L’exil de Barbara Cassin
[jeudi 25 juin 2015 - 10:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
La nostalgie : Quand donc est-on chez soi ?
Éditeur : Autrement
147 pages
A travers des récits d’exilés, refusant l’identité fondée sur le sol ou la reconnaissance, Barbara Cassin montre que seule la langue est notre « propre lieu ».

« Depuis leur tout jeune âge, exercés à amasser, à acquérir, ils ne peuvent voir un objet sans le planter immédiatement chez eux, et cela se fait machinalement »

Henri Michaux, Mes propriétés, 1929.

 

L’arbre s’il le pouvait, aimerait ne pas avoir de racines. « Une patrie comme une langue, ça n’appartient pas »1. Voilà la thèse de Barbara Cassin, ce refus de l’appropriation, de la propriété, du propre pas très éloigné de l’amour-propre, refus de construire une identité à partir du sol qui immobilise, semblable en cela à l’amour, refus de définir l’exil par l’abandon d’un pays, d’une culture, d’un système politique. En rester à cette conception du propre à soi, c’est s’opposer à l’étranger, le « barbare », du fait de la « fixion » (terme qu’elle reprend à Lacan), fiction – fixation. La nostalgie, mot suisse, relevant du lexique médical, est le résultat d’un enracinement et du déracinement. Ainsi se définit-elle comme maladie du propriétaire, celui qui fonde son identité sur ses racines, qu’il appelle faussement « origines ». C’est une toute autre approche de la nostalgie que cherche Barbara Cassin, une nostalgie libérée de toutes les appartenances.

C’est à partir de son vécu intime, que commence sa réflexion sur la Nostalgie. En Corse elle a sa maison, ses souvenirs, la tour où Sénèque écrivit, paraît-il, le De Consolatione, lors de son exil. Elle n’a pas ses origines en Corse. Elle n’a d’ailleurs pas d’origine la renvoyant à une appartenance terrienne, sa famille ne lui ayant légué aucune propriété qui pourrait la fixer quelque part. Le choix d’une île pour y construire sa maison, c’est le choix d’un lieu délimité, dont l’œil saisit d’un seul regard la structure organisée, semblable en cela au cosmos des grecs, où tout est « ordre et beauté ». L’île a une identité qui invite au départ et au retour. Barbara Cassin y fait figure d’« hospitée », c’est-à-dire qu’elle y est accueillie mais n’est qu’une étrangère même si la Corse appartient à la France. Elle est chez elle dans un statut d’étranger, celui qui inquiète. En latin, hostis désigne aussi l’ennemi, celui dont il faut se méfier. Pourquoi ce long préambule de Barbara Cassin ? Peut-être parce qu’il présente la nostalgie et l’exil d’abord comme une expérience personnelle, la sienne. Cette intimité on la retrouvera dans ses références : Ulysse, Enée, Hannah Arendt. On la retrouve aussi dans son parti-pris stylistique : un récit, le sien, redoublé par les récits de ces exilés. L’exil, comme le montre ce livre, c’est le cheminement de la parole ou de l’écrit. Le langage est retrouvaille avec soi, hors de chez soi. Comme elle l’écrit, Sénèque écrivit le De Consolatione. Elle écrit La Nostalgie, son Consolatione à elle.

Dès qu’apparaît le souci de fixer un chez-soi, une identité, se pose comme pour Ulysse avec Pénélope ou encore son chien, ou le porcher, la nécessité de la reconnaissance par l’autre. La terre est lieu de conflits, de méfiance. C’est en échappant au « lieu-propre » que surgit la liberté et le dialogue.

L’exil ou l’assignation d’identité, les fuites d’Ulysse

C’est la politique qui nous assigne à résidence, ici celle de l’identité, cet étant parménidien qui est tout autant une fiction qu’une « fixion » au sens lacanien, c’est-à-dire une fixation, un enracinement. Les institutions politiques nous imposent une carte d’identité, un passeport pour nous déplacer, marquant nos déplacements du sceau de la trace. Au Cyclope, l’interrogeant sur son nom, Ulysse répondra « personne » jouant sur la proximité « outis » –  personne/ « metis » – ruse. Ulysse est un voyageur qui n’a pas d’identité. Il faut ruser avec les autorités qui disposent de la force. Aux sirènes qui lui hurlent dans les oreilles qui il est, il répond en s’attachant au mât du bateau. L’identité lie, attache, emprisonne. Quand il lui faudra repartir avec sa « pelle à grain sur ta brillante épaule », pour trouver un lieu sans la présence de la mer, où enfin il pourra se reposer réconcilié avec Poséidon, c’est en quête de soi qu’il part. En effet, lorsqu’un paysan lui demandera ce que c’est que cet outil qu’il ne connaît pas, alors l’altérité fera surgir l’identité. Quand il a retrouvé son pays, sa terre, sa patrie, qu’il est resté trois jours avec Pénélope, il est reparti. L’amour immobilise, comme le lit d’Ulysse enraciné dans le sol, où il rejoint Pénélope. L’amour de Nausicaa est aussi force d’immobilité. Lisons aussi l’amour de la Patrie. C’est pourquoi Hannah Arendt se refusera à aimer le peuple allemand ou encore le peuple juif. L’amour retient.

Le retour vers l’indéterminé

Pénélope tisse le jour pour détisser la nuit. Elle est le principe du même soumis à l’intrusion du recommencement cependant fermé sur lui. Il y a deux façons en allemand de dire le retour au pays : Heimweh, ou le désir de retour vers le pays natal, un retour fermé sur soi, qui est départ pour revenir au même point, et Sehnsucht, qui est au contraire un retour ouvert vers un indéterminé, au sens lacanien de l’introuvable et omniprésent « objet a », cause du désir.

