Trente ans trop tard
[lundi 01 octobre 2007 - 16:00]
Politique
Couverture ouvrage
Ce grand cadavre à la renverse
Éditeur : Grasset
432 pages
Ce grand cadavre à la renverse, le nouvel essai de Bernard-Henri Lévy, est consacré à la gauche, et à sa nécessaire refondation. Trente ans trop tard.

« Trente ans après », tel devait être le titre du nouvel essai de Bernard-Henri Lévy à paraître le 9 octobre chez Grasset. Si, au dernier moment, l’ouvrage a changé de nom, et reprend maintenant un mot de Sartre, tiré d’une préface d’un texte de Paul Nizan, le titre est resté l’intitulé de la deuxième partie du livre. « Trente ans après », le lecteur s’interroge. Et puisque le livre parle de la gauche, de son histoire et de son avenir : Trente ans après, quoi ? Est-ce l’anniversaire du congrès d’Epinay, celui de Pierre Mendès-France à la Mutualité, le congrès de Metz, celle du mouvement Solidarnosc, le Congrès de Metz, l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand ? Aucune de ces dates panthéon de la gauche ne correspond. Le mystère demeure.

Ce nouvel essai d’un BHL fébrile, et parfois fiévreux – l’avenir de la gauche est en jeu –, débute par une confession. C’est-à-dire par un appel téléphonique. Nicolas Sarkozy contacte le philosophe. Ils sont amis depuis 25 ans (« trente ans après » ne renvoie donc pas à cet événement téléphonique). Ils se tutoient. On est encore en campagne, Sarkozy essaye de le convaincre pour qu’il appelle à voter pour lui, comme vient de le faire André Glucksmann (avant beaucoup d’autres, de Georges-Marc Benamou à Alain Finkielkraut). La discussion est vive, longue. Au passage, Bernard-Henri Lévy nous apporte quelques informations intéressantes sur les techniques de séduction de Nicolas Sarkozy, sur son dialogue avec les intellectuels médiatiques, et on y lit des choses qu’on a commencé à comprendre dans le livre utile de Yasmina Reza (ici). Sa critique de Sarkozy est d’ailleurs assez juste même si elle n’est pas très originale : le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ; sa navrante déclaration sur les prédispositions à la pédophilie et au suicide ; la phrase contre ceux qui égorgent les moutons dans la baignoire etc. Mais, toujours dans cette introduction, BHL dénonce avec plus d’intuition la nature « clanique, féodale » de Sarkozy, sa « vision guerrière de la politique », son « hystérisation maximale des relations » et le décrit comme un homme qui « se moque des idées [car] seules comptent les relations entre les hommes ». Il va peut-être un peu loin quand il fait de Sarkozy un « sujet sartrien », mais il est encore très perspicace lorsqu’il conclut son portrait en résumant un trait de sa personnalité : « Tout dire, ne rien garder » (p. 16). Pour finir, BHL confirme néanmoins au futur président qu’il restera de gauche et qu’il ne votera pas pour son « ami ». « La gauche est ma famille », conclut-il (p. 12). Fin de l’introduction.

Tout Bernard-Henri Lévy est là, héros et vilain de sa propre vie : l’homme des coups, du « name-dropping », insupportable, incantatoire ; l’apparatchik intellectuel ; le droit-de-l’hommiste un peu naïf. Mais, en même temps, aussi, l’homme de gauche, fidèle, même quand tous ses amis ont basculé à droite. On peut le détester, le critiquer, s’amuser de ce clown égotique en voie de « jean-danielisation » (« moi et Mitterrand », « moi et Sartre », « Dieu et moi ») et lui savoir gré de sa fidélité à la gauche. « Je dis ici ma loyauté à la gauche » écrit BHL. Ce n’est pas rien.

Bernard-Henri Lévy, l’apparatchik intellectuel

Dans le premier chapitre de son livre, Bernard-Henri Lévy part en quête de ce qui « reste de la gauche ». Et pour commencer, il nous explique ce qu’il faut jeter aux oubliettes, à commencer par le mot « socialiste ». Fidèle à son itinéraire anti-totalitaire, BHL réclame un changement de nom pour le « parti socialiste ». Il penche plutôt du côté de Manuel Valls – dont il salue la lucidité – que du côté de Benoît Hamon (sur les deux hommes, voir ici). Sur ce changement de nom, le mot socialiste étant tellement conspué en Roumanie, en Slovénie, en Bulgarie, et si difficile à expliquer à nos amis d’Europe centrale et orientale, Bernard-Henri Lévy a fondamentalement raison. Après avoir lancé son appel à changer le nom du PS, BHL explique heureusement qu’il y a beaucoup à garder de l’histoire de la gauche. Il faut même garder l’essentiel. Optimiste BHL. L’essentiel de la gauche, c’est pour lui trois réponses et trois sortes de certitudes. 

