Une présence qui guérit ?
[lundi 14 septembre 2015 - 14:20]
Psychologie
Couverture ouvrage
Travailler avec les patients difficiles
Éditeur : Ithaque
332 pages
Le psychiatre et psychanalyste Franco de Masi offre dans ce livre un propos théorique sur les cas difficiles et leur thérapie analytique en l'illustrant de nombreuses vignettes cliniques.  

Les cas difficiles en question sont borderlines, psychotiques, pervers, pédophiles, transsexuels. Pour les aborder, De Masi passe en revue les thèmes qui leur sont habituellement rattachés : délire, hallucination, haine et destructivité, mais aussi, très actuelle, cyber dépendance et tout au long du livre, difficultés liées au transfert.

Je commencerai par noter l'intéressante distinction qui est faite1 entre une agressivité (parfois meurtrière) portée par la haine et une "destructivité" qui est plutôt associée à une indifférence émotionnelle dont il est ici assez brillamment montré qu'elle est dangereuse parce que déshumanisante, à quoi De Masi ajoute :

La destructivité se distingue de l'agressivité car elle exprime indifférence et absence d'hostilité envers un objet spécifique ; c'est une opération antirelationnelle2, silencieuse, qui procède de façon planifiée et qui se développe dans un état mental particulier, où sentiments et émotions sont abolis. On peut être destructeur sans haïr. Haïr, en effet, est désagréable et implique un conflit, alors que le sadisme destructeur est agréable.

Cette idée est, selon le style du livre, déclinée à travers un choix judicieux et parlant de vignettes cliniques tirées de la pratique thérapeutique de l'auteur et de ses supervisions, ainsi que de la littérature psychanalytique et parfois du cinéma.
Mais De Masi propose également, auteurs-clé à l'appui3, d'autres définitions qui finissent par faire de son livre un manuel "illustré" qui constitue une honorable introduction aux concepts couramment utilisés en psychocriminologie et aux cas difficiles rencontrés par les praticiens de ce champ.

Ainsi définit-il la « sexualisation du trauma » ; une expression sans doute courante dans ce domaine, mais dont l'usage bénéficie tout de même d'un rappel : il s'agit de la configuration dans laquelle, « à côté du trauma se développe une construction psychopathologique où le signifié même de la violence subie est perdu. » 4 La suite du propos sur ce trait pathologique est initiée par un exposé de cas.

