Du féminisme dans le porno ?
[samedi 01 août 2015 - 13:00]
Société
Couverture ouvrage
Cultures pornographiques : Anthologie des porn studies
Éditeur : Amsterdam
320 pages
Textes fondateurs et principales problématiques des porn studies – où le porno et son évolution sont recontextualisés dans une perspective féministe.

Plus qu’une anthologie, cet ouvrage pourrait presque prétendre être un recueil de textes fondateurs des porn studies. Il faut dire que la discipline est récente : on peut situer les premiers débats théoriques dans les années 1980, impulsés par les sex wars (qui divisèrent les féministes au sujet de l’objectification des femmes dans la pornographie ou la prostitution), mais également au croisement des culture wars. Les principales problématiques de tout un champ de recherche sont abordées dans ce recueil, offrant un panel représentatif de la discipline. Souvent réduit à l’objectification ou à la violence qui s’y exerce à l’encontre du corps féminin, le film pornographique est ici saisi comme objet culturel à part entière et devient donc un objet d’étude.

La discipline s’y appréhende elle-même en tant que domaine récent et intègre ses difficultés ou limites supposées au sein même de son discours. Comment adopter un discours universitaire sur un genre considéré comme des plus vulgaires ? Comment intellectualiser une forme où les sensations physiques devraient primer ? Que cachent ces questionnements, ces cloisonnements sur ce qui serait censé être « bas » ou plus « noble » et que cela nous dit-il des rapports de domination qui seront représentés au sein même des films en termes de pratiques acceptables ou non, de rapports de classe, de race ou de genre ?

Face à cette discipline qui se questionne elle-même, d’autres questions s’intègrent, interrogeant aussi les modes de discours universitaire. Que faire de cette difficulté de parler de façon objective, universitaire et critique sur un objet de « plaisir », où les sensations viendront, sans doute plus qu’ailleurs, guider notre intellect ? Les discours sur le désir, sur le plaisir sexuel, viennent élargir le débat sur la place de nos émotions dans nos réflexions : « mettre l’accent sur le plaisir peut aisément conduire à donner une image de la pornographie comme systématiquement gratifiante et excitante. Or le porno peut tout autant dégoûter, émoustiller, amuser, ennuyer ou encore aliéner ses spectatrices et spectateurs. Ces sentiments et sensations peuvent coexister, se mêler, voire devenir difficilement dissociables, et changer dans le temps et l’espace au fil des rencontres avec la pornographie. A l’encontre de ce que les théories classiques de l’émotion peuvent affirmer, les sentiments défient toute catégorisation claire et définitive. […] Simples et directes en apparence, les réactions viscérales peuvent être d’une inquiétante complexité, ouvertes à de multiples interprétations et médiations. Il faut donc s’armer de précaution : elles constituent un socle hautement instable pour la production de connaissances sur la pornographie »1.

Comment gérer le plaisir ressenti face à une mise en scène qui va à l’encontre de nos principes féministes ? Peut-on se permettre de refuser la sensation par risque de perdre son objectivité de chercheur lorsque l’on étudie une forme dont elle est justement le but, ou l’utiliser pour mieux s’interroger sur les fondements de nos désirs, sur les implications sociales de ce qui nous excite, ce qui nous dégoûte voire ce qui nous fait honte ? Cette intégration des sensations du chercheur peut aussi proposer une nouvelle approche des discours universitaires. Ici le discours ne se veut pas particulièrement pro-sexe, au contraire, il entend encore une fois sortir de ce type de cloisonnement, du « pour » ou du « contre », ni glorification ni diabolisation : ce n’est pas l’existence de la pornographie qui est questionnée mais les films en tant qu’objets qui sont analysés, en tant que formes émergentes au sein d’un contexte socio-politique donné.

Le champ d’étude ne se dissocie pas du cinéma ou du rapport à l’image. On est en plein dans le culte du visible, du plaisir visuel, à la frontière du fétichisme. Par l’image, cherche-t-on toujours une faille dans le jeu d’acteur, ce moment où le corps viendrait révéler ce que les conventions, toujours l’empêchent d’exprimer ? Arrêts sur image, gros plans, défilements d’images au ralenti, voilà des apanages du cinéma qui sont comme cristallisées par la pornographie à travers son objet : la nudité, des corps comme des actes, le censuré rendu visible. Le corps de la femme, le mystère de l’endroit « difficilement situable » de sa jouissance y prennent bien sûr une place particulière. Que cherche-t-on à saisir de nos désirs en représentant des rapports sexuels, en expérimentant leur mise en scène, et surtout, en les partageant ?

Alors que certaines pratiques sont constamment reléguées à la censure sociale, internet permet de réunir des adeptes, de créer des communautés. Le partage des contenus permet alors aussi d’estomper les frontières entre une « norme » et ses déviances. Le regard se réoriente vers l’ob-scène, vers ce qui est d’ordinaire exclu de la scène, relégué hors de la vue. Et il ne s’agit pas du sexe, qui pour le coup est omniprésent, surmédiatisé, mais bien de la façon dont il sera représenté. De la gérontophilie à l’obésité, « les transgressions de la pornographie sont avant tout esthétique. La pornographie nous confronte à des corps qui nous répugnent – les corps gras, par exemple, dans une culture obsédée par la minceur – et nous déstabilisent – le travestissement, par exemple, dans une culture obsédée par le maintien à tout prix de la binarité de genre. […] Cela permet de comprendre pourquoi la pornographie tend à importuner et contrarier les dominants. Les visions de chair antédiluvienne et les personnages tels que « Mamie libertine » vont à l’encontre de tout ce que la culture grand public affirme au sujet du sexe et de l’esthétique sexuelle »2.