Ce grand cadavre à la renverse est organisé comme les avenues et les rues de New York : en lignes droites et par blocs. Les trois chapitres qui suivent présentent donc chacun, méticuleusement, une des trois certitudes de la gauche selon Bernard-Henri Lévy, même si en chemin le philosophe se perd dans le Village.

Il était une fois la gauche, donc. Et pour commencer, la gauche c’est d’abord (chapitre 2), des images. Nous voici embarqués dans un très déconcertant cours d’histoire, où le philosophe passe en revue les mythes de la gauche et nous présente une « galerie de vignettes » : Blum, Malraux, Gambetta, Jaurès, Jean Daniel - on admire le sens des proportions et les raccourcis historiques. Le chapitre est fait de « poings levés » et de « P 38 ». BHL rejette le stalinisme, et approuve Guy Môquet ; les « hontes » de la gauche le rendent malheureux, et ses « gloires » l’enchantent. Le lecteur a le tournis et se perd dans les digressions et les parenthèses. Il est étrange qu’un homme qui a écrit Questions de principe III, La suite dans les idées ait, justement, si peu de suite dans les idées. Heureusement, il y a les images, savamment choisies. Arrêtons-nous un instant sur l’une d’entre elles : la Bosnie. « Ce ne sont plus des images, là, c’est un film » (p. 36). BHL écrit cette phrase sans rire. Il y parle de Samir qui lui a « sauvé sans doute la vie », et on ne sait plus s’il parle de la gauche, de la guerre en Bosnie, ou de son propre film. « Je parle de moi, naturellement », convient-il (p. 37). Au moins, les choses sont claires.

Toujours est-il, et une nouvelle fois, qu’en dépit des coups d’esbroufe du philosophe, et de ces coups de gueule, toute une génération qui est entrée en politique en 1991-1992, entre Vukovar et Sarajevo, lui saura gré de cette mention au patrimoine de la gauche. Comme souvent dans ce livre, on peut détester BHL, son insupportable ego et lui reconnaître d’avoir, souvent, raison sur le fond. Sur le communisme, sur le gauchisme, sur la gauche plurielle, sur la Bosnie, il pense juste, même s’il pense avec la grosse tête. C’est probablement ce qui nous exaspère le plus, la forme, plutôt que le fond. BHL est un intellectuel contre-productif qui se crée des ennemis qui, sur le fond, sont ses amis : un BHL avec plus d’humilité et de rigueur lui éviterait de prendre bien des coups.

Ainsi pourquoi multiplier les citations et le faire de manière si approximative (comme celles de Françoise Giroud p. 29 ou d’Edgar Snow p. 47). Mais Bernard-Henri Lévy connaît son propre défaut. Il le dit d’ailleurs, naïvement – il ne s’est même pas donné la peine de les vérifier. Et quand il cite Michel Foucault, il ne cite pas ses livres, mais  l’entretien que Michel Foucault lui a accordé (« comme me le déclara un jour Michel Foucault », p. 26). Détestable BHL.

Des images, des évènements, des réflexes

Mais la gauche, heureusement, ce n’est pas uniquement des images, c’est aussi « des évènements » (chapitre 3). Et nous voici repartis pour un tourbillon de faits, de noms et donc d’évènements. Contre l’air du temps, il salue François Furet (on lui en sait gré). On notera que, cette fois, la révolution française passe à la trappe (alors qu’elle était centrale dans son chapitre premier, p. 26) mais que Vichy entre en fanfare. Et la guerre d’Algérie. Il distingue le premier du « dernier » Mitterrand. Il attaque violemment la droite, au début du livre plutôt dépeinte d’une manière sympathique à travers son « ami » Nicolas Sarkozy, et qui maintenant est anti-dreyfusarde, vichyste et pro-Algérie. Sarkozy, entre Pétain et Massu, on trouve la charge quand même injuste. On s’attend à tout dans ce chapitre fourre-tout, qui surfe de mai 68 à l’Algérie, de Dreyfus à Blum en passant par Péguy (bientôt on ira jusqu’à Daniel Pearl). Pourquoi pas, puisqu’on y est, une citation de René Char, comme en ouverture des mémoires de Jean-Marie Messier. Page 49, nous y voilà : de J6M à BHL, même combat. Et BHL de critiquer, en citant Char, ceux qui « font sans cesse se lever des moissons nouvelles d’ennemis pour que leurs faux ne se rouillent pas ». BHL devrait méditer cette phrase qui, l’air de rien, se retourne contre lui.