A la lecture d'un autre ouvrage de Franco De Masi ; La perversion sadomasochiste 5, j'avais été frappée par la distinction qu'il faisait, pour ces patients gravement atteints, entre « parties saines » et partie pathologiques, étant moi-même dans l'incapacité de scinder ainsi aucun être humain, surtout dans le cas de la perversion où me semble-t-il, à partir du moment où, avec la psychanalyse, on parle de sujet pervers, il faut considérer que c'est toute la logique suivie par ce sujet, qui est perverse. Où est la partie « saine » d'un sujet qui vise la destruction de l'autre ; dont les actes, fussent-ils en apparence bons, font partie d'une ultime visée qui consiste à diminuer et soumettre cet autre ? 
Cette partition entre parties saines et malsaines (même si elles ne sont jamais appelées ainsi ; malsaines, par l'auteur qui est plus diplomate), est également très présente dans Travailler avec les patients difficiles. Mais, elle passe au second plan parce qu'elle y apparaît davantage comme une manière de dire qui ne semble pas entamer négativement la capacité de l'auteur à être, vis à vis de ses patients, dans un contact réel, empathique, fait d'une écoute durable. De fait, il ne semble plus tant s'agir, pour De Masi, de remettre ses patients dans le droit chemin, démarche que je raillais dans la critique du précédent livre en faisant remarquer qu'un pervers ne risque guère de se laisser ainsi réorienter6. L'impression qui se dégage du présent livre est plutôt que De Masi essaie réellement, dans une démarche difficile et au long cours, d'aider ses patients à sortir du délire, de l'hallucination, du repli sur soi. Et il est convaincant. Sauf quand il reparle de la perversion, notamment entre les pages 201 et 213, sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire... Je crois d'ailleurs que la vraie perversion fascine et est un phénomène si peu nuancé et si dérangeant qu'il est difficile à beaucoup et à cet auteur de ne pas l'édulcorer en lui adjoignant des excuses (le pervers aurait été maltraité), de possibles ouvertures vers le bien et même des parties saines. Quant aux ouvrages qui parviennent véritablement, sans concessions, à dépeindre la perversion, ils sont souvent insoutenables.
De manière générale dans le livre, la responsabilité des dysfonctionnements psychologiques entraînant les sujets dans des problématiques très douloureuses ou même insolubles (que faire pour un homme, transsexuel, qui s'est fait opérer et le regrette ?) ou dans des formes de « retrait psychique » qui confinent au délire ou au déni de l'autre, est effectivement attribuée à l'entourage familial, toujours insuffisamment bon : le plus souvent, c'est l'absence de soutien et de présence parentale, d'empathie, qui est considérée comme la cause des « constructions psychopathologiques » dont parle De Masi, parce qu'il laisse les enfants, puis les adultes, démunis face à la nécessité d'élaborer ce qui leur arrive et enclins à se retirer dans des modes de fonctionnement délétères mais envahissants parce que décidément trop « séduisants » pour eux (jouir de la souffrance, par exemple). L'autre cause de pathologie qui est la plus fréquemment évoquée est l'intrusion parentale, une intrusion à tendance plus ou moins incestuelle qui empêche le sujet de se lier à l'autre dans une certaine distance et sans crainte.
On ne peut nier l'importance du soutien et de la présence parentale, cette présence ayant naturellement à être tout autre chose qu'une simple présence physique : il s'agit que les parents soient réceptifs à ce que vit et dit l'enfant. « Contenants », pour employer la terminologie utilisée. Contenants mais pas envahissants. On peut penser qu'il faudrait cette parfaite mesure. Mais c'est une vue très idéaliste. Car d'une part cette juste mesure, si elle existe, ne garantit pas l'absence de dysfonctionnements psychologiques : certaines personnes très déséquilibrées ont eu, pour autant qu'il soit possible d'en juger, des familles charmantes. Et par ailleurs...
Est-il bien raisonnable, est-il seulement psychanalytique de cautionner la plainte des patients au sujet de leur famille d'origine, au point de penser qu'elle détermine leur pathologie ? Car le second problème qui se pose, est que nombre de gens bien portants ont aussi été confrontés à des parents maltraitants ou indifférents, voire intrusifs. Ils n'en deviennent pas pour autant des pédophiles, de dangereux sadomasochistes etc.. 
A partir de là, il était logique que De Masi en vienne à citer Alice Miller décrivant Hitler comme un enfant purement et simplement maltraité, ce qui expliquerait ses crimes. Or à l'époque d'Hitler en Allemagne et ailleurs, les châtiments corporels étaient monnaie courante, et Hitler n'est certainement pas le seul à avoir été maltraité. Il est pourtant le seul à avoir été assez destructeur pour impulser l'organisation du processus de destruction à grande échelle que nous connaissons. Pourquoi lui ?
Quant aux patients de De Masi, pourquoi, eux, ont-ils basculé dans des modes de fonctionnement douloureux, insoutenables ? A mon avis, le mystère demeure entier.
Mais De Masi réussit à transmettre un peu d'espoir de parvenir, quand même, à guérir, même si cet obectif paraît inapproprié pour nombre des sujets mentionnés, tant ils sont gravement atteints dans leur identité et leur rapport aux autres. Dès la page 21, il écrit : 
« Il n'est pas possible de tenir pour difficiles les patients qui se présentent aux entretiens préliminaires avec des symptômes psychopathologiques marqués ; on ne peut prévoir l'évolution analytique uniquement sur cette base. La gravité de la symptomatologie clinique n'exclut pas a priori  l'indication d'un traitement analytique, lequel ne sera pas forcément difficile, son issue négative n'étant pas davantage fatale. » 
Pour étayer cet optimiste propos, il propose ainsi, d'entrée de jeu, le récit du cas d'une toxicomane heureusement guérie de sa toxicomanie :

Elle me surprit quand, au retour des vacances estivales, après une année de thérapie, elle m'annonça qu'elle avait arrêté de se droguer. (...) Elle ajouta qu'elle avait dû le faire pendant les vacances et loin de moi ; ainsi seulement elle pouvait être certaine que la décision lui appartenait vraiment et qu'elle ne l'avait pas prise pour me faire plaisir.


Rien n'exclut qu'un psychanalyste, un psychiatre, un quelconque être humain parvienne à en guérir un autre par des moyens qu'il demeurera à jamais incapable de formuler, cependant que la cause du malheur dépassé demeurera à jamais incompréhensible.
Si le propos de psychanalystes qui essaient d'expliquer ce qu'ils font et ce qui rend malade, a souvent été si compliqué, alambiqué, incompréhensible, c'est que ce qui détermine ou permet de quitter un état pathologique est souvent totalement indicible, à l'instar de la douleur, du plaisir, du désir... sans même parler de la pulsion ou pire, de l'instinct. Car au fond, si en psychologie humaine, peu utilisent ce terme d'instinct, il se pourrait bien qu'il ne compte pas pour rien dans ce qui pousse un sujet à détruire, à aimer... ou à guérir.
A défaut de trouver la "cause du mal" ou une technique de guérison universelle dans ce livre, je remarque en tous cas plusieurs annotations cliniques qui me paraissent soutenues par cette volonté de guérir que je ne saurais réprouver :
- La nécessité, quand on a affaire à des patients très déstructurés, de permettre des séances moins fréquentes que ce qu'il est accoutumé de proposer, afin d'éviter un rapprochement trop soudain, effrayant.
- La distinction, précieuse, entre transfert amoureux et transfert délirant (« érotique », dit De masi) est caractérisée (elle est même assez curieusement caractérisée), alors même que dans l'enseignement classique, elle a longtemps manqué, et manque peut-être encore. De Masi la caractérise en explicitant son ressenti, comme il est d'usage dans ce courant de la psychanalyse qui travaille à partir du contre-transfert :

