Le bonheur est-il dans le champ?
[mercredi 12 août 2015 - 12:00]
Psychologie
Couverture ouvrage
Le champ analytique: un concept clinique
Éditeur : Editions d'Ithaque
224 pages
Une réhabilitation du champ analytique, un concept clinique boudé par la communauté psychanalytique pendant cinquante ans.

« Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins... »

Dans une séance de travail psychanalytique, le fonds de pensabilité vient moins à manquer que les stratégies défensives de l’analyste. C’est, en substance, ce que soutient cet ouvrage collectif dirigé par Antonino Ferro et Roberto Basile. Le développement de la psychanalyse de(s) groupe(s) nous avait familiarisé avec une pensée intersubjective qui ramifie et transcende la somme des unités intrapsychiques qui la composent. Le champ analytique propose ce postulat au couple analysant-analyste et s’intéresse à la gestalt émotivo-sensorielle inédite créée par le chevauchement des deux champs psychiques. Bâti sur les galeries souterraines du processus transférentiel, le champ apparait comme le plancher d’un théâtre onirique où transitent les personnages de la séance, ces « hologrammes du fonctionnement mental de la paire analytique »1 qui incarnent les charges émotionnelles remises en jeu dans le travail. L’exploration du monde intrapsychique du patient se meut ainsi en exploration du champ : ses héros, ses fantômes, ses figurants mais également ses turbulences, sa capacité à figurer les poussées proto-émotionnelles qui s’y manifestent ou à s’en rendre malade. Dans ce modèle, la maladie du patient devient maladie – relationnelle – du champ et l’ambition thérapeutique est sa restructuration au fil des sentiers narratifs (ré)ouverts par le processus analytique.

La maladie du livre, pour sa part, pourrait bien être une certaine homogénéisation théorique du concept de champ analytique : la déférence pour l’œuvre des Baranger est commune à l’ensemble des textes rassemblés (T. Ogden et J. Grotstein échappent à la règle) mais celle-ci peut être – au moins  doublement explicable :

Premièrement, l’inventivité clinique du champ méritait bien sa plaidoirie au procès d’hérésie intersubjectiviste qui lui est fait depuis des années. À y regarder de plus près, l’intrapsychique ne s’acclimate pourtant pas si mal aux travaux des champs, bien que les textes mettent davantage l’accent sur son mouvement introjectif, générateur de transformation psychique et en commerce perpétuel avec la matrice relationnelle. L’asymétrie analytique y est fermement maintenue2 mais sans se laisser utiliser comme refuge aux fantasmes omnipotents de l’analyste. Les récits cliniques mettent d’ailleurs en scène des analystes exposés par le jeu dialectique subjectivité/intersubjectivité et qui, avertis de leur inévitable présence relationnelle, redoublent d’exigence dans le tempo interprétatif et l’analyse de leur contre-transfert.

Deuxièmement, prendre l’œuvre des Baranger comme point de départ à une contribution prépare le terrain à des pages cliniques inspirées et sème des graines utiles dans le champ des évidences psychanalytiques. L’inconscient, par exemple, est bousculé dans ses repères topologiques : extirpé des tréfonds de l’appareil (intra)psychique du patient, il devient un « inconscient à construction duelle duplice »3, un inconscient en restructuration permanente et formé en séance par le couple thérapeutique. L’occasion de désacraliser un peu le noyau inconscient – basal  de la psyché (par définition inaccessible au dialogue même au dialogue analytique) et de le distinguer des processus « à la limite de l’inconscient et du préconscient »4 avec lesquels patient et analyste se mettent au travail.

Il aurait été très utile de questionner – mais l’ouvrage manque généralement ses ambitions de confrontation théorique – ce qui a véritablement empêché l’expansion du champ analytique. Pourquoi n’a-t-il jamais rayonné au-delà de certains cercles post-kleiniens ? Un espace-temps où se rejoignent les mouvements intrapsychiques n’est pas exagérément allogène si l’on repense à l’assimilation de l’espace transitionnel de D.W. Winnicott au background psychanalytique. Si les ambitions intersubjectivistes du champ analytique ont pu faire grincer quelques dents, ce sont vraisemblablement les réaménagements techniques sous-jacents à son modèle de travail qui ont précipité sa mise en quarantaine.