BHL poursuit activement dans le même chapitre sa quête de gauche. On est loin du livre de Jean-Jacques Becker (Histoire des gauches), de celui de Michel Winock (La gauche en France), ou de celui dirigé par Alain Bergougnioux (Des poings et des roses), ni même du passionnant Si la gauche savait (les entretiens de Michel Rocard avec Georges-Marc Benamou, nouveau conseiller spécial de Nicolas Sarkozy), mais à sa décharge, Bernard-Henri Lévy n’a ni cette prétention, ni cette ambition.

Son ambition serait plutôt sportive : battre le record de l’ « Individual Medley » (la nage quatre styles). Il fait du crawl pour raconter l’histoire de la gauche à toute vitesse, la brasse pour détailler sa pensée et tenter de corriger ses raccourcis historiques– c’est plus compliqué que ce que je viens d’écrire, les « bons ne sont évidemment pas tous d’un côté et tous les mauvais de l’autre » –, du papillon pour parler de lui avec un grand mouvement des bras, et quand il est lassé, fatigué, un peu perdu dans sa chronologie, le chroniqueur du Point brouille les cartes, se tourne sur le dos – et parle de son ami Sarko. 

Sarkozy qui, justement, a voulu liquider la portée historique des trois évènements fondateurs de la gauche chers à BHL (au début du chapitre, il y en avait quatre), ce dont le philosophe ne pardonne pas le futur président. Car pour lui il ne faut céder ni sur Vichy, ni sur les crimes du colonialisme, ni sur Mai 1968.

Au chapitre 4, la gauche devient maintenant non plus seulement des images et des évènements, mais une somme de « réflexes ». Au titre de ces réflexes, il y a le fait qu’on ne doit pas « dissocier le combat contre l’anti-sémitisme de celui contre le racisme », qu’on doit garder à l’esprit le « réflexe dreyfusard », le réflexe anti-Vichy etc. Bernard-Henri Lévy repasse en revue les noms et les faits des deux chapitres précédents, et on commence à se dire que son livre qui a débuté comme un jardin à la française, se désorganise passablement. Redites, répétitions, ratiocinations – c’est le côté soixante-huitard, Tout ! Ce que nous voulons tout ! et mao-spontex de BHL.

Les pages qu’ils consacrent justement dans ce chapitre à mai 1968, point névralgique selon lui entre la gauche et la droite, sont passionnantes. C’est au fond sa vraie rupture avec Nicolas Sarkozy. Certes, la lecture qu’il fait des événements est très discutable. Anti-autoritaire, le mouvement de mai le fut sans nul doute. Mais a-t-il été également anti-totalitaire, comme BHL le répète plusieurs fois (p. 72, p. 79, p. 84, p. 116) ? Pour le reste, BHL est au cœur de son sujet et donne une vision de mai à laquelle on peut ne pas souscire, mais qui est la sienne. On la retrouvera d’ailleurs, plus tard dans le livre où BHL reviendra encore sur mai 1968 cette fois pour absoudre les maoïstes français (pp. 116-118). C’est ce que l’on peut appeler, en effet, la portée anti-totalitaire de 1968. 

Pourquoi, dans ces conditions, adresser une attaque en règle, particulièrement injuste à l’égard des anciens de « Socialisme ou Barbarie », assimilés aux révisionnistes (p. 81). L’affaire est, et BHL le sait, bien plus complexe que ce qu’il écrit, et le voici qui rechute, comme dans l’Idéologie française, dans une lecture qui lui fait confondre Lefort et Faurisson, Castoriadis et Noam Chomsky. Cette attaque est consternante.

Dans le reste de ce chapitre, on s’ennuie – comme on le dit aujourd’hui – « grave ». Ses classifications tiennent de l’expérimentation hasardeuse. Il a raison de dénoncer les dérives de l’altermondialisme (« caricature d’internationalisme »), mais il est un peu court sur sa critique du communautarisme (p. 83).

