La danse, un pas de côté pour penser le réel
[mercredi 20 mai 2015 - 17:00]
Arts visuels
Couverture ouvrage
Esthétique de la danse. Le danseur, le réel et l'expression
Éditeur : Presses universitaires de Rennes (PUR)
320 pages
Une analyse la danse comme « l'art d'unifier le corps et l'esprit, de concilier l'intention et l'action, et d'intégrer l'espace et le temps. »

Esthétique de la danse, le danseur, le réel et l'expression est le second livre de Julia Beauquel publié aux Presses Universitaires de Rennes. L'auteur a précédemment dirigé avec Roger Pouivet Philosophie de la danse, un ouvrage collectif qui prend le contre-pied de l'indifférence des philosophes à l'égard de la danse en considérant cet art comme un objet philosophique digne d'intérêt. La philosophie de la danse est une discipline assez récente 1 qui cherche à montrer dans un même mouvement comment les concepts philosophiques aident à penser la danse et ce que la danse fait à la philosophie. La pratique de la danse soulève, en effet, des considérations philosophiques sur les affinités entre « la pensée en mouvement » et le « mouvement de la pensée » (Mathilde Monnier et Jean-Luc Nancy, Allitérations) et légitiment la construction d'un discours adéquat sur la danse.

La danse au-delà de l’expression

Docteur en philosophie et danseuse, membre associé des Archives Henri Poincaré (CNRS/Université de Lorraine), Julia Beauquel présente dans Esthétique de la danse les recherches issues de sa thèse. Suivant une approche analytique, elle poursuit sa réflexion pour penser la danse à partir de concepts et s’attarde plus précisément sur le thème de l'expression dansée. Thème plus complexe qu'il n'y paraît puisque, pour l'auteur, la définition usuelle de ce terme prive le spectateur d'une compréhension de cet art. L'expression comme faux-ami de la danse ? Il est vrai que, traditionnellement, on qualifie la danse d'expression corporelle, on entend les spectateurs se demander ce que le chorégraphe ou le danseur ont bien voulu dire ou alors qu'ils ont été très sensibles à ce que telle ou telle danse exprimait.

Le pari de Julia Beauquel est de faire sortir la danse du champ des passions et de l'appréciation subjective pour en démontrer la rationalité. En ligne de mire : la conception dualiste héritée de Platon distinguant le monde intelligible du monde sensible, autrement dit l'esprit du corps. L'auteur remet ainsi en cause la pensée commune d'une expression dansée considérée comme impénétrable, obscure et insaisissable, hors de toute compréhension possible du spectateur au-delà de sa simple opinion. Elle rejette donc l'idée d'une expression dansée ne valant essentiellement que pour la performance physique, la virtuosité ou la beauté. Julia Beauquel s'emploie à montrer que la danse, en tant qu'art, peut être étudiée selon des principes d'objectivité intellectuelle. Elle définit l'expression non pas selon une vision romantique qui l'envisage comme la traduction d'états profonds (mentaux et psychologiques), un mouvement de soi vers l'extérieur, mais dans une perspective réaliste qui la désigne comme « la ou les manière(s) dont les danseurs et chorégraphes transmettent certains contenus à des spectateurs », « dont les propriétés physiques, expressives, émotionnelles, contextuelles, cognitives, esthétiques et signifiantes s'articulent » (p.20) .

« Exprimer ne consisterait pas alors à extérioriser un contenu subjectif mais plutôt à ordonner et composer des gestes de manière significative » (p.20). Dans sa démarche, elle préfère Aristote à Platon pour ses développements sur la connaissance pratique et s'inscrit dans la filiation de chercheurs contemporains tels que Nelson Goodman 2, Ronald de Sousa 3, Graham McFee 4 et G.E.M. Anscombe 5. Si la danse est entendue ici dans son sens esthétique, il est important de préciser que l'étude de la danse contemporaine fournit la majorité des exemples et des références, notamment à des chorégraphes-interprètes tels que Merce Cunningham, Steve Paxton ou Anne Teresa de Keersmaeker.

Il faut reconnaître au livre une vraie volonté de clarté dans le style. Le sommaire détaillé rend compte précisément des articulations de la pensée de l'auteur. La démonstration se développe en deux principaux mouvements.

La danse comme art

La première partie présente un cadre théorique pour engager une réflexion philosophique sur la danse en tant qu'art, autrement dit pour savoir de quoi on parle. Elle pose la question de la danse sous son aspect définitionnel et ontologique, se demandant si l'expressivité des mouvements doit en constituer un critère. L'auteur mène ici un travail de qualité exposant les différentes théories avec leurs enjeux, leurs apports et leurs limites concernant la compréhension de la danse. Le lecteur croise ainsi les termes d'essentialisme, d'anti-essentialisme, de contextualisme, de théorie disjonctive, de fonctionnalisme ou encore de réalisme esthétique. Habilement, l'auteur amène le lecteur à s'interroger sur sa propre conception de la danse et à se demander ce qui fait (la) danse : une expressivité comprise comme l'intensité des qualités gestuelles, relevant d'une perception immédiate et sensible ; un spectacle qui raconte de manière quasi-figurative ; une grammaire de mouvements dont on admire l'exécution pour la technicité ; une chorégraphie dont l'enchaînement de mouvements, ordinaires ou non, s'affirme par le contexte... Ou encore pose-t-elle les questions suivantes : la danse se caractérise-t-elle par des propriétés intrinsèques ou extrinsèques ? Comment penser l'identité numérique de cet art multiple qui existe en tant qu'oeuvre à chaque instanciation ?

Des tableaux synthétisant les points d'étape du raisonnement scandent les chapitres de cette première partie. A noter que cette mise au point sur les différents courants de pensée, pour claire qu'elle soit, peut par sa densité perdre les plus novices.