« …Gardez vous […] de vendre l’héritage que nous ont laissé nos parents. Un trésor est caché dedans... »

 Alors, travailler dans le champ analytique, est-ce encore de la psychanalyse ? L’utilité thérapeutique de l’interprétation de transfert est clairement chahutée par l’ouvrage, sans pour autant être totalement remise en question. Pour le lecteur issu d’une culture analytique étrangère au concept de champ, la ligne technique défendue est d’ailleurs d’un abord assez peu évident, voire ambigu. A. Ferro et R. Basile lancent dès l’introduction un pavé dans la mare en précisant que « la théorie du champ a, par elle-même, une forte spécificité technique, dans la mesure où elle rompt avec l’idée d’expliciter ce qui se passe dans l’ici et maintenant de la séance et d’interpréter le transfert qui en résulte »5. Quelques pages plus loin, les mêmes auteurs décrivent un trajet interprétatif graduel au terme duquel on retrouve « l’interprétation de transfert saturée »6. Même ambivalence chez C. Néri pour qui le « travail consistant à noter, transformer et éventuellement communiquer ne se superpose ni ne se substitue en aucun cas à l’interprétation mais l’accompagne, en en redéfinissant la position et l’importance »7. Pourtant, « en travaillant dans cette direction [résoudre les émotions en narration] l’idée de transformation devient centrale et absorbe dans une large mesure la notion d’interprétation […] elle en représente plutôt une préfiguration ou un substitut »8. C. Néri rapprochera même cette interprétation dans le champ analytique d’une association libre, un chaînon associatif dont le but est d’élargir la pensabililité du champ bipersonnel et non plus de démasquer les personnages du théâtre transférentiel. Des idées rafraîchissantes de ce style fourmillent dans l’ouvrage mais cette indécision dans la technique interprétative amène le lecteur à se demander si l’enjeu ne serait pas, finalement, de maintenir un quantum d’orthodoxie suffisant pour ne pas froisser l’Association Psychanalytique Internationale, instance qui affilie l’ensemble des auteurs du livre. Cette suspicion se dissipe dès l’instant où l’on comprend que le champ s’intéresse à un temps préliminaire à l’interprétation de transfert classique, un temps anté-intrapsychique en somme où se rejoue la rencontre avec l’objet primaire dans toute sa valence archaïque. Reprenant le chemin de l’interpsychique vers l’intrapsychique, le champ analytique replace ainsi la temporalité développementale au cœur du travail psychanalytique, ce qui lui permet de soutenir une visée thérapeutique ambitieuse.

L’engagement émotionnel du psychanalyste auprès de son patient (empathique, synchronique, attentionnel etc.) reste la donnée fondamentale de son paradigme et C. Eizirik aperçoit dans le champ un des « principaux concepts qui clarifient l’action thérapeutique de la psychanalyse »9. Pourquoi ? Car son ambition thérapeutique n’avance jamais masquée et s’accommode à merveille des transformations bioniennes, fournissant aux contenus mentaux clivés, déniés ou non intégrés cette zone de transit nécessaire à leur traitement psychique. Tonifiant le concept d’attention flottante, l’insaturabilité constitutive du champ est destinée à accueillir la souffrance psychique humaine dans l’extraordinaire protéiformité de ses déploiements.

J. Grotstein ira encore plus loin dans cette voie et élargira notre dramaturgie psychanalytique jusqu’aux rites sacrificiels et exorcistes : le passage des « démons émotionnels » non métabolisés du patient vers l’analyste et leur transformation demeurant pour lui « la signification la plus profonde du transfert et du contre-transfert »10. La thèse est convaincante mais la métaphore ésotérique (spiritisme, démonologie) est poussée si loin qu’elle vaporise à la longue une brume anxiogène sur le propos théorique. Pour en revenir à l’interprétation classique, elle devient dans ce modèle une espèce de pallier intégratif et non plus une fin en soi. Car, au fond, qu’est ce qui contient le plus de potentialités transformatives ? Le travail de construction/consolidation des structures psychiques qui permettent une intégration de l’interprétation de transfert ou l’interprétation de transfert en soi ? Cette question yin est posée avec acuité et s’accompagne de son yang, en filigrane : à quoi sert une interprétation de transfert classique s’il n’y a personne pour l’écouter ?