Certes, le chapitre suivant (le cinquième) est entièrement consacrée à la question des banlieues, sans que le lecteur ne comprenne très bien comment il est passé de 1898 à 2005, d’un BHL qui s’enflamme en faveur de Dreyfus à celui qui explose sur Clichy-sous-Bois. Toutefois, et à gros trait, on ne peut que partager dans ce chapitre le point de vue de BHL qui dénonce sévèrement les émeutiers mais comprend assez bien la réalité de la situation des banlieues (encore que son attaque contre Joey Starr, comparé à Dieudonné, témoigne d’une vraie ignorance, ou que l’image des casseurs « encapuchonnés comme des membres du Ku Klux Klan » est choquante). Esprit zébré, BHL voit tour à tour dans les jeunes émeutiers l’amorce du fascisme qui vient et la mémoire de la Commune de Paris qui resurgit. Il joue au yoyo avec le lecteur, qui a désormais le mal de mer. Le chapitre est pourtant plutôt juste de ton et BHL se montre humain avec les jeunes des quartiers (s'il veut mieux comprendre leur langage, il devrait lire le récent Lexik des cités, qui est chroniqué ici). Et puis, il se veut rassurant : les émeutes des banlieues, dit-il, ne sont pas les attentats du 11 septembre et « je pense que, très franchement, nous n’en sommes pas là ». Nous voilà rassurés.

Et BHL va même plus loin dans l’audace : « Odieux sont les émeutiers. Barbares, inexcusables, sont leurs méthodes et leurs forfaits. Mais ce n’est encore, je le répète, ni la Marche sur Rome, ni des défilés de SS… ». Merci pour eux ! Bernard-Henri Lévy adopte la technique de la moissonneuse-batteuse : plus c’est gros, plus ça permet de mouliner petit. Après avoir été littéralement réduit en miettes pour ses raccourcis américains par l’écrivain Garrison Keillor dans le New York Times à la publication de son livre American Vertigo (ici), notre philosophe peut se préparer à prendre des coups sur ce chapitre. Et on doit dire qu’il l’aura bien cherché.

Trente ans après

La deuxième partie du livre, intitulée Trente ans après, s’intéresse à la gauche aujourd’hui – et on comprend alors que la première partie était consacrée à l’histoire. Il s’agit maintenant de parler de « l’état réel de la gauche réellement réelle » - formule à la Peguy. Bernard-Henri Lévy commence ici une longue défense de Ségolène Royal, bien qu’il la traite étrangement, et pour commencer, de « chèvre émissaire de tous les manquements de la gauche française » (p. 101). Il l’a soutient sur la « bravitude », sur son « éloge de la justice chinoise », parfois même au-delà de ce que ferait les plus fervents ségolinistes. La candidate a fait « une campagne somme toute digne ». Garde du corps autoproclamé de la candidate, il devient l’ennemi de ses ennemis et taille, au passage, un costume à Jean-Luc Mélenchon qui le mérite bien et à « son cerveau dinosaurique » (nonfiction.fr fait de même ici). Le chapitre est très juste, notamment sur la gauche de la gauche française qui est une des dernières d’Europe « à garder un Parti communiste qui s’appelle "parti communiste" et ne pas sembler voir, dans ce mot de communisme, une plaie, un boulet, une injure à la vérité et à l’honneur, une brûlure ; être flanquée d’une gauche dite extrême, ou trotskiste, qui continue à peser de ce poids absurde, inexplicable et que ne justifient même plus ses performances électorales ». Il ridiculise le « comité de liaison » que François Hollande vient de proposer aux alliés communistes et Verts du PS et dénonce l’idée d’une famille de gauche qui irait de Besancenot à Dominique Strauss-Kahn. Surtout, BHL appelle de ses vœux, après Ségolène Royal, une relecture équilibrée du bilan de Tony Blair (auquel un livre récent, chroniqué ici, permet une analyse enfin sereine). BHL slame sur l’air du temps.

Le chapitre suivant est tout entier consacré aux « nouveaux philosophes ». BHL parle d’ « absolu », d’ « histoire », de « dialectique », du « mal » - autant de sous-titres de son chapitre. On a déjà eu droit à toutes les références dans ce livre, d’Albert Camus à Renaud Camus, mais cette fois, BHL est sous hallucinogènes. Son livre est une vraie encyclopédie Wikipédia de la philosophie – encore qu’on se demande ce que fait Laurent Dispot entre Hegel et Levinas. Sur les « nouveaux philosophes », BHL apporte quelques informations intéressantes (pp. 150-151) et qui pourront contribuer à l’histoire de cet OVNI intellectuel dont il a été l'un des pilotes idéologiques.

