Pour une philosophie de l'improduction
[vendredi 25 décembre 2015 - 16:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
Critique de la destruction créatrice, Production et humanisme.
Éditeur : Les Belles Lettres
336 pages
Poser les bases philosophiques d’un autre modèle de développement, à rebours des tendances (ubiquité, accélération du faire et abolition du temps)

 Le nouvel ouvrage de Pierre Caye reprend une problématique déjà abordée dans son livre précédent : Morale et chaos. Principe d’un agir sans fondement, paru en 2008. Élargissant son questionnement de l’agir humain vers la production en tant que phénomène global, représentant un risque à la fois écologique, économique et politique, l’auteur cherche à en penser les soubassements métaphysiques et à poser les bases philosophiques d’un nouveau modèle de développement.

 

État des lieux : l’épuisement de l’être

 

Partant du concept de « destruction créatrice », élaboré par l’économiste Joseph Schumpeter, l’auteur questionne la possibilité d’un tel mode de production, qui de la destruction même tire les ressources non seulement de son renouvellement infini, mais de l’intensification de sa puissance. Ce mode de production recèle une illusion que l’auteur s’efforce de dévoiler. Il est selon lui erroné de croire que le capitalisme soit doté d’une capacité de se régénérer complètement à travers les processus de destruction. Une part de ce qui se détruit dans la destruction créatrice se perd irrévocablement et ne peut pas être remplacée dans le processus créateur censé prendre le relais. La destruction créatrice va inéluctablement à sa perte, à l’épuisement de toutes les ressources qui la rendent possible.

 

Toutefois, Pierre Caye n’en reste pas à l’examen de cette doctrine sur le plan économique. Son objectif est au contraire de passer de ce plan à un autre, celui de la métaphysique qu’il présuppose. En effet, selon lui, la destruction créatrice ne désigne pas seulement le processus de développement propre à la société capitaliste, mais peut servir pour caractériser l’ontologie philosophique contemporaine dans son ensemble. À l’instar de cette vision économique du capital, l’ontologie contemporaine envisage l’Être même comme puissance de production infinie. Alors que, d’après P. Caye, c’est la tâche de la philosophie que de se pencher sur la théorie du productivisme contemporain et de prendre au sérieux la violence extrême de négation qu’une telle théorie rend manifeste (la destruction qu’elle implique), l’on ne trouve dans les conceptions métaphysiques contemporaines aucun traitement lucide de cette problématique. La philosophie est bien évidemment consciente des effets néfastes de la destruction créatrice – sous la forme de ce que P. Caye appelle des « externalités négatives », par exemple : pollution, raréfaction des matières premières, etc.  – mais elle ne cherche pas à remonter aux causes de ce processus, à s’interroger sur ce qui le rend possible. C’est une telle remontée que vise l’ouvrage de Pierre Caye, Critique de la destruction créatrice, mais au sens presque kantien du terme de critique, comme recherche des conditions de possibilités. Son geste est donc inverse à celui de la philosophie contemporaine qui, d’après lui, épouse le mouvement de la théorie économique productiviste, va dans le sens de l’idée de production conçue comme surproduction, puissance suprême.

 

Pour étayer son argument, l’auteur passe en revue plusieurs conceptions de la puissance (de Bergson à Negri, en passant par Foucault, Deleuze et Habermas). Toutes sont touchées par ce vice fondamental de vouloir échapper à l’épuisement de l’Être en distinguant entre la bonne et la mauvaise puissance, la première qui dispense l’Être et la seconde qui l’épuise. Toutes prétendent libérer l’homme de l’emprise de la technique et de son asservissement à la production forcenée menant à la destruction – projet formulé dans toute son ampleur par Heidegger.

 

Or, et c’est la thèse principale de P. Caye, pour rendre l’Être opérant et créateur, il faut en passer par autre chose que l’Être. Et cet élément indispensable, pour penser l’Être et la production, il va le trouver dans la philosophie du néoplatonisme.

 

Le néoplatonisme et la technique d’improduction

 

Au regard de cet épuisement de l’Être, sur le plan à la fois philosophique et économique, l’auteur propose d’emprunter « un chemin métaphysique plus long et moins battu »1. Ce chemin en effet offre une approche tout à fait inattendue : pour contrer ces ontologies de production frénétique qui renforcent la théorie économique de destruction créatrice, P. Caye fait appel à la métaphysique néoplatonicienne, en tant que « matrice de la métaphysique » de l’Occident. Alors que la philosophie contemporaine, à commencer par celle de Heidegger, manifeste de l’oubli de l’Un au profit de la pensée de l’Être, le néoplatonisme permet de renverser la tendance en fournissant « une pensée tout à la fois de la production et de son autre »2, de l’Être et de l’Un. Le néoplatonisme pourrait ainsi contribuer à élaborer une critique de la production contemporaine en permettant de rétablir la différence au sein de l’indifférenciation, entre création et destruction – différence non pas « ontologique », mais « hénologique » donc.

 

La dissociation entre l’Être et l’Un résulte du fait que l’Être, selon le néoplatonisme, ne possède pas son principe de cohérence en lui-même, celui-ci doit lui venir de l’extérieur. Si l’Être est principe de la production, l’Un est principe de l’improduction, « principe d’improduction de toute productibilité ». L’Un préside à une opération distincte, de « sauvegarde de l’Être », de conservation, tandis que l’Être assure la création. L’hénologie permet de penser l’improduction comme force : grâce à l’Un, l’Être peut être sauvé de son épuisement définitif.