La séduction et la tentative de projeter l'excitation sur le partenaire s'exercent avec une pression constante et ne parviennent à provoquer aucun sentiment positif chez l'analyste ; ils induisent au contraire un type d'émotion désagréable. La force de la projection a la capacité de produire chez l'analyste les effets propres à l'idée délirante, si celle-ci parvient à monopoliser, attirer vers elle et dissoudre toute autre idée, en la faisant passer pour fausse. Sous la pression de la projection du patient et dans la conséquente ambiance 7 teintée d'irréalité, l'analyste a le sentiment de n'avoir aucun pouvoir face "à l'argument de la chair" et doit lutter contre la sensation embarrassante d'avoir cru en sa capacité analytique ou en l'existence de l'analyse, qui ne serait rien d'autre qu'une illusion dont il s'est nourri. L'analyste est soumis à l'expérience délirante de l'hallucination et le pouvoir d'illusion du patient s'exerce précisément en essayant de troubler son sentiment d'identité analytique.8

 

Cette description donne des indications sur le vécu de l'analyste, un vécu qu'il est difficile de transmettre, bien que l'intérêt que cela présente soit très significatif, car l'étrangeté du ressenti de l'analyste atteste parfois beaucoup mieux qu'un propos purement théorique de la présence de phénomènes pathologiques comme la psychose. Cette description est donc assez remarquable pour être questionnée afin de mieux cerner la difficile question du transfert que les psychanalystes ont la particularité de ne pas évacuer, cependant qu'on leur reproche parfois justement de le laisser un peu trop se développer ; à savoir jusqu'au délire. Or De Masi se positionne très nettement face à ce risque : « Mon point de vue est que la sexualisation de la relation analytique ne contient pas un potentiel de développement émotionnel et doit être traitée comme une structure psychopathologique tendant à coloniser la pensée de l'analysant. »9

Après, quand, ne pouvant apparemment pas s'en empêcher, il ajoute qu'il faut aider le patient à se soustraire à cette « structure psychopathologique » et lui montrer le chemin de sa partie saine... Je ne suis pas sûre d'en être encore. Car je crains que par cette manichéenne porte du bien et du mal nous ne sortions de la psychanalyse pour entrer dans une toute autre dimension. La réalité me paraît beaucoup plus nuancée : quand nous parlons du bien et du mal, du sain et du malsain, il nous faut, pour rendre justice à ce que nous voyons, parler plutôt d'inextricabilité et de liens indissolubles. Les choses deviennent si complexes que toutes les vignettes cliniques explosent.

Il n'y a alors plus de manuels qui tiennent...

(Travailler avec les patients difficiles est une traduction de Lavorare con i Pazienti Difficili, paru en 2012 chez Bollati Boringhieri Editore, Turin).



rédacteur : Elen LE MéE, Chef du pôle psyché et cognition

Notes :
1 - p.215 à 217 et suivantes
2 - c'est moi qui souligne
3 - L'utile bibliographie que ces références constituent au final paraît en fin d'ouvrage quand, pour d'autres livres d'Ithaque, elle paraît seulement sur le site de l'édition, innovation éditoriale qui allège sans doute le volume et le coût de certains ouvrages mais ne plaît pas à tous les lecteurs.
4 - p.209
5 - Ithaque 2011
6 - voir la critique sur Nonfiction :  http://www.nonfiction.fr/article-5381-aux_sadomasochistes_la_perversion.htm
7 - Je pense qu'il y a ici une erreur de traduction : il ne s'agit probablement pas de l'ambiance "conséquente" mais de l'ambiance "consécutive", c'est à dire qui s'en suit..
8 - p.146-147
9 - p.147
Titre du livre : Travailler avec les patients difficiles
Auteur : Franco De Masi
Éditeur : Ithaque
Titre original : Lavorare con i pazienti difficili
Nom du traducteur : Manlio Sciommeri, Muerielle Collet
Collection : Psychanalyse
Date de publication : 15/03/15
N° ISBN : 978-2916120508