Bernard-Henri Lévy, plume de Ségolène Royal, hier et aujourd’hui ?

« Labo Royal » est le titre du chapitre suivant, le plus intéressant du livre, et le plus juste. D’abord, BHL nous prévient qu’il se place sur un terrain strictement politique et public – sous-entendu qu’il évite les sujets personnels. Est-ce possible ? On est en terrain miné – le philosophe va parler de Ségolène Royal. D’ailleurs, il prévient tout de suite : « Un jour je raconterai. Un jour j’expliquerai pour quelles raisons je me suis engagé, avec tant de force, de détermination, à ses côtés. Un jour aussi je dirai la bonne candidate qu’elle fut, dans une campagne piégée, semée de chausse-trappes ». Plus loin, il a ces phrases attentives, les plus belles de ce livre souvent bâclé : « Un jour, mais dans longtemps, je dirai le trouble qui me gagna dans les deux ou trois circonstances où m’apparut l’extrême solitude de cette femme, et son courage dans cette solitude : le regard qui se voile dans ces moments ; la voix qui devient plus sourde, presque sans timbre ; et le sentiment d’être en face, non plus de la rivale heureuse de Fabius et de Jospin (sic), non plus de l’héritière de Mitterrand et de Blum, mais d’un être humain, juste d’un être humain, d’une femme qui voit sa vie changer et qui souffre, d’un masque politique qui, l’espace d’une seconde, ne parvient plus à cacher le tremblement de l’âme ».

Ce chapitre sur Ségolène Royal fourmille de révélations que BHL nous livre à son corps défendant, après nous avoir promis de ne rien dire. D’abord, il apparaît comme un acteur du dispositif Royal, un invité du dimanche au 282 (le siège de campagne de la candidate au 282 boulevard St Germain à Paris). On le devine, en creux, speech-writer intermittent de la candidate. Il aide ici ou là, fait des discours, donne des idées. On apprend d’ailleurs aujourd’hui que Bernard-Henri Lévy a sinon entièrement écrit, du moins donné un large (très large ? moins large ?) coup de main à la rédaction du nouveau livre de Ségolène Royal qui paraîtra, comme le sien, chez Grasset à la fin de l’automne. BHL speech-writer de la candidate aux présidentielles, nègre de l’ancienne candidate, et plume de la nouvelle Ségolène Royal, voilà qui n’est pas rien.

Pour comprendre Bernard-Henri Lévy, il faut le savoir toujours en quête de l’information dont on va parler, de l’évènement à venir. Il est l’homme de la « next big thing ». Et comme il dit avoir été avec John Kerry dans l’avion du candidat en 2004, il lui faut être en 2007 aux côtés de Ségolène Royal. Il y a du Julien Dray chez cet homme : faire partie de toutes les coalitions ; être partout, là où l’action se situe, coûte que coûte, pour appartenir à toutes les majorités intellectuelles gagnantes – BHL, l’apparatchik intellectuel. Ce qui n’enlève rien à son talent, et aux qualités de son livre, ici évidentes.

Au fil des pages de ce chapitre ségolénisé, BHL nous livre une information significative. L’accord que la candidate a voulu passer avec les centristes aurait été imaginé par Ségolène Royal très tôt dans la campagne, bien avant le mois d’avril 2007. Lors de leur premier dîner, il raconte : « Belle et bonne discussion. Maints malentendus balayés. Et accord, en fait, sur l’essentiel. Oui, accord y compris sur cette fameuse alliance avec les centristes dont je suis un chaud partisan et dont elle me dit, dès ce soir-là, que ce sera, le moment venu, la seule stratégie gagnante » (p. 160).

Le livre recèle de révélations sur la préparation du meeting à la Mutualité consacré au Darfour où Ségolène se rend malgré elle, sur le discours-fleuve de Villepinte, sur les querelles internes au staff de la candidate et sur les contradictions de la femme. Il dit « le climat d’amateurisme qui règne autour de la candidate », le « désert qui s’est fait autour d’elle ». BHL est brillant dans son récit, gardant toujours une affection à fleur de peau pour la « femme présidente ».