La démonstration de Julia Beauquel emprunte à la danse un certain jeu de jambes : entre appuis et contre-pieds, elle trace le cheminement d'une pensée qui se distingue brillamment. Tout d'abord, la philosophe laisse de côté le questionnement essentialiste pour se tourner vers une analyse des modes de fonctionnement de la danse, autrement dit elle cesse de se demander : qu'est-ce que la danse ? Pour préférer la question plus goodmanienne : quand y a-t-il danse ? Ensuite, elle marque son refus des antinomies philosophiques traditionnelles (corps/esprit, rationalité/irrationalité, extériorité/intériorité, objectivité/subjectivité...) et des raisonnements exclusifs qu'elle juge non pertinents pour analyser la danse parce qu'ils échouent à en saisir les caractéristiques spécifiques. Elle défend l'idée de compatibilité des concepts : union du corps et l'esprit, conciliation de l'action et de l'intention, relation étroite entre la liberté et la contrainte.

Enfin, elle distingue la danse comme un art relationnel, une « manière de matérialiser l'espace » (p.123). Dans une perspective réaliste, l'auteur considère que le monde nous précède. La filiation avec la conception de l'espace de Henri Poincaré est à ce titre des plus intéressantes. Pour le philosophe mathématicien et physicien, la genèse de l'espace est une perception relationnelle dont le corps constitue le « premier instrument de mesure » (p.126) : « notre sens de l'espace est une sorte de force inconsciente connue par les mouvements qu'elle provoque » 6. Autrement dit, c'est par la mise en relation des objets qui nous entourent grâce à nos déplacements et à nos mouvements que notre perception de l'espace s'élabore.

Une pensée dans l’écart

La seconde partie traite des questions spécifiques liées à l'expression sous l'angle des concepts suivants : mouvement, émotion et expressivité ; intention, action et signification ; l'expressivité entre déterminisme et liberté. Au-delà d'une réflexion dichotomique qui oppose les contraires, la danse pense dans l'écart.

Parmi les concepts revisités, deux exemples. D'abord l'intention. Julia Beauquel montre de quelle manière analyser la danse nécessite de sortir d'un schéma linéaire de pensée qui désigne l'intention comme une volonté préalable. Dans sa pratique et son exécution, la danse manifeste la rupture du lien logique causal et unique entre l'idée et l'action, et propose une autre théorie de l'action. La description de l'action passe par une compréhension de l'intention qui est elle-même la compréhension des différentes étapes de l'action. L'émotion est alors « une mise en mouvement, une réponse animée à des propriétés environnantes » (p.29).

Ensuite, l'expressivité. La tendance usuelle serait d'aller chercher le sens de la danse en rattachant les mouvements à des intentions préalables. Pour Julia Beauquel, le sens est dans les mouvements qui signifient en eux-mêmes, selon la manière dont ils sont effectués et reliés entre eux. Comprendre l'expression dansée consiste moins à chercher ce que le chorégraphe et le danseur ont voulu dire qu'à attarder son attention sur les mouvements pour percevoir comment ils signifient.

Le corps, par ses mouvements, est une façon d'entrer dans le réel. Un des grands mérites du livre est de nous montrer en quoi la danse concerne directement la réalité par les concepts qu'elle engage. Le danseur, dans la pratique de son art, est ainsi d’autant plus traversé par des problèmes philosophiques qu'il les incarne différemment. Julia Beauquel nous amène à penser quel rapport au réel la danse met en jeu. Cette dernière incarne une réalité relationnelle : les relations spatio¬temporelles du corps avec les objets. La rationalité de la danse tient à sa capacité à saisir les aspects multiples du réel et à réagir de façon appropriée aux propriétés extérieures. La réalité de la danse est ce rapport particulier avec le réel, la manière dont les êtres entrent en relation avec ce qui les entoure. Parce qu'il exemplifie les spécificités de l'action, le mouvement dansé nous en apprend sur la nature humaine, sa complexité physique et rationnelle, sur cette liberté et cette rationalité qui font les êtres humains. L'auteur démontre ainsi la puissance cognitive de la danse.

Julia Beauquel défend l'idée d'une compréhension possible de la danse par sa pratique mais aussi et surtout par une éducation artistique qui passe par l'attention portée aux mouvements dans leurs manières d'être.



rédacteur : Natacha MARGOTTEAU
Illustration : La petite danseuse de quatorze ans, par Edgar Degas, 1879-1881, Musée d'Orsay / CC Wikimedia Commons

Notes :
1 - On peut citer à cet égard le centre de recherches et d'études en danse de Paris 8 Vincennes-Saint Denis, réputé aussi dans cette discipline
2 - Nelson Goodman a inspiré l'auteur dans ses travaux sur le fonctionnement de la danse (Langages de l'art, Hachette 2005, Manières de faire des mondes, Editions Jacqueline Chambon 1992, L'art en théorie et en action, L'Eclat 1996)
3 - Démonstration marquée par les recherches de Ronald de Sousa sur l'invalidité des dichotomies (The Rationality of Emotion, MIT Press, 1987)
4 - Understanding Dance, Routledge 1992 et Dance, Education and Philosophy, Meyer and Meyer Sport 1999
5 - G.E.M Anscombe pour son ouvrage L'intention, Gallimard, NRF, 2002.
6 - p.127, citation des Dernières pensées, 1913, p.37
Titre du livre : Esthétique de la danse. Le danseur, le réel et l'expression
Auteur : Julia Beauquel
Éditeur : Presses universitaires de Rennes (PUR)
Collection : Aesthetica
Date de publication : 08/01/15
N° ISBN : 2753535299