Enée au contraire porte sa patrie sur le dos. Il est sans espoir de retour. Son errance ce sera le retour à la fondation. Un futur écrit au futur antérieur. Fonder autre chose qu’une seconde Troie, de même qu’il faut écrire autre chose que l’Iliade et l’Odyssée. C’est une tâche politique que la sienne. Retour vers un indéterminé, une origine sans racines. Voilà pourquoi il porte la patrie et que celle-ci n’a pas de racines. Il va donc mettre en place un sol, ce qu’il porte, pour une langue réalisant les propos de Jupiter à Junon : « je les rendrai tous latins par leur bouche une »2. Il y a un enjeu fondamental du langage pour le politique. Le politique enracine la langue dans le peuple. Junon gagne : on ne parlera plus grec. Enée parlera latin, exilé de sa langue maternelle, le grec. Ainsi se fonde l’identité politique. Cependant le droit romain permet deux patries : « celle de nature, du lieu de sa naissance, et celle, de droit, que lui confère la civitas »3. Demeurent alors deux langues, une culturelle, inoubliable, et l’autre impériale. Les autres sont qualifiées d’« idiotes », c’est-à-dire, barbares, étrangères. Enée portait son père Anchise manifestant ainsi son non-enracinement dans la patrie. Par l’institution d’une langue unique, enracinée dans un peuple, c’est la mise à l’écart de la langue maternelle. « L’exil dénaturalise la langue maternelle »4, attendant une nouvelle « naturalisation ». Enée est exilé chez lui. Pas besoin de partir pour vivre la nostalgie, le mal du pays.

L’exil d’Hannah Arendt ou la langue maternelle comme lieu propre.

La langue maternelle est poésie c’est-à-dire « faire ». Chaque locuteur est un auteur dans sa langue et de sa langue rajoute Barbara Cassin5. De celle-ci on ne peut s’exiler. C’est une des raisons qui explique le ton non-universitaire de Barbara Cassin, et sa prise de distance avec la philosophie. Hannah Arendt, de la même façon s’en tiendra dans la marge se qualifiant de penseur politique. On pense dans sa langue maternelle qui ouvre sur un espace indéterminé et non clos. C’est la langue qui pense, pas l’inverse. Arendt écrit : « Ce pour quoi la langue ne dispose pas d’un mot échappe à la pensée »6. La langue crée. Mais quand elle se met à répéter des « clichés » comme Eichmann confessant qu’il « aimerait tant faire la paix avec ses anciens ennemis »7, alors de maternelle la langue se transforme en propagande8. Pas besoin de sa propre langue pour être dans le cliché, la langue qui nous est étrangère nous y conduit. D’où l’attachement d’Arendt à sa langue. De son exil aux Etats Unis, Arendt retient d’abord la séparation avec la langue allemande. Elle a vécu l’assignation à l’identité juive. Mais elle se refusera à essentialiser cette identité. Pour elle ce n’est qu’un prédicat. Ainsi elle est née juive, elle est née femme. Elle ne peut nier ces prédicats. Ce serait d’ailleurs absurde qu’elle se dise homme. Gershom Sholem lui reprochera son refus d’aimer le peuple juif. Nous appartenons à des groupes précisera-t-elle. L’amitié et l’amour ne s’appliquent pas au groupe politique. D’où la brutalité de ses propos : « tous ces antifascistes juifs et non juifs qui croient faire quelque chose en faveur des Juifs en prétendant qu’ils n’existent pas »9. C’est en dehors de la Nation mais aussi du cosmopolitisme qu’elle se tient…Sa seule véritable essence, si essence il y a, c’est la philosophie.

Cette dissociation de la langue et du peuple, Barbara Cassin y adhère. On ne peut pas non plus jeter une langue ; « toute langue est hors sol, exilée, et non seulement exilée mais parlée en exil »10. C’est la langue qu’il faut dénaturaliser pour qu’elle reste maternelle. Dénaturaliser c’est refuser de posséder la langue comme on possède une terre.

Le tremblement du monde

Mais parler plusieurs langues nous ouvre à diverses intimités et surtout, comme l’expérimente Hannah Arendt, mais aussi Barbara Cassin, l’acte de traduire, renvoie au tremblement du monde c’est-à-dire à l’équivocité fondamentale de son sens. La langue en produisant l’équivocité du sens entraîne dans le sillage de ce tremblement le monde. Le mot fait alors chanceler la communauté sûre d’elle-même dans sa clôture. Le monde où on veut vivre ensemble est un point d’arrivée, un principe régulateur. Il n’existe pas a priori. L’erreur des discours sur l’identité, la Nation, on pourrait rajouter la laïcité, c’est lorsque ces mots se donnent comme principes et points de départ. Ils perdent alors le mouvement incertain de la quête du sens.

Nous ne sommes pas enracinés, nous sommes des voyageurs, des exilés.

Ecoutons Sénèque : « Tel est l'arrêt du destin : il n'est rien dont la fortune soit irrévocablement fixée. » 11.

 

A lire également sur nonfiction.fr :

 

- Notre dossier « La Nation dans tous ses États »

 



rédacteur : Maryse EMEL
Illustration : Wikimedia CC Ulysse

Notes :
1 - p.12
2 - p.79
3 - p.80
4 - p.85
5 - p.96
6 - p.100
7 - p.998
8 - p.99
9 - p.91
10 - p.114
11 - Consolation à ma mère Helvia, disponible ici
Titre du livre : La nostalgie : Quand donc est-on chez soi ?
Auteur : Barbara Cassin
Éditeur : Autrement
Collection : Les Grands Mots
Date de publication : 22/03/13
N° ISBN : 978-2746734104