S’éloigner de la culture grand public ou d’une vision « dominante » ne signifie pas nécessairement changer de point de vue, de point de référence du plaisir, et la pornographie semble néanmoins rester essentiellement androcentrée. En 1975, Laura Mulvey développait le concept de « Male gaze » en remarquant que les films étaient filmés de façon à ce que l’on puisse s’identifier et voir la scène à travers les yeux des protagonistes masculins3. Cela exclut-il les femmes, qui après tout peuvent aussi s’identifier à un personnage masculin ? Et que nous dit ce type de mise en scène en termes de représentation des féminités et masculinités ? Sont-elles alors réduites à un rôle de passif/actif ou de donneur et receveur du plaisir ?

Cet androcentrisme semblerait alors en partie au moins lié à l’enjeu « visuel » du film pornographique. Tandis que dans le règne du visuel, la présence de sperme, la représentation de l’éjaculation viennent « prouver » qu’un orgasme a eu lieu, la représentation de l’orgasme féminin pose problème, et sera davantage représenté à travers le visage extatique de la femme recouvert encore une fois de cette « preuve » irréfutable qu’est le sperme.

Si des pornographies « féminines » et lesbiennes semblent bien émerger ces dernières années, elles restent minoritaires mais viennent néanmoins réinventer les enjeux d’une représentation sexuelle. L’usage du gode par exemple vient redéfinir la notion de phallus : « la fonction même du gode est de donner du plaisir et non d’en recevoir. Contrairement à son "équivalent" mâle, le gode n’éjacule pas, ne débande pas, peut-être de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de toutes les formes mêmes. Et, surtout, le gode est détachable. […] On peut également préciser que, dans ce cas, la lesbienne, une fois revêtu son gode-ceinture, a plus de capacité d’agir sexuelle que l’homme avec ses éjaculations précoces. Ce qui m’amène à suggérer que le propre du phallus lacanien n’est pas la pénétration, mais bien l’éjaculation, cela donnant un tout nouveau sens au mot manque : on pourrait à ce titre avancer qu’il n’y a pas de manque dans la sexualité lesbienne, et que le vrai manque est dans la théorie psychanalytique lacanienne, qui souffrirait pour ainsi dire d’éjaculation précoce »4. Outre son style direct et ses touches d’humour, l’article de Heather Butler, « Que dit-on d’une lesbienne aux doigts longs ? » est tout à fait passionnant et se concentre sur les relations butch/fem et l’usage, avec ou sans gode, de la pénétration entre femmes. L’émergence de « vrais » pornos lesbiens et la redistribution du phallus vient ainsi réinventer le genre et son déroulement habituel : « dans les films représentant une sexualité avec gode, l’orgasme a peu d’importance […]. Le plaisir représenté acquiert une forme d’authenticité à travers l’expérience mutuelle de communication. Il s’agit surtout de donner à voir une palette de manifestations du désir et de la sexualité des gouines, ainsi que de suggérer l’existence d’un espace gouine authentique en dehors de la diégèse du film »5. L’article développe également des représentations de femmes sodomisant leurs partenaires masculins. A partir du moment où l’on intègre que le phallus n’est plus le propre de l’homme, la femme ne semble plus réduite au rang de réceptacle et un déplacement peut s’opérer : « comme ses homologues lesbiens, le film préfère à la fétichisation des corps féminins caractéristiques de la pornographie hétérosexuelle la fétichisation des jouets sexuels »6. L’investissement de la pornographie par des minorités sexuelles permet de mettre l’accent, non plus sur la jouissance, mais sur des pratiques.

Si la pornographie peut servir de terrain d’analyse, au croisement des études de genre, des masculinités et féminisés, elle est avant tout envisagée comme un genre filmique à part entière, et donc étudiée comme tel. Quel public, quelle réception ? Quels modes de production, quelle diffusion, quel rapport à la censure ? Quelle évolution, avec l’avènement d’internet et des plateformes de partage ? L’avantage de cet ouvrage, en forme de recueil, est d’aborder chacun de ces points et surtout, en réunissant différents auteurs, d’élargir les points de vue.



rédacteur : Camille CORNU
Illustration : "Cinta y ligas" via Wikimedia CC

Notes :
1 - Susanna Paasonen, « Etranges promiscuité. Pornographie, affects et lecture féministe », Ibid, p. 79.
2 - Laura Kipnis, « Comment se saisir de la pornographie ? », dans : Cultures pornographiques, dir. Florian Vörös, éditions Amsterdam, Paris 2015, p. 31.
3 - Laura Mulvey, (1975), « Plaisir Visuel et cinéma narratif » in Screen vol 16 n°3, automne 1975, publié dans CinémAction n°67, 1993 pour la traduction française.
4 - Heather Butler, « Que dit-on d’une lesbienne aux doigts longs ? », dans : Cultures pornographiques, dir. Florian Vörös, éditions Amsterdam, Paris 2015, p. 182 et 184.
5 - p.187.
6 - p.191.
Titre du livre : Cultures pornographiques : Anthologie des porn studies
Auteur : Florian Vörös
Éditeur : Amsterdam
Date de publication : 20/05/15
N° ISBN : 978-2354801434