« Le père mort, les fils vous retournent le champ […] si bien qu’au bout de l’an il en rapporta davantage »

Résolument insaturé, ouvert et ouvrant, le modèle de travail du champ analytique semble toutefois bercé – par endroits – par le fantasme d’un champ de pensabilité infini susceptible d’écraser le territoire de l’inconscient comme aux temps conquérants où Freud tonnait son « Wo es war, sol ich werden ». Or, jusqu’à quel point est-il souhaitable que la pensabilité s’élargisse sous l’effet de la sonde analytique ? À partir de quand la multiplicité des histoires et des personnages nuit-elle à la narration ? R. Vermote, dans sa captivante contribution nous engage par exemple à « travailler dans et avec la strate de base du champ interpersonnel »11, c'est-à-dire dans et avec le noyau intersubjectif le plus indifférencié qui soit. A l’instar du noyau inconscient, il est difficile d’imaginer que nous soyons en mesure de travailler dans les profondeurs de ces phénomènes psychiques. Ne sont-ce pas plutôt eux qui nous travaillent et nous parviennent « délayés » dans la narrativité des séances ? Telle qu’elle est décrite, la strate de base du champ interpersonnel évoque davantage l’expérience d’omnipotence de D.W. Winnicott, cette matrice originelle dont les rejetons transitionnels abreuvent le jeu analytique. Et il est parfois difficile à certains contributeurs d’envisager qu’il en soit de même pour les phénomènes du champ analytique ; pourtant, ces derniers sont bien soumis à la quantité minimale de saturabilité que connait toute activité médiatisée par le langage, fusse-t-elle inconsciente/préconsciente.

Il serait d’ailleurs très utile que les auteurs approfondissent l’étude de cette insaturabilité car derrière cette « insaturabilité de vie » (accueil psychique, ouverture à l’équivoque) s’aperçoit une « insaturabilité de mort », paradoxalement saturative dans la mesure où l’extrême multiplicité des sens finit par sidérer l’activité mentale. Et c’est bien ce qui arrive au lecteur dans certaines pages de l’ouvrage. Passé le premier temps – quasiment cathartique – des réjouissances techniques, ce dernier est pris d’une espèce de vertige intellectuel, submergé par une profusion des potentialités cliniques qui dépasse ses capacités d’élaboration. Il se prend alors à rêver de la saturation d’un commentaire de synthèse pour reprendre pied mais le parti pris éditorial de « ne pas tirer le fil rouge qui traverse les différentes contributions [pour] permettre au lecteur de concevoir ses propres rêves et réflexions à leurs propos »12 le laisse seul avec ses pensées. C’est dans le récit des cures que le lecteur retrouvera ses esprits et le champ sa plus grande portée, justifiant par là le sous-titre de l’ouvrage : Un concept clinique.

On pourra compter aussi sur la régulation de certains auteurs qui ont bien perçu la nécessité de saturer un minimum le concept de champ. On citera à ce titre C. Néri  pour qui la théorie du champ analytique « n’est pas une théorie psychanalytique d’ensemble mais doit être combinée avec d’autres théories et modèles comme, par exemple, la théorie fondée sur les concepts de transfert et de contre-transfert »7. Celui-ci se livrera, dans la suite de l’article, à une très utile discrimination du champ d’avec les notions voisines que sont l’atmosphère, le lien, le cadre, la relation analytique, l’espace commun et partagé, le transfert et le tiers. On attendait un peu la distinction d’avec la transitionnalité mais ce sera en vain. E. Gaburri et L. Ambrosiano décondensent pour leur part le champ du dispositif (J. Bleger), de la relation patient/analyste et du lien en défendant l’élargissement d’une  pensabilité « qui soit tolérable pour le fragile esprit humain et qui n’occasionne pas trop de peur »14.  C. Sepona, quant à lui, rappelle la mise en garde d’A. Green face au « risque de liquidation de l’intrapsychique, du fait de l’accent mis sur l’intersubjectivité »15. Le modèle de travail défend pour le moment une simultanéité autant qu’une alternance des implications mono et bipersonnelles dans le travail analytique. Conserver ce quantum de saturabilité permettra au champ analytique de garder son extraordinaire atypicité clinique et de ne pas se diluer dans les possibilités qu’il est supposé rassembler. Autant de précautions salutaires pour que le laboureur – ou la laboureuse – ne s’égare pas dans l’infinitude de ses champs.

 



rédacteur : Jérémy TANCRAY
Illustration : Sigmund Freud via Wikimedia Commons (Domaine public)

Notes :
1 - Ferro et Basile, p. 13
2 - T. Ogden dénonce les dérives d’« un processus démocratique d’analyse mutuelle », p. 174
3 - Carlos Sepona, p. 142
4 - J-C Arfouilloux, cité p. 138
5 - p. 10
6 - p. 17
7 - p. 54
8 - p. 66
9 - p. 40
10 - p. 182
11 - p.  143
12 - p. 11
13 - p. 54
14 - p. 128
15 - p. 140
Titre du livre : Le champ analytique: un concept clinique
Auteur : Antonino Ferro, Roberto Basile
Éditeur : Editions d'Ithaque
Date de publication : 08/04/15
N° ISBN : 2916120491