 

Autrement dit, poser des limites à la production

 

En quoi consiste alors cette force d’improduction ? Pour l’activer, nous dit l’auteur, il faut l’envisager comme une technique. Si l’Un est le principe valable pour le monde intelligible, dans le champ de métaphysique, son analogon dans le monde sensible est la technique. Sa fonction, celle d’improduction, consiste à poser des limites à la production. Pierre Caye propose la formule de « technique d’improduction », pour désigner la fonction de cette technique, celle de retenue et de retrait. Elle opère non pas dans le champ de l’Être, de la production du réel, mais dans le champ de sa constitution. Heidegger, interlocuteur privilégié de l’auteur, propose un projet de critique de la technique et essaye d’en libérer la production. Or il s’agit pour Pierre Caye, à l’inverse, de dissocier la technique de la production. Du coup, « la technique apparaît comme le médiateur qui assure le passage de l’improduction non pas directement à la production, mais à sa fonction de condition de possibilité de production »3. Le questionnement sur les conditions de possibilité de la production engendre la question de la conservation, à travers la limitation. « Notre civilisation ne sait plus concilier conservation et production », c’est la tâche que doit s’assigner la technique.

Dans le néoplatonisme, notamment chez Proclus, on peut trouver une telle conception de la technique (technikon), pensée non comme intensification de la production, mais comme mesure et limitation. L’importance d’une telle pensée de la limite est décisive pour le projet de P. Caye. Puisque la technique se situe sur le plan des conditions de possibilité, elle n’a pas prise sur la matière, mais sur l’espace et le temps. Elle produit de l’espacement. Ces opérations, l’espacement et la temporalisation, vont à l’encontre des tendances à l’ubiquité, l’abolition du temps, l’accélération des échanges et opérations, facilitées par le tournant technologique de notre époque.

 

Vers le développement durable : architecture et patrimonialisation

 

Aussi l’architecture est-elle la mieux à même d’offrir, selon Pierre Caye, l’exemple d’une telle technique de délimitation. Elle est l’archi-tectonique de toute technique, archi renvoyant au principe, à ce qui précède et rend possible l’émergence des corps, des formes et des dimensions. L’architecture envisagée comme dilatation (de l’espace et du temps) assure les conditions de possibilité de la conservation et de la production.

En effet, l’architecture comme savoir et technique est capable d’informer nos structures de sensibilité a priori, le temps et l’espace, en les intensifiant. Ces sens ne sont pas innés mais demandent d’être instruits et construits dans le temps. L’architecture comme technique nous permet d’investir l’espace, le rend habitable pour nous. L’espacement est donc originellement l’œuvre de l’architecture, d’une opération spatio-temporelle de délimitation. Aménager l’espace et temporaliser le temps est sa fonction première. En espaçant, l’architecture s’incruste, pour ainsi dire, entre le monde sensible et le monde intelligible, circonscrit un monde moyen et noue ainsi avec la fonction médiatrice propre à toute technique. L’architecture n’a pas de prétention de transformer le monde, affirme P. Caye : elle procède à sa « surédification ». Elle offre une alternative à la technique de production, transformatrice et destructrice : elle œuvre à orner et embellir. « À l’origine de la technique moderne »4, l’architecture peut ainsi devenir un outil efficace d’organisation et de critique du monde productif.

 

via le droit, des biens du capital deviennent des biens inaliénables

 

Comment faut-il concrètement procéder pour échapper à la destruction créatrice et instaurer un régime de sauvegarde du réel ? Il faut en passer par le processus de patrimonialisation, qui lui doit être assuré par l’institutionnalisation juridique. Le processus de patrimonialisation opère un changement radical de registre aussi bien économique que métaphysique. C’est lui qui permet de ménager le passage de la croissance au développement (durable), à condition que le droit agisse comme vecteur de transformation du capital en patrimoine. En extrayant les biens de la circulation, il les rend inaliénables. Le droit est autoréférentiel, il n’a pas besoin de réalité, de nouveaux cas pour se maintenir. En même temps son positivisme ne consiste pas dans son caractère strictement formel, ce n’est pas une boîte à outil, mais il possède une véritable « dimension métaphysique et symbolique »5. Le droit est garant de la sauvegarde des étants en dehors des processus de production, ce qui permet de le désigner, de façon analogue à l’architecture, mais non pas exactement au même titre, comme technique d’improduction. Mis hors de la circulation marchande, tout ce qui se conserve, se conserve dans le temps, dans la durée. La culture n’est pas une conséquence directe de la capitalisation, elle n’émerge pas comme résultat d’un surplus dans la production, mais elle appartient à un ordre symbolique relevant d’une construction durable dans le temps.

 

L’originalité du livre de Pierre Caye tient donc dans sa tentative de donner une envergure métaphysique à deux concepts de provenance économique : la destruction créatrice et le développement durable. Dans cette perspective, il réfléchit sur ce que pourrait être la production envisagée d’un point de vue de sa durabilité et non de son intensification. Des techniques d’entretien, de soin (care) de l’Être et de la production doivent s’imposer au terme du processus de patrimonialisation. Mobilisant conjointement l’analyse du néoplatonisme, de l’architecture et du droit patrimonial, l’ambition de l’ouvrage de P. Caye n’est rien de moins que de fonder une nouvelle métaphysique : une métaphysique de l’improduction.

 

 



rédacteur : Ioulia PODOROGA
Illustration : wikimedia CC

Notes :
1 - p. 85
2 - p. 110
3 - p. 177
4 - p. 225
5 - p. 297
Titre du livre : Critique de la destruction créatrice, Production et humanisme.
Auteur : Pierre Caye
Éditeur : Les Belles Lettres
Collection : L'Âne d'or
Date de publication : 18/11/15
N° ISBN : 978-2251420554