Le point de différence majeur qu’il a avec Ségolène Royal se situe sur les « droits de l’homme », ce qui ne surprend guère. Et c’est alors qu’apparaît le vilain de la pièce, et du livre : Jean-Pierre Chevènement. Car BHL s’est fait voler la plume par Chevènement et ses conseillers et, tel un amoureux déçu, dit sa jalousie. Comme l’a révélé en effet Ariane Chemin dans le journal Le Monde 1, Chevènement devient à la fin de l’hiver 2007 un personnage central dans le dispositif Royal. Sa conquête méthodique du « 282 » désespère BHL dont l’engagement mondain et irrégulier ne permet guère d’exercer une influence quotidienne sur les écrits de la candidate. Ce que décrit le chapitre « Labo Royal », c’est une lutte d’influence majeure entre les speech-writers de Ségolène Royal, entre la branche « Che » et le courant « BHL », même si BHL oublie en mettant en scène ce face à face qui le grandit, bien d’autres acteurs décisifs du « 282 » (Jack Lang, Erik Orsenna, Sophie Bouchet-Petersen etc.). Toujours est-il que personne ne fera la synthèse et que le canal historique Royal ne trouvera pas sa ligne.

Contre le socialisme national

Nous sommes à la moitié de l’ouvrage et BHL vient de trouver son sujet. Il ne va plus le quitter. Sa plume devient efficace, productive – ce qui a rarement été le cas dans ce livre. Et il a paufiné le « pitch » du livre que l'on peut résumer ainsi : la gauche française est devenue nationaliste, elle n’est plus attentive aux droits de l’homme, elle est devenue de droite. On ne sait si BHL est un bon romancier ou un bon essayiste : en tout cas, on sait qu'il est un pro du pitch.

Le chapitre suivant est entièrement dédié à Jean-Pierre Chevènement et aux « nationaux-républicains ». BHL attaque : « Ségolène a beau dire, Chevènement n’a pas tellement vieilli, ou peut-être est-il né vieux, c’est possible, je ne sais pas » (p. 17). Mais à travers le « Che », BHL vise une dérive plus profonde et plus intellectuelle. Il a dans le collimateur tous les anti-droits-de-l’hommistes, la discipline, le culte de la sanction, Régis Debray, les « pires thèses de la doctrine Védrine et de son relativisme culturel et politique », ceux qui défendent une « France seule », l’anti-américanisme du PS, le culte de « la terre et des morts façon Barrès », la haine de 1968, la haine du marché. Ce que BHL a découvert au « 282 », c’est l’idéologie du « socialisme national ». Cela lui a donné la chair de poule.

Redevenu philosophe, BHL remonte aux sources de cette dérive et dénonce, pêle-mêle, « la réhabilitation de Carl Schmitt par Georgio Agamben ou Etienne Balibar, le triomphe de Heidegger l’emportant une fois pour toutes sur Marx et sur Hegel, la dérive nationaliste de Régis Debray et sa critique, bientôt, de l’obscénité démocratique, les textes d’Alain Badiou sur le Kosovo ou le judaïsme, celui de Jean Baudrillard sur l’attaque du 11 septembre, les débats sur l’Islam… » (p. 183). Il relie ces mots, ces évènements, et leur trouve une vraie cohérence, même s’il exempte la candidate de cette dérive, analysant plutôt ses contradictions internes et sa tentative, vaine, de trouver une synthèse entre ces différentes familles de gauche. BHL s’est énamouré de la candidate : il ne va plus la quitter pour la protéger du « Che ». Et devenir son garde-plume attitré.

