n’adhérera à aucun parti, aucune Eglise, même si elle se sent proche des catholiques. C’est d’ailleurs un paradoxe de plus : proche des communistes à qui elle reproche toutefois leur abstraction théorique – elle mettra Trotski en colère un soir où elle l’avait invité avec femme et enfants, faisant dire à Nathalia Sedova, son épouse :  « cette enfant qui tient tête à Trotski »2 - elle n’adhèrera jamais au Parti. Elle défendra même ultérieurement l’idée de la suppression de tous les partis,  causes du recul d’une véritable participation populaire.

La souffrance au travail comme expérience christique

Elle veut s’exposer pour découvrir la vérité qui est selon elle, contact direct avec la réalité.  C’est ainsi qu’elle réfutera la croyance de Marx en la puissance libératrice des machines, lui reprochant de ne pas être sur le terrain. C’est vrai qu’elle sait de quoi elle parle. En fin d’année 1934, elle donne congé à l’enseignement et elle entre d’abord chez Alsthom comme ouvrière sur presse,  puis chez Renault où elle sera fraiseuse après avoir été sur les chaînes à Boulogne-Billancourt. Elle vit les cadences infernales dans son corps qui provoquent la mise à mort de la pensée. François L’Yvonnet la cite : « Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte comme la chair se rétracte devant un bistouri »3. L’union de l’âme et du corps, elle la vit. Elle parle d’humiliation permanente, d’esclavage,  plutôt que de souffrance.  Elle reprochera à Trotski et Lénine de n’avoir jamais mis les pieds dans une usine et de n’avoir rien compris à la véritable aliénation. De la philosophie stoïcienne comme remède, elle soulignera les limites. Comment en effet parler de liberté intérieure intacte en de telles conditions ?

Elle voit au contraire dans la souffrance du travail, dans la transformation de l’homme en matière, une délivrance vis-à-vis de son « je », et l’accès à la sainteté christique, par la transfiguration opérée par le travail. Pour cela il faut que les hommes parviennent à une lucidité quant au véritable rapport des choses. Ce n’est possible que s’ils s’approprient l’appareil productif en son ensemble.Ce passage par l’expérience du corps est donc essentiel chez Simone Weil non seulement pour repenser la théorie de Marx, mais surtout pour vivre la religion selon l’expérience christique, lui donner la chair : aimer l’amour divin à travers le malheur. C’est la condition essentielle aussi pour se dissocier de son moi.

Disparition du sujet : pour un impersonnel singulier

Proche de Pascal qui ne voyait qu’orgueil dans le « moi », Simone Weil écrira que « le péché en moi dit « je » »4. Paradoxal alors serait le travail de François L’Yvonnet qui mettrait en avant un moi qui le refuse ? Pas tant que, cela surtout si on se souvient de l’ouvrage que Deleuze avait consacré à Spinoza aux Presses Universitaires de France en 1970 : Spinoza. Philosophie pratique. Il en reprend ici la structure : une biographie suivie d’une indexation commentée des concepts spinozistes. Au début de son livre, Deleuze écrivait : « Nietzsche a bien vu, pour l’avoir vécu lui-même, ce qui fait le mystère de la vie d’un philosophe. Le philosophe s’empare des vertus ascétiques – humilité, pauvreté, chasteté –  pour les faire servir à des fins tout à fait particulières, inouïes, fort peu ascétiques en vérité. Il en fait l’expression de sa singularité. »5 Il n’y a pas d’autre vie pour le philosophe rajoutera-t-il. Mais la singularité n’est pas l’orgueil. La singularité est expérience solitaire. Cette singularité peut se maintenir dans le souci du passage à l’impersonnel, c’est-à-dire à la libération du « je ». François L’Yvonnet cite à ce propos Simone Weil : « Le passage dans l’impersonnel ne s’opère que par une attention d’une qualité rare et qui n’est possible que dans la solitude »6. À ce titre l’expérience de l’usine est propédeutique à cette mise à l’écart du « je ».

Le péché c’est se réfugier en Dieu pour ne pas se perdre. Cette thèse de Simone Weil montre les limites entre la foi et la superstition où Dieu devient raison de vivre, idole. Il faut accepter le vide, au contraire, « et par suite, accepter la mort »7. Cette thèse est ainsi en totale adéquation avec la critique actuelle de la société de consommation qui se présente aussi comme quête du plein par crainte de la mort. Le passage à l’impersonnel, qui revient ici à ne pas ramener Dieu à moi, est alors une libération vis-à-vis de cette peur…et des dérives intrinsèques comme les fanatismes.

Une philosophie du concept : Simone Weil un personnage conceptuel deleuzien ?

Tenant compte de ce refus d’une philosophie du sujet par Simone Weil et oeuvrant pour une philosophie de l’ « impersonnel », François L’Yvonnet ne construit-il pas finalement dans cet ouvrage un personnage conceptuel ? « Qui est « je » ? », écrivait Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? C’est toujours un « il », répondait-il. Que faut-il entendre par là ? Un philosophe ne se réduit pas à sa vie historique. Il est Idée, Concept. Le texte de François L’Yvonnet est une biographie, pas un pur récit-écrit sur la vie (bio-graphie) d’une philosophe car nous serions alors dans l’anecdote. Écoutons Deleuze : « Il n'y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent »8

Le détachement impersonnel comme choix éthique  est aussi choix philosophique. Simone Weil, dans L’Enracinement, écrira que « nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous »9. Il ne s’agit donc pas de raconter une histoire, mais bien d’écrire la vie du concept. C’est cela une biographie.

 

 



rédacteur : Maryse EMEL
Illustration : D.R.Le monde des religions/Simone Weil

Notes :
1 - p.25
2 - p.27
3 - p.42
4 - p.44
5 - Nietzsche Généalogie de la morale, III
6 - p.61
7 - p.62
8 - Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991
9 - cit. p.67
Titre du livre : Simone Weil, l'altissime
Auteur : François L'Yvonnet
Éditeur : Lemieux Éditeur
Date de publication : 08/10/15
N° ISBN : 978-2373440379