Cette pente socialiste vers le national est impossible et dangereuse synthèse, pour Bernard-Henri Lévy. Pour se refonder la gauche doit liquider ses démons nationalistes et droitiers. Elle doit stigmatiser sa part d’ « idéologie française » et ne plus être une « gauche de droite ». Bernard-Henri Lévy est étonnamment cohérent, plus qu’on ne le dit souvent. Des « nouveaux philosophes » à Dreyfus, de l’anti-Vichy à la critique du dernier Mitterrand, de l’anti-totalitarisme à sa critique de Chevènement, de son malaise contre le drapeau français de Ségolène à son engagement – remarquable – en Bosnie, ce livre apparaît finalement logique, presque limpide.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’attache à déboulonner ce « socialisme national qui vient », en sept chapitres efficaces divisés en thèmes précis : le libéralisme philosophique, l’Europe, l’anti-américanisme, Rony Brauman (oui, vous avez bien lu), le néo-antisémitisme, le « fascislamisme » et le débat sur l’universalisme. On peut voir cette succession de thèmes comme une série de règlements de comptes et il y a quelque chose du snipper chez BHL qui vise et abat ces cibles aux hasards de sa plume et de ses digressions (Pierre Bourdieu, Attac, Besancenot, le philosophe Alain Badiou encore, le Monde Diplomatique, les althussériens ou les néo-althussériens, Etienne Balibar, Jacques Derrida, et donc Rony Brauman). Les passages les moins réussis sont ceux qu’ils consacrent aux grands philosophes ou au monde des idées, qui visiblement le dépassent ou l'agacent. Les plus réussis sont ceux qui mettent en scène les acteurs politiques, les nouveaux philosophes (passage très réussi contre Alain Finkielkraut, pp. 222-223), Dieudonné, Thierry Meyssan, Tariq Ramadan (lire nos critiques ici). BHL souffle le chaud et le froid. On s’amuse souvent, on s’ennuie parfois, on s’endort aussi.

Sa défense de l’Europe est efficace et brillante. Il analyse bien les dérives anti-européennes de penseurs qu’il n’attendait pas sur cette pente (Alain Finkielkraut encore, et même le silence contemporain de l’écrivain d’origine tchèque Milan Kundera). Bien vu. Hymne à l’Europe, poème à l’Europe, BHL signe une défense enflammée de notre continent et de notre identité et si on peut rejeter son style et ses incantations, on approuve une nouvelle fois sa thèse.

En matière d’anti-américanisme, BHL se montre encore plus sévère, et au fond, plus courageux. L’auteur d’American Vertigo réduit en cendres Noam Chomsky, « imposture planétaire » et déboulonne tous les anti-américains de France et d’ailleurs. Encore une fois, il est peu convaincant lorsqu’il se fait historien des idées ou analyse Jean-Jacques Rousseau, mais brillant lorsqu’il déglingue Loïc Wacquant (voir notre critique ici), Jean-François Kahn ou même Michael Moore (p. 271).

Suit un long chapitre consacré à Rony Brauman avec lequel il entretient une certaine amitié doublée de dialogues tendus sur la question de l’humanitaire et des droits de l’homme (Rony Brauman a mieux vu que BHL les pièges qui guettent l’humanitaire quand il se contente de l’humanitaire et élude les questions politiques). BHL, Kouchner à stylo à plume, analyse finement l’emprise de l’anti-américanisme sur les positions de Brauman, sans être toujours très convainquant. De ces longs développements sur le Darfour, BHL enchaîne avec les nouvelles formes d’antisémitisme, dans un chapitre complet, ce qui le rapproche paradoxalement, cette fois, d’Alain Finkielkraut. Offensif et militant, BHL livre un chapitre éclair sur le nouvel antisémitisme qui vient. L’islamo-fascisme constitue le chapitre suivant, comme on pouvait l’imaginer et le lecteur lit, médusé, des pages justes sur le fond mais incohérentes sur la forme, où BHL, esprit alambiqué, tente de trouver sa propre voie. A coup de citations d’Huntington et de Spengler, le lecteur est assommé et se demande ce qu’il a bien pu faire pour mériter un tel tourbillon de références, de noms et de formules. Et se dit qu’il est un peu masochiste de lire ce livre jusqu’au bout.

« Je n’aime pas cette gauche qui double à droite »

Après avoir parcouru à grandes enjambées l’histoire de la gauche pour éclairer la lanterne d’un PS à la recherche de lui-même, après plus de 400 pages donc, quelquefois sérieuses, souvent justes, toujours égocentriques, et quelquefois illuminées, Bernard-Henri Lévy livre sa conclusion. « Je n’aime pas cette gauche qui double à droite » écrit BHL, brillamment.

La gauche doit abandonner le socialisme national, cesser son anti-américanisme, rejeter le néo-antisémitisme et le « fascislamisme », pour retrouver le sens de l’Europe, des droits de l’homme, renouer avec un libéralisme politique. Au lieu de tourner le dos à la tradition dreyfusarde, antitotalitaire, antifasciste, la gauche doit embrasser cette histoire. Et le livre se termine sur Jean-Moulin et Pierre Mendès-France, valeurs sûres. Trente ans après La Barbarie à visage humain, la gauche ne doit pas retomber dans la tentation de l’ « idéologie française ».

Et c’est alors que, mystère des livres béachéliens, le lecteur comprend tout à coup le sens du titre initialement prévu pour son livre : « Trente ans après ». C’est en 1977 qu’a paru La Barbarie à visage humain de BHL. Le philosophe était en chemise blanche et passait pour la première fois sur le plateau de télévision d’Apostrophe (pour lequel, dit-il, p. 121, il n’a jamais eu vraiment d’attirance). On se souvient de sa performance (on peut la revoir ici). Trente ans après, voilà la boucle bouclée. BHL n’a pas seulement parlé de la gauche durant plus de 400 pages, il a aussi parlé de lui, de son itinéraire, de son parcours.  Souvent, il l’a même fait à la troisième personne du singulier (p. 10, p. 24 etc ) et le lecteur a dû subir une cascade d’auto-citations passablement énervantes. « Mais peu importe, là encore, mon cas personnel », nous rassure-t-il, page 63.

Au terme de Ce grand cadavre à la renverse,  livre touffu, le lecteur s’interroge. Un tel ouvrage permet-il de refonder la gauche, est-il utile ou contre-productif, juste ou faux, faut-il le lire ou ne pas le lire ? La réponse, comme souvent, est double, oui et non. Oui, car BHL défend des idées auxquelles, pour une part, on peut souscrire. Et en dépit des critiques, innombrables, qu’on peut lui faire, il a, malgré tout, une qualité dont la gauche française devrait s’inspirer : il a toujours su penser à l’échelle du monde, voyager sans cesse, se confronter au monde comme il va. Ce n’est pas la moindre de ses qualités.

Mais le problème de Ce grand cadavre à la renverse, c’est qu’il fait de la gauche un roman (comme il l’écrit d’ailleurs, p. 39). BHL, qui essaye depuis trente ans, de manière intermittente, de reconstruire la gauche, signe aujourd’hui le énième tome de son roman personnel. Or, justement, la gauche doit sortir de ce genre de roman, elle doit en finir avec la fiction, l’idéologie, les images, pour s’intéresser aux réalités. Nous avons besoin non plus d’une gauche incantatoire, d’une gauche de grands concepts vagues et d’idées généreuses jamais appliquées, mais d’une gauche en prise avec le réel, qui fonctionne en temps réel, une gauche de la « nonfiction ». On a besoin d'un renouvellement générationnel non seulement en ce qui concerne la vie politique, mais également la vie intellectuelle ; la refondation ne viendra pas de ceux qui essayaient déjà de refonder la gauche en 1977. Et le plus révélateur dans le livre de BHL, c’est qu’il passe sous silence des pans entiers du travail actuel de refondation de la gauche, depuis le travail de « nouvelle critique sociale » façon République des Idées, jusqu’à l’analyse de la mondialisation que font bien des think tanks, ou encore tout le travail sur les minorités et les communautés, réalisé dans de nombreuses associations.

Notre philosophe n’en a cure. Il ne semble avoir lu aucun des livres qui essayent, concrètement, aujourd’hui, de refonder une gauche réelle, débarbouillée de son folklore. Tout entier préoccupé par sa propre histoire, il livre un témoignage de compagnonnage avec la gauche, sur trois décennies, intéressant mais vain, brillant mais contre-productif, et nous propose, pour finir, de fêter avec lui, trente ans après, la parution de son livre La Barbarie à visage humain. On peut le regretter et, une nouvelle fois, le moquer pour cela, mais bon joueur, finir par lui dire : bon anniversaire Bernard-Henri Lévy.




* A lire aussi sur nonfiction.fr : en revue de presse, Bernard-Henri Lévy réplique dans Newsweek à la ministre de l’économie qui a reproché aux Français de trop penser (ici).

* A lire aussi sur nonfiction.fr : la présentation des ouvrages des personnalités de gauche parus depuis la rentrée (ici)

* CORRECTIONS : Cette article a fait l'objet le 12 octobre de corrections de style mineures et de certaines corrections de fonds relatives à la collaboration de BHL à la rédaction du livre à venir de Ségolène Royal. Mais les informations contenues dans la précédente version de cet article ont été maintenues et confirmées.



rédacteur : Frédéric MARTEL, Directeur rédaction de nonfiction.fr

Notes :
1 - Ariane Chemin, « Ségolène, la seconde jeunesse de Chevènement », Le Monde, 15 mars 2007
Titre du livre : Ce grand cadavre à la renverse
Auteur : Bernard-Henri Lévy
Éditeur : Grasset